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mercredi 27 janvier 2010

"Drapeau cher et sacré... puissent toujours tes nobles couleurs ombrager le front de la liberté ! " (Cormenin, 1832)


Libelle LXXXVI sur l'inauguration de la statue du général Barthélemy-Catherine JOUBERT (1769-1799) dans sa ville natale de Pont-de-Vaux (Ain) :



◄ Louis-Marie de Lahaye, vicomte de Cormenin (1788-1868).


« MESSIEURS,

Les villes qui honorent les grands hommes qu'elles ont vus naître, s'honorent elles-mêmes : elles pratiquent la plus pure des vertus qui est la reconnaissance, et par le prix qu'elles attachent aux belles actions de leurs concitoyens morts, elles excitent leurs concitoyens vivants à les imiter.

A peine les hommes vulgaires ont-ils rendu leur dernier soupir, que leur cendre se mêle à la terre comme une chose sans figure, sans souvenir et sans nom ; mais la mémoire des héros ne tombe point en poussière. Ils vivent éternellement après leur mort, de leur véritable vie, qui est la gloire.

Je ne sais, messieurs, quelles graves et tristes pensées viennent me préoccuper malgré moi au milieu de la joie et des pompes de cette solennité. Comme la révolution va vite ! Comme elle a été dévorante ! Que de jeunesse, que de grandeurs elle a moissonnées ! Sa faux ne vous a point respectés, Hoche, Kléber, Marceau, Desaix et toi Joubert, brillantes fleurs de la patrie, dont il ne reste plus qu'un parfum de gloire et d'immortalité. Mais du moins Joubert, frappé à Novi, Kléber immolé sur les rivages de l'Egypte, Desaix tombant dans les plaines fameuses de Marengo, tous sont morts comme en possession du sol étranger, où ils avaient arboré nos étendards. La France alors, rayonnant de son éclat guerrier et de ses patriotiques illusions, marchait dans la carrière de la liberté, de ce pas ferme et confiant dont va la jeunesse, et son nom était alors l'orgueil de ses enfants et l'admiration du monde.

Aujourd'hui tant d'orgueil nous siérait mal ; car où sont, je ne dirai pas nos conquêtes, mais nos alliés ? Où sont nos frontières? Où est cette Italie, si souvent témoin de nos stériles triomphes, puisque nous n'avons pas su l'affranchir de ses tyrans ? Où est cette Pologne dont nous ne pouvons plus prononcer le nom qu'en rougissant, et qui n'aurait jamais dû mourir tant que la France existait ? Où est cette France elle-même ? Et à la voir aujourd'hui toute humble et toute craintive, dirait-on que c'est encore là cette grande nation qui jadis, semblable à une reine, portait si haut parmi les nations et sa tête et son langage?

Qu'ils se réjouissent ceux qui ont rapetissé le colosse de juillet aux proportions d'un nain ! Qu’ils croient aux assoupissants mensonges des protocoles, ceux qui ne croient pas à la fortune de la France !

Nous, messieurs, veillons, veillons ! L’orage gronde, il s'approche, et la lutte éternelle entre le principe du droit divin et le principe de la souveraineté du peuple, va recommencer sur de nouveaux champs de bataille. Veillons ! Les rois absolus peuvent nous pardonner d'avoir planté nos aigles triomphantes sur les clochers de Vienne et de Berlin ; mais ils ne nous pardonneront jamais d'avoir voulu fonder le pouvoir sur les larges bases de la majesté populaire. Veillons! Serrons nos rangs. Plus de haines, plus de divisions. Ne sommes-nous pas tous les citoyens d'une commune patrie ? Ne sommes-nous pas tous les fils de cette France si glorieuse et si bien aimée ? Souffrirons-nous que les stupides soldats de la Sainte-Alliance nous imposent la brutalité de leur joug, leur propre servitude, leurs tributs et leurs rois ? Non, nous ne le souffrirons pas ! Nous voulons tous sans doute la liberté sans laquelle il vaudrait autant ne pas vivre ; mais avant tout, nous voulons l’indépendance du territoire, sans laquelle la liberté elle-même n'existerait pas.

Pour conserver ces deux biens inestimables, pour nous défendre au-dedans comme au-dehors, souvenons-nous, si la tyrannie nous opprime, que nous sommes citoyens, et si l'ennemi nous menace, que nous sommes Français ! Souvenons-nous que nous habitons une terre où il n'a jamais manqué de héros à l'appel de la victoire, et où, nous le jurons, il ne manquera jamais de défenseurs à la cause de la liberté ! Souvenons-nous que deux principes se partagent le monde, qu'il n'y en a qu'un seul de vrai, que c'est celui de la souveraineté du peuple et que le signe vivant de ce principe est le drapeau tricolore. C'est lui qui annonça à l'Europe l'émancipation de nos pères, lui qui se déploya sur les minarets de Moscou, lui que virent briller les enfants du Nil ; c'est lui qui guidait votre Joubert à travers le feu des batailles ; c'est lui, tant la gloire s'y attache, lui seul peut-être qui fit la révolution de juillet !

