samedi 17 avril 2010

L'affaire Mortara : deux opinions contradictoires (1858)

Edgardo Mortara (1851-1940) à droite, et sa mère (assise), dans les années 1880.



« Plusieurs journaux se sont livrés à une vive polémique au sujet de la séquestration d'un enfant israélite de Bologne ; dans un pays comme la France, où la liberté de conscience est un principe d'ordre public et social, une mesure aussi grave devait nécessairement soulever une réprobation générale, et, ilfaut le dire, parfaitement légitime.

Nous n'examinons pas quel jugement on en peut porter au point de vue des doctrines exclusives de l'Église, mais nous n'hésitons pas à affirmer que la religion ne peut rien gagner à violenter des sentiments non moins puissants que la foi la plus sincère. Nous croyons savoir que le gouvernement français a profondément regretté la conduite tenue par la cour de Rome dans cette affaire, et, si nous sommes bien informés, l'ambassadeur de l'Empereur aurait, dès le premier moment, employé tous ses efforts pour éclairer le Saint-Siège et lui représenter comment l'opinion, en France, ne manquerait pas d'envisager un acte qui est de nature à blesser les plus saintes affections. Nous sommes certains que M. le duc de Gramont n'aura pas manqué de signaler au Saint-Père tout le préjudice qui pouvait résulter, pour les véritables intérêts de la religion, d'une atteinte aussi manifeste, portée, au nom de l'Église et par ses ministres, aux droits du père de famille comme aux liens qui l'unissent a son enfant.

C'est qu'en effet, du moment où la religion accepte pour auxiliaires des subterfuges occultes ou les violences, elle porte le trouble dans les consciences et compromet sa dignité. L'Église, pour rester fidèle à sa mission, doit, la première, enseigner le respect de la puissance paternelle; en pareille matière, la religion ne saurait avoir d'autres règles que celles de la nature, et on les a méconnues doublement en maintenant la conversion d'un enfant mineur, incapable de faire acte de discernement, et en le séparant de sa famille.

Telle est la doctrine que nos consuls en Orient ont eu si souvent l'occasion d'invoquer, pour soustraire de jeunes chrétiens au fanatisme des musulmans, qui, sous les prétextes les plus futiles, abusant du pouvoir dont ils disposent, enlèvent ces enfants à leurs familles, en prétendant qu'ils ont embrassé l'islamisme ; le gouvernement ottoman, il faut en convenir, ne s'est pas toujours refusé à interposer son autorité pour réprimer de pareils écarts. Or, nous ne saurions approuver, en pleine chrétienté, ce que nous réprouvons en Turquie.

Nous avons eu trop souvent occasion de rendre hommage à la noblesse et à l'élévation des sentiments éclairés et paternels de Pie IX, pour ne pas être certain qu'il ressent amèrement les tristes effets de cet aveugle zèle. On assure qu'il n'a caché ni ses regrets ni sa tristesse, dès qu'il a pu apprécier les circonstances qui ont accompagné la conversion du jeune Mortara. II a reçu avec une extrême bonté le père de cet enfant, et il a voulu que le fils put être visité par ses parents toutes les fois qu'ils en témoigneraient le désir. Nous voudrions apprendre que sa Sainteté a pu faire davantage et que l'enfant a été rendu à sa famille.

Le gouvernement français n'aura, du moins, négligé aucun effort pour déterminer le Saint-Siège à donner à l'opinion publique la satisfaction que, de toutes parts, elle réclame. Mais il paraîtrait que l'autorité du Pape se trouve impuissante pour invalider un fait religieux que l'Église a, de tout temps, considéré comme appartenant exclusivement au domaine spirituel, et qui ne saurait dès lors relever de la volonté personnelle du chef de l'Église. [...]

Am. Renée [rédacteur en chef du Constitutionnel]. »


Le Constitutionnel, 43e année, n° 290, dimanche 17 octobre 1858,


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« Ce que c'est que le baptême (23 octobre 1858)

L'un des indices les plus frappants de l'envahissement du naturalisme chez nous est, sans aucun doute, l'impression d'étonnement, pour ne rien dire de plus, que produit ça et là l'affaire du juif Mortara. Il y a un siècle, pas un chrétien n'eût témoigné la moindre surprise de la conduite qu'a tenue le Souverain Pontife dans cette affaire ; chacun, en apprenant ce fait du baptême d'un enfant juif, se fût inquiété des périls qui allaient menacer l'âme de ce néophyte, remis en contact avec des parents plongés dans les ténèbres du judaïsme : aujourd'hui, il nous faut entendre d'autres chrétiens blâmer la manière d'agir du Chef de l'Eglise, sans montrer nul souci de la persévérance de ce frère que le saint baptême leur a donné. Comment s'est opérée cette révolution dans les idées d'un si grand nombre ? Il est aisé de le dire. Ces chrétiens sont préoccupés en premier lieu, non du souverain domaine du Christ sur tous ceux que le sacrement régénérateur a faits ses membres, mais de l'autorité de la famille naturelle sur les enfants ; non des droits de l'Église, mère commune, mais des préjugés païens de la société moderne ; non du salut éternel de l'enfant, mais des idées de liberté personnelle, qui leur semblent une conquête à la conservation de laquelle il faut tout sacrifier. Ce n'est qu'à travers ces préjugés naturalistes qu'ils consentent à voir les vérités de la foi et de la pratique chrétiennes. Et l'on s'étonne après cela que nous jetions le cri d'alarme, que nous réclamions contre les progrès du naturalisme, que nous avertissions les fidèles de veiller sur eux et de se garder des miasmes délétères au milieu desquels il leur faut vivre ! […]

Le baptême imprimant un caractère ineffaçable et ne pouvant être réitéré, les obligations qu'il entraîne ayant les plus graves conséquences pour l'éternité, l'Église défend de conférer ce sacrement aux enfants des juifs et des infidèles, à moins que ces enfants ne soient en danger évident de mort, ou encore que les parents ne consentent à ce qu'ils soient élevés dans la religion chrétienne.

Si l'enfant de juif ou d'infidèle, ainsi baptisé en danger évident de mort, vient à survivre, ou si les parents enfreignent l'engagement qu'ils avaient pris de le laisser élever dans le christianisme, le devoir du magistrat dans un Etat constitué chrétiennement est de soustraire l'enfant aux influences de la famille, et de le placer dans une situation où il puisse garder la foi qui lui a été infuse par le baptême, et arriver au salut par la pratique des devoirs dont il a contracté l'obligation.

Deux droits distincts se trouvent ici en présence : celui des parents sur l'éducation de leur enfant, et celui de l'enfant lui-même à jouir des avantages qu'il a obtenus dans son baptême et à être préservé du péril auquel l'exposerait l'infraction des devoirs qui lui incombent. De ces deux droits, l'un appartient à l'ordre de nature, l'autre à l'ordre surnaturel ; tous deux viennent de Dieu ; dans le conflit, lequel devra l'emporter ? le droit surnaturel, sans aucun doute. Dieu ne peut être contraire à luimême ; le droit postérieur abroge le droit antérieur ; le droit supérieur remplace le droit inférieur. Il est évident que Dieu, qui impose à l'enfant l'obligation de vivre en chrétien, ne peut autoriser en même temps les parents à étouffer en lui le christianisme. La puissance paternelle est donc suspendue dans l'espèce, bien qu'elle persiste pour tout le reste ; seulement elle est dévolue, pour l'éducation de l'enfant, à une puissance plus haute, celle de l'Église, représentée momentanément par l'autorité du magistrat chrétien. C'est cette autorité à qui il appartient de protéger l'individualité chrétienne de l'enfant, jusqu'à ce qu'elle n'ait plus rien à craindre des influences dela famille. Et il se rencontre des chrétiens que l'application de ces principes étonne. Ils n'ont donc jamais lu l'Evangile; autrement ils y auraient appris que les liens naturels doivent céder quand le devoir surnaturel réclame. Ce principe n'est ni plus ni moins qu'une des bases fondamentales du christianisme. […]

L’affaire du juif Mortara présente une de ces situations violentes dont nous parlons. Il est vrai que l'enfant n'est pas en âge de soutenir en face du père sa résolution de rester chrétien ; mais c'est précisément pour cela que l’Église, dont il est devenu le fils pour jamais, lui doit venir en aide et lutter en sa place. Elle confesse aujourd'hui, dans cette affaire, le principe surnaturel qui est sa vie. Remplie de reconnaissance envers Dieu, qui, voyant qu'un si grand nombre d'enfants est moissonné chaque jour, avant l'âge où l'homme peut discerner la vérité, a daigné rendre efficace jusque dans cet âge si tendre le sacrement de la seconde naissance, elle se résigne volontiers à encourir le reproche de tyrannie de ceux-là même qui devraient reconnaître dans sa conduite la sollicitude d'une mère. Elle plaint les parents naturels de l'enfant, et si elle suspend l'exercice de leur pouvoir sur lui, elle n'a garde de contester ce pouvoir en lui-même ; au contraire, elle le protége en ne souffrant pas qu'il s'exerce contre la disposition de Dieu dont il émane. Auteur de la nature, Dieu est aussi l'auteur de la grâce ; et il n'a créé la nature qu'avec l'intention de la rehausser et de la transformer par la grâce, sauf à briser l'obstacle qui s'opposerait à la victoire de celle-ci. C'est ce que l'Eglise sait, c'est ce qu'elle a toujours enseigné, c'est ce qu'elle enseignera toujours.