Drapeau de ma patrie, quand je te vis pour la première fois dans nos immortelles journées, flotter au haut des tours de Notre-Dame, je sentis battre mon cœur, et les pleurs de l'enthousiasme s'échappèrent de mes yeux. Drapeau cher et sacré, puisse-tu rouvrir à nos soldats le chemin de la victoire! Puissent toujours tes nobles couleurs ombrager le front de la liberté! »


Louis-Marie de Lahaye, vicomte de Cormenin, Libelles politiques, vol. 2, Paris, Hauman, Cattoir et cie, 1836.
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Note : l'inauguration de la statue de Joubert, oeuvre du sculpteur lyonnais Legendre-Héral, se déroule le 22 juillet 1832.
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vendredi 15 janvier 2010

Prolétaires et bourgeois : la vision de Jean Reynaud (1832)

"Les communistes : citoyen, t'as un beau paltot, un beau pantalon et de l'argent dedans; moi je n'ai absolument rien, c'est injuste, donc, comme nous sommes frères, tu vas me donner la moitié de ce que t'as et vivement."
Caricature de Mondor, 1848.

De la nécessité d'une représentation spéciale pour les prolétaires.

[...] « Je dis que le peuple se compose de deux classes distinctes de conditions et distinctes d'intérêt : les prolétaires et les bourgeois.

Je nomme prolétaires les hommes qui produisent toute là richesse de la nation, qui ne possèdent que le salaire journalier de leur travail et dont le travail dépend de causes laissées en dehors d'eux, qui ne retirent chaque jour du fruit de leur peine qu'une faible portion incessamment réduite par la concurrence, qui ne reposent leur lendemain que sur une espérance chancelante comme le mouvement incertain et déréglé de l'industrie, et qui n'entrevoient de salut pour leur vieillesse que dans une place à l'hôpital ou dans une mort anticipée. Je nomme prolétaires les ouvriers des villes et les paysans des campagnes, soixante mille hommes qui font de la soie à Lyon, quarante mille du coton à Rouen, vingt mille du ruban à Saint-Étienne, et tant d'autres pour le dénombrement desquels on peut ouvrir les statistiques ; l'immense population des villages, qui laboure nos champs et cultive nos vignes, sans posséder ni la moisson ni la vendange -, vingt-deux millions d'hommes enfin, incultes, délaissés, misérables, réduits a soutenir leur vie avec six sous par jour. Voilà ce que je nomme prolétaires.

Je nomme bourgeois les hommes à la destinée desquels la destinée des prolétaires est soumise et enchaînée, les hommes qui possèdent des capitaux et vivent du revenu annuel qu'ils leur rendent, qui tiennent l'industrie à leurs gages et qui l'élèvent et l'abaissent au gré de leur consommation, qui jouissent pleinement du présent, et n'ont de vœu pour leur sort du lendemain que la continuation de leur sort de la veille et l'éternelle continuation d'une constitution qui leur donne le premier rang et la meilleure part. Je nomme bourgeois les propriétaires depuis les plus riches, seigneurs dans nos villes, jusqu'aux plus petits, aristocrates dans nos villages, les deux mille fabricants de Lyon, les cinq cents fabricants de Saint-Étienne, tous ces tenanciers féodaux de l'industrie ; je nomme bourgeois les deux cent mille électeurs inscrits au tableau, et tous ceux qui pourront encore augmenter la liste, si l'opposition libérale arrive à son but et parvient à réduire le cens à un niveau plus bas. Voila ce que je nomme bourgeois.
Dira-t-on que ces deux classes n'existent pas, parce qu'il n'y a pas entre elles une barrière infranchissable ou une muraille d'airain ; parce qu'on voit des bourgeois travailleurs et des prolétaires propriétaires ? Mais je répondrai qu'entre les nuances les plus tranchées il y a toujours une nuance intermédiaire, et que personne, dans nos colonies, ne s'avise de nier l'existence des blancs et l'existence des noirs, parce que l'on voit entre eux des mulâtres et des métis. » [...]

Article de Jean Reynaud (1806-1832), Revue encyclopédique. Liberté, égalité, association (publiée par Hyppolite Carnot et Pierre Leroux), vol. 54, avril-juin 1832 (extrait).