Les chrétiens qui s'étonnent aujourd'hui, qui osent murmurer le mot de Moyen-âge, auraient donc trouvé bon que le Saint-Père livrât a un père juif cet enfant que la grâce divine a providentiellement conquis, ce frère, ce membre de Jésus-Christ, ce temple de l'Esprit-Saint, en l'âme duquel le baptême a infus les vertus théologales, cet héritier du royaume céleste ; que cet élu encourut le risque certain de voir flétrir en lui le divin caractère dont il est marqué pour l'éternité; que sa bouche apprît à blasphémer Jésus-Christ qui l'a régénéré ; que pour obéir aux leçons de la famille et aux traditions de la Synagogue, il prît en exécration ce sceau ineffaçable dont il est marqué ; en un mot, qu'il devînt un apostat ! Je le demande, le naturalisme qui inspire en ce moment de telles pensées à des chrétiens qui prétendent rester chrétiens, n'a-t-il pas faussé leur jugement, n'a-t-il pas aveuglé leur entendement? Qu'un infidèle raisonne ainsi, on le plaint, on l'excuse ; mais que des hommes qui font profession du christianisme se laissent aller à de telles idées, est-il rien qui nous montre plus clairement à quel degré le siècle a perdu le sens de la foi ?

Comment est-on arrivé à de telles inconséquences, à de si étranges aberrations ? L’explication est aisée. On a accepté sans examen toutes les idées païennes qui courent le monde civilisé et compromettent sa paix et son existence depuis plus de soixante ans ; et on a voulu, de gré ou de force, y coudre un lambeau de christianisme. Vous aurez beau faire, il y a là incompatibilité radicale : la seule affaire du juif Mortara le prouve surabondamment. Vous voulez que le christianisme n'ait pas limité les droits du père de famille, quand ils font obstacle aux droits du Christ et de son Église ; vous vous trompez. Tout à l'heure, vous nous reprochiez de rétrograder jusqu'au Moyen-âge ; c'est vous qui rétrogradez jusqu'au paganisme. Alors, en effet, le père de famille était maître absolu ; souvent même il avait droit de vie et de mort sur ses enfants. Laissez-nous donc vous dire que nous ne sommes plus sous ce droit de nature ; nous avons été affranchis, et c'est au baptême que nous devons la liberté, cette liberté en présence de laquelle toutes les autres ne sont rien, la liberté d'être enfants de Dieu, par cette génération qui ne procède ni de la chair ni du sang, mais de Dieu lui-même. »
D. P. Guéranger, abbé de Solesmes. »
 
Cité par Louis VEUILLOT, Mélanges religieux, historiques, politiques et littéraires : 2e série (1860).

Appel à tous les Chrétiens en faveur du peuple d'Israël (1831)


« La fin du dix-huitième siècle et le commencement du dix-neuvième ont vu se former successivement des sociétés, qui poursuivent toutes, quoique sous des dénominations et par des moyens divers, un but commun, l'avancement du règne du Sauveur. Au milieu de tant d'efforts, un objet surtout a été négligé, quoiqu'il soit de nature à fixer l'attention par les motifs les plus pressants et qu'il soit d'une obligation spéciale pour les Chrétiens : c'est LA CONVERSION DES JUIFS. L'Indien, le Chinois, le Musulman, l’Idolâtre, tous ont joui, dans un temps ou dans un autre, des travaux des missionnaires; mais le pauvre Israélite a été oublié Son ignorance, sa dégradation, son éloignement du Dieu de ses pères ont à peine excité quelque pitié. Enfin, une Société s'est établie pour lai procurer les mêmes bienfaits, et l'on espère que les personnes qui considéreront l'importance de cette œuvre, ne refuseront pas de concourir à son exécution. Qu'elles veuillent donc peser attentivement les motifs qui doivent nous engager tous à tenter la conversion des Juifs.

Nous en appelons à tous les amis de l'humanité, et spécialement aux Chrétiens. La situation des Juifs est vraiment déplorable. La malédiction que leurs ancêtres prononcèrent sur eux-mêmes devant le tribunal de Pilate : "Que son sang soit sur nous et sur nos enfants", a reçu d'âge en âge la plus rigoureuse exécution. Les prédictions de leurs prophètes sur le sort qui les attendait, se sont exactement réalisées. Dispersés par toute la terre, les Juifs ont été, depuis plusieurs siècles, le rebut et le mépris du monde. Que de persécutions, de massacres, de confiscations, de bannissements, n'a pas endurés ce malheureux peuple depuis sa dispersion !

Mais si sa position temporelle est malheureuse, combien pire n'est pas son état religieux. Au lieu de la beauté et de la sainteté d'un culte majestueux, d'un temple rempli de la présence de Jéhovah, la Synagogue actuelle ne présente plus qu'une réunion de trafiquants qui vont çà et là pendant les prières publiques, d'enfants qui s'amusent à jouer, de gens dont le maintien, chez la plupart, annonce l'indifférence et le mépris ; et le Rabbin, tranquillement assis, ne donne aucune attention à ces scandales. Si tel est leur manque de respect dans le culte public, ne peut-on pas supposer qu'il en est de même dans leur culte domestique, si toutefois il n'est pas entièrement négligé ? Très peu d'entre eux ont quelque connaissance de leurs propres Écritures, et tous révèrent ce qu'ils appellent la loi orale ou la tradition de leurs anciens et les opinions particulières de leurs superstitieux Talmudistes, bien plus que la Parole de Dieu. Les prières qu'ils apprennent à leurs enfants et qu'ils adressent au Scrutateur des cœurs, sont pour la plupart une récitation de mots hébreux dont ils ne connaissent pas même la signification. Un voyageur recommandable cite un fait dont il a été le témoin oculaire, c'est que dans le pays de Maroc et de Tunis, les Juifs ont la coutume de suspendre à leurs portes une planche sur laquelle sont inscrites quelques sentences hébraïques, et sur laquelle, matin et soir, leurs femmes posent leur main droite en prononçant quelques mots appris par cœur, sans se douter qu'il faille quelque chose de plus à la prière d'un adorateur sincère. Peut-on s'étonner des progrès qu'ont faits parmi eux l'incrédulité et l'immoralité ? Plusieurs n'ont pas honte de dire qu'ils tiennent aussi peu à Moïse qu'à Jésus-Christ, et fondent toutes leurs espérances pour la vie à venir sur le déisme.

Aussi leur conduite répond-elle à leurs principes. La plupart donnent un libre cours à leur sensualité qu'ils vont jusqu'à justifier; et, par la plus affreuse de toutes les erreurs, ils pèchent par principes, soutenant, sur la foi de leurs Rabbins, que la loi de Moïse ne défend pas l'impureté. Cependant si "uni les fornicateurs, ni les adultères, ni les avares, ni les intempérants, ni les injustes, ne peuvent entrer dans le royaume de Dieu", peut-on imaginer un état d'ignorance et de péché qui doive exciter davantage la douleur et la compassion du Chrétien, surtout s'il considère que les Juifs ont des droits particuliers à la reconnaissance et à la justice des Chrétiens ? […]

Comment donc, si la compassion est un trait particulier du caractère chrétien, si l'ingratitude est un péché monstrueux, si nous devons être justes dans toutes nos actions, réparer nos torts autant qu'il est en nous ; comment ne pas sentir que c'est pour nous un devoir impérieux de faire du bien aux Juifs, surtout de travailler à leur conversion ! Jésus-Christ blâmait les Juifs de leur mépris pour les Gentils; et nous, Gentils, serions-nous moins coupables en négligeant et méprisant les Juifs ? […]

… en admettant que la conversion nationale des JUIFS ne dût pas être aussi prochaine que nous le pensons, pourquoi excepterions-nous les JUIFS des travaux que nous entreprenons pour la conversion de tous les pécheurs ? Si l'on n'espère pas sauver tous les Juifs, on peut du moins en sauver quelques-uns. Quelque éloignée que soit leur restauration nationale, rien n'empêche d'attendre des conversions individuelles. [...]

Les personnes qui désirent prendre part à la bonne oeuvre recommandée dans cet écrit, sont invitées à faire parvenir leurs dons à M. Durr, ministre du Saint Évangile, à Strasbourg, rue des Bouchers, n.° 20, ou à l'un de MM. les pasteurs dont les noms suivent :
MM. Frédéric Monod , à Paris ;
Adolphe Monod , à Lyon ;
Gardes, à Nimes ;
Chabrand, à Toulouse ;
Lissignol , à Montpellier;
Marzials , à Montauban. »

Appel à tous chrétiens en faveur du peuple d'Israël, Lyon, imprimerie de J. M. Barret, 1831.

vendredi 16 avril 2010

"Nous aurons facilement raison du nouveau César..." (Le Comité central des Corporations, 1851)

Le bivouac du 4 décembre 1851, dessin paru dans : Taxile DELORD, Histoire illustrée du Second Empire, t. I. (1892)


« Aux travailleurs.

Citoyens et compagnons !

Le pacte social est brisé !

Une majorité royaliste, de concert avec Louis-Napoléon, a violé la Constitution le 13 mai 1850. Malgré la grandeur de cet outrage, nous attendions, pour en obtenir l’éclatante réparation, l’élection général de 1852. Mais hier, celui qui fut président de la république a effacé cette date solennelle. Sous prétexte de restituer au peuple un droit que nul ne peut lui ravir, il veut, en réalité, le placer sous une dictature militaire.

Citoyens, nous ne serons pas dupes de cette ruse grossière. Comment pourrions-nous croire à la sincérité et au désintéressement de Louis-Napoléon ?

Il parle de maintenir la république, et il jette en prison les républicains ; il promet le rétablissement du suffrage universel, et il vient de former un conseil consultatif des hommes qui l’ont mutilé ; il parle de son respect pour l’indépendance des opinions, et il suspend les journaux, il envahit les imprimeries, il disperse les réunions populaires ; il appelle le peuple à une élection, et il le place sous l’état de siège : il rêve on ne sait quel escamotage perfide qui mettrait l’électeur sous la surveillance d’une police stipendiée par lui.

Il fait plus, il exerce une pression sur nos frères de l’armée, et viole la conscience humaine en les forçant de voter pour lui, sous l’œil de leurs officiers, en quarante-huit heures.

Il est prêt, dit-il, à se démettre du pouvoir, et il contracte un emprunt de vingt-cinq millions, engageant l’avenir sous le rapport des impôts qui atteignent indirectement la subsistance du pauvre.

Mensonge, hypocrisie, parjure, telle est la politique de cet usurpateur.

Citoyens et compagnons, Louis-Napoléon s’est mis hors la loi. La majorité de l’Assemblée, cette majorité qui a porté la main sur le suffrage universel, est dissoute.

Seule, la minorité garde une autorité légitime. Rallions-nous autour de cette minorité. Volons à la délivrance des républicains prisonniers ; réunissons au milieu de nous les représentants fidèles au suffrage universel ; faisons-nous un rempart de nos poitrines ; que nos délégués viennent grossir les rangs, et forment avec eux le noyau de la nouvelle Assemblée nationale !

Alors, réunis au nom de la Constitution, sous l’inspiration de notre dogme fondamental : Liberté-Egalité-Fraternité, a l’ombre du drapeau populaire, nous aurons facilement raison du nouveau César et de ses prétoriens !
Le Comité central des corporations. »


Note : texte affiché entre 21 heures et 22 heures à Paris, le 3 décembre 1851.

Le travail des enfants dans les mines de charbon : l'exemple du Royaume-Uni au début des années 1840 (5e partie)

Enfants mineurs américains, Pennsylvanie 1911.

« Résultats du travail des mines sur la santé des jeunes ouvriers. — Si dans certaines localités la condition des ouvriers houilleurs s'offre sous un aspect favorable, surtout lorsqu'on la compare à celle des ouvriers employés dans d'autres branches d'industrie où les bénéfices ne sont pas à beaucoup près aussi considérables, il est malheureusement établi, par de nombreux témoignages, que leur santé, surtout quand ce sont des enfants cl des jeunes gens, reçoit de funestes atteintes d'un travail excessif qui dépasse trop souvent les forces, et arrête le développement normal du corps humain. Il s'ensuit des maladies, des infirmités précoces qui abrègent la période pendant laquelle l'homme est d'ordinaire apte au travail, et le condamnent à une mort prématurée. [...]
Effets immédiats de l'excès du travail. — [...] Dans le Derbyshire, où le travail souterrain se poursuit pendant 14 et même 16 heures sur 24, où la ventilation et le dessèchement des mines sont essentiellement défectueux, tous les témoins s'accordent à dire que les jeunes ouvriers sont épuisés de fatigue : ils tombent de sommeil au milieu de leurs occupations; arrivés chez eux, ils vont quelquefois se coucher sans souper, tant ils sont accablés ; quelques-uns passent au lit toute la journée du dimanche ; lorsqu'ils vont à l'école, ils s'endorment, sans que rien puisse fixer leur attention ; les coups même ne réussissent pas à les tenir éveillés.

H. Austin, un des sous-commissaires, après avoir tracé un tableau déplorable de la condition des jeunes enfants employés dans les mines à couches minces de la partie nord du Lancashire, termine en citant ces paroles des parents de quelques-uns des jeunes ouvriers : "Je voudrais, dit l'un d'eux, que vous les vissiez rentrer après les travaux ; ils sont tellement harassés qu'ils se jettent là par terre comme des chiens (en désignant le foyer) ; nous ne pouvons parvenir à les faire mettre au lit."

Le travail imposé aux jeunes ouvriers charbonniers dans les mines du Northumberland et de la partie septentrionale du comté de Durhani est représenté comme très-pénible; nul, s'il n'est doué d'une forte constitution et d'une santé robuste, ne peut le supporter sans une extrême fatigue; et un grand nombre de témoins de toutes les classes affirment que les plus jeunes enfants sont souvent tout à fait exténués, et que ceux d'un âge plus avancé se plaignent généralement de manquer d'appétit et d'éprouver une continuelle sensation de souffrance.

L'âge peu avancé et le sexe d'un grand nombre d'ouvriers charbonniers dans le district est de l'Ecosse. le pitoyable état dans lequel sont les fosses, l'insuffisance et la mauvaise qualité de la nourriture, tout contribue à aggraver la position du travailleur en augmentant ses fatigues. "Les membres délicats et les forces naissantes des petits garçons et des petites filles à peine âgés de 7 à 8 ans, ne peuvent suffire à un travail continu de l2 heures en moyenne, travail essentiellement irrégulier, cessant parfois avec la chute du jour, et parfois aussi se prolongeant pendant toute la nuit. Les témoignages de tous les hommes de l'art consultés, s'accordent à représenter ce travail comme essentiellement contraire à la santé et susceptible d'entraîner les plus graves accidents. Telle est la fatigue qu'il occasionne, que les jeunes ouvriers seraient tout à fait hors d'état d'assister aux leçons, en admettant qu'il y eût des écoles du soir dans le voisinage des exploitations. En rentrant chez eux, ces pauvres enfants, après avoir participé à la bâte à un maigre souper, composé de farine d'avoine ou de gruau bouilli, sont trop heureux de pouvoir aller puiser sur un mauvais grabat la force nécessaire pour retourner le lendemain à leurs occupations." (R. H. FRANKS, Report, § 61.)

Développement musculaire anormal et défaut de croissance. — Le travail des mines donne ordinairement lieu à un développement extraordinaire des muscles; niais ce développement s'acquiert aux dépens des autres organes, car il est le plus souvent accompagné d'une diminution proportionnelle dans la stature. Tous les témoins déclarent que les mineurs n'atteignent pas la taille des autres ouvriers. Il n'y a d'exception à cet égard que dans le Warwickshire, le Leicestershire et l'Irlande.

Dans le Shropshire, les mineurs sont généralement de petite taille ; c'est une particularité qui frappe dès l'abord, et l'on voit même parmi eux beaucoup d'adultes qui ne sont pas plus grands que de jeunes garçons. (Dr MITCHELL, Report, § 814.) — Le docteur André Blake dit avoir observé un grand nombre d'ouvriers charbonniers dans le Derbyshire, et qu'il n'en a guère trouvé qui eussent la taille de leurs voisins employés à d'autres professions ; il attribue en grande partie ce défaut de croissance à la nature des travaux qu'on leur impose dès leur enfance. (J. M. FELLOWS, Evidence, n° 10.) — Dans le dictrict ouest du Yorkshire, on remarque aussi une différence plus ou moins considérable dans la stature des enfants employés, pendant un certain temps, dans les fosses ; cette différence est applicable à tous les âges. Les cas de difformité sont relativement peu nombreux; mais, comme le fait observer M. Eliss, chirurgien qui, dans sa pratique, a traité un grand nombre de houilleurs leur taille n'acquiert pas son entier développement ; cependant ils gagnent d'ordinaire en largeur ce qu'ils perdent en hauteur.
M. Symons, dans l'appendice à son rapport, donne les noms, l'âge, la mesure de la taille et de la largeur du torse d'un grand nombre d'enfants des deux sexes, appartenant à la population agricole et à la population vouée au travail des mines. Si l'on prend dans cette liste les dix premiers garçons occupés à l'agriculture et les dix premiers garçons occupés dans les houillères, tous âgés de 12 à 14 ans, on trouve que les premiers mesurent en totalité 47 pieds de hauteur et 272 pouces de circonférence, tandis que la mesure des seconds est de 44 pieds 6 pouces en hauteur, et de 274 1/2 pouces en circonférence. Pour 10 filles appartenant à la première classe, âgées de 14 à 17 ans, on a un total de 80 pieds 8 pouces en hauteur et de 297 pouces en les mesurant autour du corps; tandis que pour le même nombre de filles du même âge, appartenant à la deuxième classe, on n'obtient pour la hauteur totale que 46 pieds 4 pouces, et pour la circonférence du corps que 293 1/2 pouces. Ainsi, la différence de taille entre les filles employées à la culture et celles qui travaillent dans les houillères, est de 8 1/2 pour cent en faveur des premières ; tandis que cette différence est de 8 1/2 pour cent en faveur des garçons occupés dans les fermes lorsqu'on compare leur stature à celle des garçons charbonniers.

Un autre sous-commissaire, M. Scriven, a pris la mesure de 60 enfants employés au charriage du charbon dans les houillères aux environs d'Halifax, et de 51 enfants employés aux travaux des champs dans la même localité, tous ayant en moyenne l'âge de 10 ans et 9 mois. Les premiers avaient moyennement 8 pieds 11 3/10 pouces de haut, et 2 pieds 3 pouces de circonférence, tandis que les seconds, avec la môme circonférence de 2 pieds 3 pouces, avaient 4 pieds 3 pouces en hauteur. C'est une différence de plus de 9 pour cent. — De la même manière, sur cinquante jeunes ouvriers houilleurs dont l'âge moyen était de 14 ans et 11 mois, on trouva une hauteur moyenne de 4 pieds 5 pouces sur 2 pieds 3 pouces de circonférence ; tandis que 49 jeunes agriculteurs, âgés de 15 ans et 6 mois, mesuraient 4 pieds 10 8/11 pouces de haut et à pieds 8 pouces de circonférence; ce qui établit une différence de près de 6 pouces en faveur de la taille des agriculteurs.

Pour ne pas multiplier ces extraits outre mesure, nous nous contenterons de citer un dernier témoignage, celui du Dr Scott Alison : "La plupart des enfants employés au travail des mines de houille dans l'est de l'Ecosse, dit-il, sont maigres, décharnés, fatigués, et décèlent par la contraction de leurs traits ainsi que par la couleur blafarde et jaunâtre de leur teint, la détérioration précoce de leur santé. Depuis la première enfance jusqu'à l'âge de 7 à 8 ans, on observe chez eux une disposition maladive et une grande imperfection dans le développement du corps. En tous cas, leur condition physique est bien inférieure à celle des autres enfants du même âge employés aux travaux agricoles et à la plupart des autres métiers, ou qui demeurent inoccupés. Leur croissance est lente et imparfaite, et la plupart n'ont pas à beaucoup près la taille qu'ils auraient atteinte sans doute s'ils avaient été placés dans des conditions moins défavorables." »

Edouard DUCPETIAUX, De la condition physique et morale des jeunes ouvriers et des moyens de l'améliorer, Bruxelles, Méline, 1843, Vol. 2.

Le travail des enfants dans les mines de charbon : l'exemple du Royaume-Uni au début des années 1840 (4e partie)


"Le Mineur" par Constantin MEUNIER (1831-1905), Musée de la Chartreuse, Douai.





Mode de traitement des enfants. — État physique. — Nourriture. — Dans les exploitations organisées sur un pied convenable, où les travaux ne sont pas prolongés outre mesure, où il est accordé une demi-heure ou une heure de repos pour les repas, les enfants âgés de 10 ans et plus ne se plaignent guère de la fatigue, après avoir accompli leur journée ; dans les autres, au contraire, où ces avantages n'existent pas, la fatigue est souvent portée à son comble, et le sentiment de souffrance qu'elle occasionne ne quitte presque jamais les ouvriers et surtout les enfants.

Dans certains districts, il est rare que les jeunes ouvriers charbonniers soient maltraités par les surveillants et les ouvriers adultes ; mais il arrive fréquemment aux plus jeunes enfants d'être traités plus que rudement par les enfants plus âgés. Dans d'autres districts, et particulièrement en Ecosse, la conduite des ouvriers adultes à l'égard de leurs jeunes aides est souvent dure et même cruelle. Les propriétaires et les agents ou surveillants ont connaissance de ces mauvais traitements, mais ne font rien pour les empêcher, et quelquefois même déclarent qu'ils n'ont aucunement le droit de s'immiscer dans les affaires de ce genre.

A quelques exceptions près, les propriétaires de houillères ne s'intéressent nullement à leurs jeunes ouvriers, et s'inquiètent fort peu de ce qu'ils font et de ce qu'ils deviennent après la cessation des travaux; jamais ou presque jamais on ne songe aux moyens de leur procurer quelque amusement honnête, quelque récréation salutaire à la santé.

En général, les enfants et les jeunes gens employés dans les houillères ont une nourriture convenable, et sont vêtus d'une manière décente et confortable, lorsqu'ils ne sont pas au travail; ils doivent ces avantages au taux relativement élevé des salaires qu'ils reçoivent. Mais dans un grand nombre de cas, particulièrement dans quelques localités du Yorkshire, dans le Derbyshire, dans la partie sud du Gloucestershire, et généralement dans l'est de l'Ecosse, leur nourriture est grossière et souvent insuffisante ; les enfants disent eux-mêmes qu'ils ne peuvent contenter leur appétit; et les sous-commissaires rapportent qu'ils n'ont que des haillons pour se couvrir ; par suite du manque de vêtements, ils sont obligés le plus souvent de rester enfermés chez eux les dimanches et les fêtes, au lieu de se récréer en plein air et d'assister aux exercices religieux. Les privations auxquelles sont soumis ces pauvres enfants sont d'autant plus intolérables que leur travail est plus pénible et plus dangereux; on remarque toutefois que les enfants qui sont dans ce cas appartiennent d'ordinaire à des parents paresseux et dissolus, qui s'emparent de leurs bénéfices pour les dépenser dans les cabarets.

Accidents. — Morts violentes; leur nombre, leurs causes. — Malgré les précautions les plus multipliées et la vigilance la plus sévère, les ouvriers charbonniers sont exposés à chaque instant à des dangers nombreux qui menacent leur existence. "Notre vie, dit un témoin, ouvrier lui-même, est incessamment compromise; un bouilleur, adulte ou enfant, n'est plus en sûreté du moment où il a mis le pied dans le enflai, pour descendre dans la fosse." — "C'est un champ de bataille, dit un autre témoin, où nous n'avançons qu'à travers les blessés et les morts." [...]

Les commissaires, dans leur rapport (p. 136), donnent le relevé des morts violentes qui ont eu lieu en 1838 dans les houillères de 55 districts, où l'enregistrement des décès s'opère d'une manière régulière sous la direction et l'inspection du registraire général. Ces morts, au nombre de 351, se répartissent de la manière suivante d'après les accidents qui les ont occasionnées :



Ce relevé ne comprend qu'une partie des houillères du Royaume-Uni ; il n'y est pas fait mention des accidents survenus dans les houillères de l'Ecosse et du pays de Galles, proportionnellement plus fréquents encore que ceux que l'on constate en Angleterre. Le nombre des enfants et des jeunes gens qui en sont victimes égale quelquefois celui des adultes, et demeure rarement en dessous. Pour se faire une idée exacte des ravages exercés périodiquement dans les rangs de la population vouée au travail des mines, il faut parcourir l'enquête de la commission, les faits et les témoignages nombreux qu'elle a recueillis de toutes parts. "L'une des causes les plus fréquentes des accidents dans les houillères, — dit la commission dans la conclusion de son rapport, —est l'insuffisance ou même le défaut absolu de surveillance en ce qui concerne la sécurité du mécanisme qui sert à descendre et à remonter les ouvriers dans les fosses, l'état de la mine par rapport à la quantité de gaz nuisible qui peut s'y dégager, l'efficacité de la ventilation, l'exactitude qui doit présider à l'ouverture et à la fermeture des portes d'aérage, les endroits où il est imprudent de pénétrer avec de simples chandelles allumées, etc."

"L'usage presque général de préposer à la garde des portes d'aérage de très-jeunes enfants, peut aussi exposer à de grands dangers. Nous en dirons autant de deux pratiques propres à quelques districts et qui doivent être frappées d'une énergique réprobation. Dans quelques-unes des plus petites houillères du Yorkshire et dans la plupart de celles du Lancashire, on expose journellement la vie des ouvriers, en les laissant descendre et remonter à l'aide de cordes qui n'offrent pas la solidité nécessaire ; communément, dans le Derbyshire et le Lancashire, et occasionnellement dans le Yorkshire, on confie à de jeunes garçons la direction des machines qui servent à la descente dans les fosses et à la remonte des ouvriers. C'est avec regret que nous devons ajouter que dans un grand nombre d'exploitations l'oubli des précautions les plus indispensables est tout à fait volontaire, et que l'on n'y fait jamais le moindre sacrifice d'argent pour préserver les travailleurs des chances nombreuses d'accidents qui les menacent, encore moins pour améliorer leur position." »

à suivre...

Edouard DUCPETIAUX, De la condition physique et morale des jeunes ouvriers et des moyens de l'améliorer, Bruxelles, Méline, 1843, Vol. 2.

Le travail des enfants dans les mines de charbon : l'exemple du Royaume-Uni au début des années 1840 (3e partie)


Durée des travaux. — La durée des travaux n'est pas la même dans les divers districts ; mais là où il existe des portes d'aérage, les plus jeunes enfants descendent dans les fosses avec la première corvée, et n'en sortent qu'avec la dernière. Dans les districts du Shropshire, du Warwickshire, du Leicestershire, et du sud et du nord du Staffordshire, la longueur de la journée est généralement de 12 heures, depuis 6 heures du matin jusqu'à 6 heures du soir, déduction faite du temps accordé pour les repas. Dans le Derbyshire, tous les témoins s'accordent à dire que plusieurs jeunes ouvriers travaillent 16 heures sur 24, à partir du moment où ils quittent leur demeure le matin jusqu'à celui où ils y rentrent le soir. D'après d'autres témoignages, le travail effectif serait de 14 à 14 1/2 heures par journée. [...]

Dans le sud du comté de Durham, la journée de travail, dans les mines où l'exploitation est organisée sur un bon pied, n'excède jamais 12 heures; dans d'autres, les ouvriers employés au transport du charbon sont souvent occupés pendant 13, 14 ou 15 heures, et même davantage. Les travaux commencent généralement de bon matin, quelquefois dès 2 heures pour les adultes, et dès 4 heures pour les enfants. Dans le nord du comté de Durham et dans le Northumberland, la durée des travaux est généralement de 12 heures, à partir de 4 heures du malin jusqu'à 4 heures du soir. Il arrive souvent que les enfants quittent la maison pour se rendre aux mines dès 2 heures de la nuit, et que leur absence se prolonge pendant 16 heures. [...] 

En règle générale, la journée des jeunes enfants employés dans les houillères égale toujours et dépasse même quelquefois celle des ouvriers adultes; leur travail commence parfois un peu plus tard, mais alors aussi il finit plus tard. [...]

A quelques rares exceptions près, il n'est pas accordé d'intervalle pour le déjeuner, si ce n'est lorsque la journée commence à 5, 4 ou même 3 heures du matin. Les ouvriers houilleurs sont généralement accoutumés à prendre un léger repas avant de quitter leur demeure, et poursuivent leur travail sans interruption jusque vers le midi. Il y a des exceptions à cet usage, mais elles sont relativement rares.

Congés.— II n'y a pas, dans tout le Royaume-Uni, un seul exemple de repos, pendant lequel les salaires ne soient pas en même temps interrompus. Mais dans la plupart des districts, les travaux sont suspendus pendant certains jours de fête et de réjouissances publiques. Dans certaines houillères, les ouvriers ne travaillent pas le lendemain du jour où ils ont reçu leur paye... [...]

Salaires.— Les salaires des enfants et des jeunes gens employés dans les mines de houille, bien que leur taux ne soit guère en rapport avec la rigueur du travail qu'ils devraient rémunérer, suffisent néanmoins pour accroître les ressources d'un grand nombre de familles et leur procurer certains avantages qui manquent à d'autres classes de travailleurs.

L'échelle des salaires est loin toutefois d'être la même dans tous les districts houillers du Royaume-Uni. Elle s'abaisse jusqu'à 3 deniers (environ 30 centimes) pour les plus jeunes enfants, et s'élève jusqu'à 3 schellings par jour (3 fr. 75 c.) pour les jeunes gens parvenus à l'âge de 17 à 18 ans. Les relevés dressés d'après les registres de paye dans les houillères aux environs de Bradford, de Leeds et d'Oldham, offrent une sorte de moyenne des rétributions accordées aux jeunes ouvriers suivant leur âge, lorsque les travaux sont en pleine activité.


Les salaires sont payés d'ordinaire chaque semaine, le plus souvent le samedi. Quelquefois le règlement des comptes des ouvriers ne se fait que tous les 15 jours, tous les mois, ou même toutes les six semaines. Généralement, les payements ont lieu en argent ; mais dans quelques districts, les plus pauvres et les plus écartés, les ouvriers reçoivent parfois en échange de leur travail des denrées ou d'autres objets propres à leur consommation. Celte rétribution en nature offre de graves inconvénients, surtout lorsqu'elle s'établit par un compte de balance avec les boutiquiers privilégiés des exploitations. Il arrive souvent alors que les ouvriers auxquels ces marchands font des avances, tombent complètement sous la dépendance de ces derniers, et voient leurs salaires engagés pour un terme plus ou moins long, sans qu'ils puissent en détourner la moindre partie pour l'affecter à l'éducation de leurs enfants ou la mettre en réserve pour les besoins imprévus. »
 
à suivre...

Edouard DUCPETIAUX, De la condition physique et morale des jeunes ouvriers et des moyens de l'améliorer, Bruxelles, Méline, 1843, Vol. 2.

jeudi 15 avril 2010

Projet de vélocipède aérien (Hanry, 1869)


« La question de la navigation aérienne semble abandonnée ; mais en réalité elle n'est qu'ajournée. D'ailleurs, elle n'est pas résolue. Il ne s'agit pas de s'élever dans les airs pour y voyager au gré des vents. Le but à atteindre est d'arriver à mettre la découverte des frères Montgolfier au service de l'humanité, ou du moins de l'utiliser dans la solution de la question, que je vais présenter à un point de vue nouveau.

Si, jusque-là, plusieurs tentatives pour résoudre le problème ont échoué, est-ce une raison pour qu'il soit insoluble, ainsi que le prétendent beaucoup de personnes ? Je ne le pense pas ; je déclare hautement, au contraire, que j'ai foi dans l'avenir de la locomotion aérienne.

C'est d'ailleurs un édifice dont les fondements sont établis; il reste à en achever la construction. Or, je viens humblement apporter ma pierre. Le sort des grandes découvertes est toujours de n'arriver à produire des effets utiles qu'après bien des temps et à travers une foule d'obstacles. A combien de conceptions excentriques n'a pas donné lieu la question de la navigation aérienne, par exemple, conceptions résolvant le problème d'une manière plus ou moins bizarre ! L'un a proposé des excursions dans la lune au moyen d'un boulet de canon auquel s'attacherait le voyageur, et qui, lancé avec une puissance de projection suffisante, irait pénétrer dans la sphère d'attraction du satellite de la terre, sur lequel alors l'équipage tomberait à la façon des aérolithes sur notre globe. Un autre amateur a imaginé le moyen de faire le tour de la terre en vingt-quatre heures. Il s'élève à une certaine hauteur dans l'atmosphère, applique à son système une force égale et opposée à celle qui produit le mouvement diurne, de manière à obtenir l'état de repos absolu ; et la surface de la terre se déroule à ses pieds — dans le temps, ni plus ni moins, qu'il faut à notre globe pour accomplir sa rotation sur lui-même, c'est-à-dire vingt-quatre heures, — passe-temps que seuls les habitants du soleil peuvent se procurer, si toutefois, dans ce monde éloigné, l'industrie est parvenue à créer des instruments d'optique d'une puissance suffisante. Etc., etc.

Mais laissons pour ce qu'elles valent ces idées fantaisistes, n'ayant d'autre effet que d'anticiper sur le progrès, ni d'autre but que de tendre à nous démontrer l'impossibilité des moyens à employer pour l'accomplir, en ridiculisant ces mêmes moyens. Quant à nous, qui accueillons toujours les idées nouvelles, dans l'espoir d'y rencontrer le germe du bonheur absolu de l'humanité, proclamons ces paroles d'un auteur connu :

"Que tous ceux dont le cœur palpite aux grandes questions du progrès, que tous ceux dont l'esprit s'exalte pour la grande cause universelle, travaillent, chacun selon son impulsion intime."

[…]

Locomotion aérienne par la puissance élastique de l'air

[…] Le vent, qui tend à élever un parapluie et par suite l'homme qui le tient ; le vent, qui enlève la toiture d'un hangar, fait naître l'idée qu'on peut parvenir à élever un corps par des courants d'air d'une puissance suffisante, produits au moyen de ventilateurs ou machines soufflantes mues par une force proportionnée. Partant de ce principe, je suppose un ballon d'une forme quelconque, conique par exemple, large à sa base, de manière à pouvoir, en dehors de sa force d'ascension, jouer le rôle de parachute que joue la queue de l'oiseau.

Au-dessous du ballon et s'y rattachant est une boîte qui renferme un ventilateur, mû par une force quelconque... un homme, une machine à vapeur. Ce ventilateur vient dégager son courant d'air sous la base du ballon, ainsi que la fig. 5 peut en donner l'idée. La puissance d'élévation du ballon est telle, qu'elle ne suffit pas pour entraîner l'appareil : elle n'a pour effet que de le faire sautiller, à l'instar de l'oiseau sur le point de s'envoler.

Si, dans cet état, l'appareil était muni d'ailes fonctionnant en tous points comme celles de l'oiseau, il est évident qu'il s'élèverait. Mais, je le répète, l'art mécanique ne pouvant guère donner le moyen de construire des ailes susceptibles d'agir avec la régularité, la force nerveuse élastique et souple se manifestant dans le jeu des ailes de l'oiseau, je produis le même effet par le courant d'air cité plus haut, qui, venant agir sous le ballon, rompt l'équilibre et enlève le système par l'addition de son effort à celui du ballon.

La question se réduit donc à celle de chercher un mécanisme capable de produire un courant d'air suffisant. S'il est impossible d'arriver à construire un tel engin, il est du moins juste de reconnaître la vérité du principe posé, basé sur l'équilibre de densité des corps et sur la puissance des courants d'air employés comme moteurs. Pour se faire, d'ailleurs, de ce principe une juste idée, qu'on suppose un homme tenant, à la façon d'un parapluie, un ballon parachute conditionné de manière à renfermer dans sa double enveloppe une quantité de gaz presque suffisante pour enlever l'homme; qu'on suppose, en outre, cet homme doué de poumons d'une vigueur extraordinaire, lui permettant de produire par son souffle, sous le parachute, un puissant courant d'air dont l'effort s'ajouterait à celui même du parachute : il est évident que si ce courant est d'une force suffisante, il déterminera l'ascension de l'homme.

Translation ou direction en ligne droite

Mais la question principale est d'arriver à diriger la machine dans tous les sens. Or, un corps plus lourd que l'air, une fois élevé, sera plus facile à diriger qu'un ballon, attendu que l'inertie de ce corps offrira de la résistance aux courants qui s'opposeraient à son déplacement et qu'il emmagasinera, par suite de l'impulsion reçue, une certaine quantité de travail destiné à se restituer en temps opportun. La direction d'un engin plus lourd que l'air élevé par le moyen qui vient d'être décrit peut et doit être obtenue par le même moteur. Qu'il me soit permis de citer à l'appui de cette assertion le passage suivant, extrait d'un auteur dont je partage tout à fait l'opinion sur ce point :

« En résumé, il est positif que vous avez le moyen de vous transporter, par le seul fait que vous avez possession du moyen de vous élever. La seule hauteur vous donne la direction. Dès que vous avez obtenu l'élévation, vous avez employé et placé là un capital de force que vous n'avez plus qu'à dépenser comme « vous l'entendrez."

Donc, si le courant d'air que j'ai cité peut élever le ballon, il doit pouvoir le diriger, et voici comment : j'adapte à l'appareil une voile d'une forme conique, disposition qui permet de vaincre plus facilement la résistance de l'air; dans cette voile, je dirige un courant obtenu par le ventilateur; or, si ce nouveau courant est assez puissant, il déterminera, dans le sens de sa direction la locomotion du système.

Changement de Direction

Quant aux changements de direction, ils doivent être l'objet d'un mécanisme à part. On pourrait les obtenir au moyen d'un gouvernail placé, comme dans le bateau, à l'arrière de l'appareil et je ne doute pas que ce gouvernail, manœuvré avec adresse, ne détermine toutes les variations voulues de direction. Un autre moyen également simple consisterait à faire en sorte que la voile conique fût mobile et qu'on put la tourner, ainsi que le tuyau de prise d'air, dans la direction à prendre; alors le courant d'air déterminerait Je mouvement de translation de l'appareil dans cette direction.

Conclusion : possibilité du Vélocipède aérien.

En présence de l'échec éprouvé par tous ceux qui jusqu'à ce jour ont tenté de résoudre le problème de la navigation aérienne, il est sans doute téméraire de traiter un sujet si ardu. Aussi m'empressé-je, en terminant ce modeste travail, de réclamer toute l'indulgence de mes lecteurs, les priant de ne voir dans cette publication qu'un seul et unique mobile : le but de proposer un système de nature à laisser du moins entrevoir la solution théorique, s'il n'est pas susceptible par lui-même de résoudre complètement le problème au point de vue pratique.

Il a été dit que le mécanisme de l'engin pourrait être mu par un homme ou une machine à vapeur. Soit donc par un homme. Celui-ci, commodément installé, pourra agir avec ses pieds sur des manivelles adaptées à l'axe du ventilateur, et par là produire la rotation de ce dernier. En même temps, il dirigera les courants d'air ainsi obtenus sous le ballon et dans la voile, tout en manoeuvrant le gouvernail pour les changements de direction ou s'il emploie une voile mobile, il la déplacera au moyen d'une longue ficelle qu'il tiendra constamment à sa portée : double et même triple opération, qui nécessitera un continuel mouvement de tout le corps de l'aéronaute et constitue un vélocipède aérien dans toute l'acception du mot. (Fig. 7.) »


HANRY, Navigation aerienne par le plus lourd que l'air fondée sur le vol de l'oiseau envisagé au point de vue mécanique: Possibilité du vélocipède aérien, Paris, Imp. Dubuisson et cie, 1869.

"Le vélocipède est la plus noble conquête de l'homme !" (J. Legrand, 1869)


Bar-le-Duc (Meuse): monument élévé en l'honneur des frères Pierre et Ernest Michaux, "inventeurs et propagateurs du vélocipède à pédales."



« Le Vélocipède est un des signes du temps. Après le coche, la diligence; — après la diligence, le chemin de fer; — après le chemin de fer, le Vélocipède...

Qu'on ne se trompe pas à ce dernier terme de progression : la marche du progrès est continue. Le chemin de fer va plus vite, sans doute ; mais c'est la vitesse mécanique, brutale, inintelligente... Le Vélocipède est la vitesse individuelle émanant de l'homme même, la rapidité raisonnée se ployant aux caprices de la volonté ; — la vitesse personnelle remplaçant la vitesse collective, l'affirmation de la puissance des nerfs substituée à celle de la vapeur... […] Aussi, la vogue du Vélocipède n'est-elle plus une affaire de mode et de sport, — c'est une fièvre.

Ce cheval de bois et d'acier comble un vide dans l'existence moderne; il ne répond pas seulement à des besoins, mais à des aspirations. […] Le Vélocipède, selon nous, n'est pas un caprice. S'il a pris place d'emblée dans la vie moderne, s'il excite à l'heure qu'il est une sorte d'engouement, cela ne saurait faire tort à son caractère d'utilité. Ce qui le prouve, c'est qu'à mesure qu'il se répand dans le monde élégant, le gouvernement et les grandes administrations l'emploient a es services spéciaux.

Il est certain que le Vélocipède restera. Nous étudierons peut-être un jour l'influence que ce nouveau véhicule doit exercer sur l'avenir, et nos neveux s'écrieront peut-être, en parodiant le mot de Buffon : LE VELOCIPEDE EST LA PLUS NOBLE CONQUÊTE DE L'HOMME ! [...]

Le Vélocipède, dirigé par un cavalier exercé, peut fournir de longues carrières et atteindre de grandes vitesses. Voici quelques renseignements à ce sujet, puisés aux sources les plus authentiques : deux Vélocipédistes ont accompli, en six jours, une course de cent cinquante lieues, distance de Paris à Bordeaux, ce qui donne une moyenne de 100 kilomètres par jour. Ils n'abusaient aucunement de leurs forces et n'éprouvaient qu'une fatigue ordinaire. Rien ne les eût empêchés de continuer leur voyage dans les mêmes conditions.

On cite, mais à titre de tour de force et de pari, une course de 250 kilomètres, accomplie en vingt heures consécutives, y compris les temps de repos. La plus longue traite qu'un Vélocipédiste vigoureux puisse fournir sans s'arrêter ne peut guère dépasser 150 kilomètres.

Ces mesures sont ce qu'on pourrait appeler des vitesses de voyage; elles sont infiniment au-dessous de la rapidité exceptionnelle qu'on peut obtenir, pendant un court espace de temps, en mettant des nerfs solides au service de l'amour-propre. On arrive à une vitesse de 500 mètres par minute, mais cette allure vertigineuse ne saurait se maintenir longtemps.

Ces exagérations de rapidité n'ont qu'un intérêt de sport et ne peuvent être l'objet d'aucune étude sérieuse. Il en est de même des excentricités que se permettent certains écuyers habiles, qui abandonnent le gouvernail, ou se posent en Renommée et en Amazone sur leur Vélocipède. On en a vu descendre l'escalier du Trocadéro et courir sur les parapets de la Seine : ce sont des jeux à se casser les reins.

Pourtant, nous ne saurions blâmer absolument les courses de Vélocipèdes, sans envelopper dans la même proscription les courses de chevaux ; cela nous ferait trop d'adversaires. Supposons que de même qu'on cherche à améliorer le cheval, on veut améliorer la fabrication des machines à la mode. Il est certain que les courses de Vélocipèdes sont moins dangereuses pour les écuyers.

La vitesse normale du Vélocipédiste voyageur est de 4 à 5 lieues à l'heure, ce qui triple à peu près la vitesse du pas accéléré. Le mouvement imprimé à la machine doit être aussi régulier que possible et agir avec plus de souplesse que de force, car nous répétons qu'il y en a très peu à dépenser.

Avec cette allure, on peut faire vingt lieues en cinq heures, sans plus de fatigue que si l'on s'était promené pendant le même temps; il y a même avantage en faveur du Vélocipède, car le mouvement de marche est continu, tandis que le cavalier peut prendre des moments de repos sans que sa course soit arrêtée. Cela lui arrive toutes les fois qu'il trouve des terrains en pente descendante ou qu'il est lancé assez rapidement pour abandonner la machine à elle même. Il quitte alors les pédales et repose ses pieds sur l'appui voisin, jusqu'à ce qu'il sente le besoin de précipiter sa course. Dans cette mesure, le Vélocipède, dont nous avons dit l'utilité, est non-seulement un amusement, mais un exercice hygiénique, salutaire et fortifiant.

Quant aux accusations qui frappent le Vélocipède et qui lui reprochent d’ébranler le système nerveux ; d'être l'origine de maladies intimes et peu séantes à nommer – il faut les reléguer avec les contes de bonne femme.

L'exercice du cheval est dix fois plus dangereux au point de vue sanitaire, — sans parler des ruades, des écarts et du mors aux dents. On ne saurait nier, sans doute, que l'abus du Vélocipède ne puisse avoir des inconvénients, — mais quel est donc l'exercice à qui l'on ne puisse faire le même reproche, fût-il le plus doux du monde, le plus agréable et le plus consolant ? »

Jacques LEGRAND, Manuel du vélocipède, Librairie du Petit journal, 1869.

vélocipède Michaux (dessin de 1869)


"la Prusse, en fait de machines perfectionnées, nous envoie des canons" (L. Dubois, 1867)

 
« Pour ce qui est de la Prusse, en fait de machines perfectionnées, elle nous envoie des canons, de tous calibres, de toutes formes, à âme lisse ou rayés, en bronze ou en acier, se chargeant par la bouche ou par la culasse, ceux-ci énormes, ceux-là mignons et charmants comme des bijoux de poche : tout un arsenal au complet. M. de Bismark a-t-il voulu nous faire peur en étalant sous nos yeux tout ce parc d'artillerie, cet attirail de guerre, à peu près comme fait le magister qui montre le martinet aux écoliers récalcitrants pour les inviter à être bien sages ? On le croirait, surtout à voir ce monstre d'acier, ce canon géant, qui pèse avec son affût près de cent cinquante mille livres et lance des boulets creux du poids de 500 kilogrammes... Au moins M. de Bismark se conduit là en galant homme et sachant son monde, il n'épargne pas la matière et nous envoie un diplomate de poids. Chaque parole, chaque coup, veux-je dire, de ce Talleyrand de fer, ne coûte guère qu'un millier de francs !

Espérons pour les finances prussiennes, et aussi un peu pour cette pauvre vie humaine si menacée, qu'il ne sera pas trop bavard. Si sa parole coûte si cher, son silence serait d'un tout autre prix ! Nos journaux, d'autre part, ne nous parlaient-ils pas naguère d'un petit canon récemment inventé chez nous et qui, David de bronze, dirait au besoin son fait au Goliath prussien? En attendant, notre fonderie impériale de Ruelle riposte au léviathan de M. Krupp (le Vulcain du Jupiter à aiguille) par l'envoi de deux colosses, lesquels, à la vérité, ne pèsent que 38.000 kilogrammes, une misère! 12.000 de moins environ que leur rival d'Essen...
D'ailleurs, ici, l'œil se heurte un peu partout à des engins de guerre, tous plus formidables les uns que les autres, et luttant de puissance destructive. Tant il est vrai que le palais de l'Industrie est le temple de la Paix ! »

Lucien DUBOIS, "L'exposition universelle à vol d'oiseau", Revue de Bretagne et de Vendée, 11e année, t. XXII, 1867.
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«  Le Canon géant. Par ce temps de fusils à aiguille, et d'inventions meurtrières, il n'y a plus que les pièces de guerre monstrueuses, qui puissent captiver le regard du public. On ne s'arrête plus, comme autrefois, devant la forme souvent gracieuse presque coquette des canons armoriés et richement enjolivés ; le fini de l'exécution, la perfection du bronze ou de l'acier, la beauté des proportions, la légèreté, rien de tout cela ne touche plus le visiteur. Les dames elles-mêmes ne veulent plus entendre parler que d'œuvres gigantesques, étourdissantes de l'artillerie moderne ; il leur faut par exemple d'immenses canons de rempart se chargeant par la culasse tels que celui qui sort de la grande fabrique d'acier fondu de M. Krupp, à Essen. Celui-là dérobe à son profit, par son imposante masse et par sa nouveauté, l'attention des moins belliqueux; impassible, inébranlable, il se pose en souverain dominateur au milheu des machines industrielles qu'il semble vouloir intimider et réduire au silence. [...]

Le poids de ce canon est de 47.454 kilogrammes; son affût pèse séparément 15.000 kilogrammes; son diamètre intérieur est de 0 m 356; il lance des projectiles de 500 kilog. et chaque coup revient à environ 1.000 francs. Ne voilà-t-il pas une machine bien avantageuse? En se plaçant même au point de vue militaire, ce léviathan des canons nous paraît trop difficile à manœuvrer pour pouvoir être d'une utilité réelle dans un combat.»

Hippolyte GAUTIER, Les curiositées de l'exposition universelle de 1867: suivi d'un indicateur pratique des moyens de transport, des prix d'entrée, etc. Paris, Delagrave, 1867.

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« ... vous avez vu le monstrueux canon d'acier qui épouvantait les chemins de fer allemands par son poids et qui serait resté sans rival au Champ-de-Mars si nos fonderies de Ruelle n'étaient venues relever l'amour-propre national. Ce canon prussien était l'oeuvre et la propriété d'un simple particulier, M. Krupp, qui s'est livré à l'agréable spécialité des engins les plus meurtriers. Ledit canon avait été forgé à Essen, dans les provinces Rhénanes, où 7.500 ouvriers sont occupés à ce travail trèsbeau, mais très-homicide ; il a été offert en cadeau à S. M. le roi Guillaume, qui a dû être fort sensible à un pareil présent, lequel est tout à fait dans ses goûts. Eh bien, cet émule de Vulcain, si redoutable à la race humaine en général, est, en particulier, d'une bonté remarquable pour ses cyclopes. Il les admet en participation directe à ses bénéfices et donne, à ceux dont il est satisfait, un intérêt dans sa maison. Que voilà de braves gens conviés à bénir la guerre ! M. Krupp les loge à prix réduit, quand ils sont mariés, et pour les cclibalaires, il a installé de vastes bâtiments où, moyennant 0,76 c. par jour, on a le vivre et le couvert.»

Henry DE RIANCEY, L'ouvrier. Journal hebdomadaire illustré, n° 338, 19 octobre 1867.

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Alfred KRUPP (1812-1887), portrait tiré de l'ouvrage collectif : Les contemporains célèbres illustrés (1869)
 
 
« Tout le monde se souvient encore du canon monstrueux que M. Krupp, un industriel dont la Prusse est si fière, a exposé au Champ de Mars, et du grand prix que le jury crut devoir décerner à sa manière de fondre et de forger l'acier. Rappelons en peu de mots qu'il avait fallu seize mois pour fabriquer le canon-géant qui trônait à l'entrée de la section prussienne; que chaque coup tiré par cet engin, si l'on calcule le capital employé et le prix de la charge et des projectiles, revenait à près de quatre mille francs ; que les projectiles lancés par lui pesaient plus de 500 kilog.; que pour transporter ce colosse de Prusse en France, les compagnies de chemins de fer n'avaient pas trouvé de wagon assez solide et que l'on avait dû construire une voiture spéciale en fer et en acier.

On a pu se demander, en s'élevant au-dessus d'une admiration que la force matérielle ne peut inspirer, ce que prouve un canon, si gros qu'il soit? Si c'est le mérite et la puissance de la fabrication, il est à déplorer que ce mérite et cette puissance ne soient pas appliqués à de meilleurs résultat ? M. Michel Chevalier, en faisant la revue des grands prix de l'Exposition, a laissé tomber, de sa plume compétente, le jugement suivant : "La célèbre maison Krupp travaille d'après un procédé particulier dout elle réussit à garder le secret depuis un quart de siècle environ. Elle avait exposé des objets de taille colossale en acier fondu et forgé, notamment un canon dont la vue seule inspirait l'effroi et dont cependant les méchants ont prétendu qu'il faisait plus de peur qu'il ne pourrait faire de mal." »

J. LAURENT-LAPP, "M. Krupp", dans : Les contemporains célèbres illustrés, 106 portraits, 106 études, Paris, A. Lacroix, Verboeckoven & Cie, 1869.

mardi 13 avril 2010

"... elle creusa avec ses mains... et découvrit un linge ensanglanté..." (docteur Bergeret, 1863)


"Maternité", peinture d'Eugène Carrière (1849-1906), musée d'Orsay.



« Le 24 avril 1855, le juge d'instruction près le tribunal d'Arbois fut prévenu que la fille Coubatit, de Cramans, canton de Villers-Farlay, était soupçonnée d'avoir, à la suite d'une grossesse dont les apparences frappaient tous les regards, accouché clandestinement et mis à mort sou enfant. Nous nous transportâmes à la mairie de ce village, et la prévenue nous fut amenée. Elle nia tout énergiquement. L'examen que je fis de sa personne me fit découvrir des traces certaines d'une parturition récente, et j'en fis part aux magistrats. On ramena la jeune fille, et le procureur impérial lui dit, d'un ton fort acerbe : "Mademoiselle, vous avez menti ; monsieur le docteur affirme que vous avez accouché." Le ton menaçant du magistrat produisit sur la prévenue une vive impression de terreur; elle s'exalta les dangers de sa position, et, voulant faire bonne contenance, elle répondit sur un ton très décidé : "Non, monsieur, cela n'est pas vrai. — Comment, cela n'est pas vrai, répliqua le magistrat, vous osez le dire après l'affirmation du médecin. — Non, non, cela n'est pas vrai." Le juge d'instruction appela les gendarmes et déclara à la jeune fille qu'elle allait être conduite en prison. "Conduisez-moi tant que vous voudrez, dit-elle, mais je suis innocente." Les gendarmes allaient la saisir ; alors je demandai aux magistrats de me permettre d'avoir avec la jeune fille un entretien particulier. Nous passâmes dans la chambre voisine.

Voici le motif pour lequel j'avais sollicité cet à parte. En examinant la jeune fille, j'avais reconnu les traces d'un accouchement récent, comme un écoulement lochial, une dilatation anormale de l'entrée du vagin, le col utérin ouvert, le corps de la matrice gros comme les deux poings; quelques gouttes de lait séreux avaient coulé à la pression des seins, qui étaient développés et durs. Mais le ventre n'offrait aucune vergeture; la fourchette n'était point effacée ni déchirée; l'aréole des mamelons n'était pas bistrée comme chez les femmes brunes avancées dans leur grossesse, et cette fille était brune au plus haut degré. Je présumai donc qu'elle avait pu faire une fausse couche de cinq à six mois, et que son enfant n'était pas né viable. Je lui fis part de ces soupçons en lui disant que, s'il en était ainsi et si elle voulait me mettre en mesure d'en donner la preuve aux magistrats, cette affaire n'aurait pas de suites. A ces mots, les traits de sa figure s'épanouirent, et elle me dit : "Serait-il bien vrai, monsieur ? — Oui, j'en réponds, lui dis-je ; ayez confiance en moi." Alors elle se leva en me disant : "Venez avec moi." Elle me conduisit au milieu de la forêt voisine, et là, derrière un buisson, elle creusa avec ses mains à environ un pied de profondeur et découvrit un linge ensanglanté dans lequel se trouvait un fœtus arrivé au cinquième mois de la grossesse. Non seulement il n'avait pas respiré, mais encore il était évident qu'il était mort dans le sein de la mère plusieurs jours avant la fausse couche, car il offrait tous les signes d'une macération prolongée dans les eaux de l'amnios.

Il n'y avait donc plus lieu de penser à un infanticide. Mais quelle avait été la cause de la fausse couche? Les magistrats interrogèrent plusieurs témoins à ce sujet. Ils apprirent que la rumeur publique accusait la jeune fille d'avoir fait usage de fortes doses de sabine ; que cette sabine lui aurait été préparée par un monsieur auquel on attribuait la paternité de l'enfant, et qui avait pu cueillir des rameaux de Sabine dans le jardin d'un de ses voisins où j'allai, en effet, constater l'existence d'un fort beau sujet de celle espèce. Mais toutes ces allégations ne reposaient sur aucun fait matériel dont la preuve pût être fournie aux magistrats. La jeune fille attribuait sa fausse couche à une chute sur le ventre.

Bref, les magistrats mirent la jeune fille en liberté. Mais supposons que je ne l'eusse pas amenée par la douceur et le raisonnement à nous découvrir le corps du délit ; que, se raidissant toujours contre l'interrogatoire plein d'aigreur du magistrat, elle eût persisté dans ses dénégations, cette fille eût été traînée en prison par les gendarmes au milieu de toute la population attirée par l'événement, puis condamnée, sinon pour infanticide, au moins pour défaut de déclaration de naissance et inhumation irrégulière. »

Dr Bergeret (Médecin on chef de l'hôpital d'Arbois, Jura), "quelques causes d'erreurs dans les recherches médico-légales", Annales d'hygiène publique et de médecine légale, 1863.

La journée du 22 mai 1848 à la Martinique



"L'abolition de l'esclavage dans les colonies françaises (27 Avril 1848)", peinture de François Briard (1798-1882), musée national du château de Versailles.



« ASSEMBLÉE NATIONALE.

Présidence de M. Sénard. — Séance du 22 juin.

M. L'Amiral Casy, ministre de la marine est des colonies. Il m'est parvenu ce matin des nouvelles fâcheuses des Antilles. Je crois devoir en donner connaissance à l'Assemblée pour que l'émotion publique n'aggrave pas encore le mal. (Oui ! oui !)

Voici le résumé des dépêches qui me sont parvenues de la Martinique et de la Guadeloupe :

Sans attendre l'abolition officielle de l'esclavage, on a proclamé cette grande mesure, cela a été le signal d'une grande agitation dans la Martinique; cependant l'ordre avait été maintenu jusqu'au 20 mai, mais à cette date des rassemblements se formèrent à Saint-Pierre pour demander l'élargissement des noirs arrêtés par la police. La ville a été envahie par la population noire et livrée au meurtre et au pillage.

La journée et la nuit du 22 mai ont été signalées par des actes déplorables. Une maison occupée par la famille Desabaye et de laquelle un coup de fusil avait été tiré contre les noirs a été incendiée, maîtres, enfants et domestiques, en tout 35 personnes, ont été brûlées. (Sensation.)

Vingt autres maisons ont été brûlées et de malheureuses victimes ont succombé.

Le lendemain 23, l'autorité municipale de Saint-Pierre a pris les mesures nécessaires au maintien de l'ordre et elle a publié l'arrêté suivant :

"Art. 1er. L'esclavage est aboli à partir de ce jour à la Martinique. Le maintien de l'ordre public est confié au bon esprit des anciens et des nouveaux citoyens français. Ils sont, en conséquence, invités à prêter main forte à tous les agents de la force publique pour assurer l'exécution des lois.
Saint-Pierre, 23 mai 1848.
 Le général de brigade, Rostoland."

 L'arrêté était suivi de la proclamation suivante :

"Citoyens de la Martinique, la grande mesure de l'émancipation que je viens de décréter a détruit les distinctions qui ont existé jusqu'à ce jour entre les diverses parties de la population ; il n'y a plus parmi nous de maîtres ni d'esclaves; la Martinique ne porte aujourd'hui que des citoyens. J'accorde amnistie pleine et entière pour tous délits politiques consommés dans la période du mouvement que nous avons traversée. Je recommande à chacun l'oubli du passé. Je confie le maintien de l'ordre, le respect de la propriété, la réorganisation si nécessaire du travail à tous les bons citoyens; les perturbateurs, s'il en existait, seraient désormais réputés ennemis de la République, et comme tels, traités avec toute la rigueur des lois.

Saint-Pierre, 23 mai 1848.
Le général de brigade, gouverneur provisoire, Rostoland."

M. le gouverneur termine en m'annonçant qu'au départ de sa dépêche la situation était aussi bonne que possible.

Le gouverneur de la Guadeloupe m'écrit qu'à la nouvelle des événements de la Martinique, il a cru devoir ordonner l'abolition immédiate de l'esclavage, qui lui a été demandée par le conseil de la Pointe-à-Pître ; sa lettre se termine ainsi :

"Tout est calme autour de moi ; j'ai lieu de penser que la tranquillité ne sera troublée nulle part."

J'ai cru devoir porter immédiatement ces faits à la connaissance de l'Assemblée.

[...]

Un membre à droite : C'est le décret intempestif du gouvernement provisoire qui est cause de tout ce sang répandu.

M. Le Président : L'Assemblée entend-elle que la communication qui vient de lui èlre faite devienne l'objet d'une discussion incidente?

Voix nombreuses : Non ! non ! »


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« Importantes nouvelles de la Martinique.
Soulèvement des hommes de couleur contre les blancs.

Des événements déplorables ont signalé les dernières journées de mai à la Martinique.

Une sourde fermentation, provoquée par des nouvelles de la métropole et par l’annonce d’une prochaine émancipation, régnait depuis quelque temps. Les esclaves étaient travaillés par les hommes de couleur, et ces excitations avaient presque complètement fait disparaître le travail.

Le lundi 22 mai, le maire de Saint-Pierre fit arrêter un esclave qui avait proféré contre son maître des menaces d’assassinat. L’adjoint, homme de couleur, fit remettre cet esclave en liberté.

Le soir, effervescence générale. Les noirs et les mulâtres descendent dans la rue. Les blancs prennent la fuite ou sont forcés de se cacher. Trois familles s’étaient retirées dans une maison du quartier du Fort. Elles se composaient de trente-trois personnes, dont sept hommes seulement. Sous prétexte que cette maison constitue un camp, les insurgés s’y introduisent en brisant des portes et des fenêtres ; ils se précipitent dans l’escalier. L’un des assaillis, M. Desabaye père, placé au haut de l’escalier, fait feu ; il tue l’un des assaillants, et tombe lui-même immédiatement frappé de mort. Des noirs munis de torches mettent le feu à la maison.

"On vit alors, nous dit notre correspondant, un spectacle digne de pitié. Les flammes s’élèvent avec une horrible furie, toutes ces familles éperdues répandent des cris lamentables ; ces pauvres femmes demandent grâce pour elles et pour leurs enfants ; des fenêtres de la maison elles présentant à la foule ces petits êtres innocents qui lui tendent les bras. Elles la prient de les sauver au nom de la liberté, au nom de la République. Des cris de vengeance répondent seuls à ces voix suppliantes. Enfin l’incendie dévore toutes intéressantes victimes, et pas un être pour les secourir, pas une autorité pour les protéger.

M. l’adjoint du maire, préposé à la police, et qui a tant d’influence sur sa classe, n’avait même pas eu la précaution de placer les moindres agents de surveillance, de sorte que l’incendie avait déjà fait de rapide progrès, lorsqu’un détachement de troupes de la ligne et la compagnie des sapeurs-pompiers sont arrivés sur les lieux, non sans beaucoup de lutte.

Un assez grand nombre de maisons sont devenues la proie des flammes ; l’incendie s’est aussi propagé par l’effet de la malveillance, dans plusieurs autres rues du Fort ; le matin même, ces brigands promenaient insolemment et impunément leurs torches dans la ville, malgré la présence du général Rostoland, arrivé vers dix heures du soir. Le mouillage a été heureusement protégé du fléau."

Dans un autre quartier, un jeune homme, M. Fourniols (fils), assis sur le seuil de sa demeure, a été traîtreusement assassiné.

Le lendemain, le général Rostoland, gouverneur provisoire, décréta, sur l’invitation du conseil municipal de Saint Pierre, l’abolition immédiate de l’esclavage. Mais au lieu de prendre en même temps une attitude ferme et énergique, le gouverneur eut le tort de laisser croire que l’émancipation était la conquête des crimes de la nuit. Aussi l’effervescence était-elle loin d’être calmé le 25 mai, jour du départ du paquebot. »

La Presse, n° 48, jeudi 22 juin 1848.

"Dans leur sein battent des cœurs d’hommes..." (Le Salut Public, 1848)

"L'esclave affranchi" : tableau de Nicolas Gosse (1787-1878), musée départemental de l'Oise, Beauvais.













« De l’abolition de l’esclavage colonial.

S’il est un gouvernement qui puisse porter une main hardie sur l’édifice colonial, c’est la République française […] ; et M. Arago, ce grand patriote, ce savant illustre qui dirige avec tant d’autorité le Département de la Marine, a parfaitement compris que rien ne l’empêchait de dompter les résistances de la caste souveraine des colonies et de briser les chaînes des opprimés.

De la servitude vient le mal, c’est la servitude qu’il faut attaquer, non par des demi-mesures, mais par un système large et généreux, qui, sans exposer ni la vie ni la fortune des colons, rende aux classes laborieuses l’intelligence et l’énergie indispensables au succès de leurs travaux.

Que sont, en effet, ces races humaines pour lesquelles les colons n’ont que violence et iniquité ? Ce sont des êtres comme nous, que l’abjection dans laquelle ils vivent n’empêche pas de ressentir les horreurs de leur sort… Dans leur sein battent des cœurs d’hommes, et dans ces cœurs bout le désir de se venger de ces humiliations et des outrages de la servitude.

Ce sont des esclaves, me direz-vous ; ils viennent d’un pays inconnu ; ils sont noirs, leur nez est épaté, leurs cheveux sont crépus, leur odeur est étrange ; ce sont des êtres intermédiaires entre l’homme et les animaux, des êtres voués au joug par leur infériorité native… Insensés ! qui acceptez si légèrement des sophismes dictés par l’orgueil et la cupidité, que ne cherchez-vous, dans l’inégalité des degrés de civilisation, la cause des différences de conformation entre les races ?

Les sauvages ont, en général, le front aplati et l’angle facial moins ouvert que les Européens… Qui vous dit que ce soit pas l’effet du défaut d’exercice de leur intelligence, et qu’il n’en soit pas de leur cerveau comme de leurs bras, d’ordinaire moins développés que leurs jambes, qu’ils exercent davantage.

Au surplus, où avez-vous vu que la race noire ne fût point perfectible ? Elle marche… comment assigner un terme à ses progrès ? Toutes ses tribus ne sont pas restées à l’état sauvage. Quelques-unes sont entrées dans la voie de la civilisation. Le puissance nation des Ashantées (dans la Nigritie maritime) a pris, depuis quelques années, un rapide et brillant essor, et les Anglais, vaincus par elle, ont été sur le point d’abandonner tous leurs établissements sur la Côte d’or.

Les voyageurs qui ont exploré récemment l’Afrique centrale ont rencontré des villes et des villages peuplés de nègres laborieux, hospitaliers et parfaitement policés.

Mais, dira t-on, ces facultés ne dépassent pas une certaine limite… Ce serait condamner en même temps les Chinois, les Arabes, les Tartares et une foule d’autres peuples qui, arrêtés par des causes locales ou politiques, n’ont point fait un pas depuis des milliers d’années.

Comment d’ailleurs refuser à la race noire les facultés divines d’une intelligence qui s’est révélée par de si éclatantes soudainetés chez des individus qui lui appartiennent ? Croyez-vous que Michel Lando à Florence, que Mazaniello à Naples, fussent des chefs plus étonnants d’une révolution populaire que Toussaint Louverture, Dessalines, Christophe et tant d’autres Spartacus qui, nés dans les chaînes, s’élancèrent d’un bond au premier rang, et, sans autre guide que les inspirations d’un génie inculte, se montrèrent à la fois hommes de guerre, politiques habiles et législateurs profonds ? Ce n’est donc pas la capacité intellectuelle que l’on peut contester aux Noirs… […] »

Le Salut Public. Journal quotidien, politique, scientifique et littéraire, n° 4, dimanche 19 mars 1848.