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jeudi 3 juin 2010

"... je m’appelle d’Arcole, cela nous portera bonheur !" (28 juillet 1830)

Amédée Bourgeois. "Prise de l'Hôtel de ville : le Pont d'Arcole" (1830). Musée national du Château de Versailles.


« Le Jeune d’Arcole ou le Pont de la Grève.

Le Jeune d’Arcole appartenait à cette classe laborieuse d’ouvriers qui trouve son bonheur dans l’accomplissement de ses devoirs et le travail. Les parents d’Arcole avaient plusieurs enfants qu’ils élevaient de leur mieux. Ces bonnes gens se suffisaient par une honnête industrie et beaucoup d’ordre. Le héros de cette histoire était âgé de quatorze ans et travaillait en qualité d’apprenti chez un serrurier. Levé dès l’aurore, on voyait chaque jour le jeune Philippe d’Arcole, après avoir embrassé ses parents, rendu à sa mère de ces petits services qui sont utiles à un ménage pauvre, mais ordonné, conduire à une école gratuite du voisinage ses deux plus jeunes frères, et de là se rendre chez son maître pour y faire sa journée.

Philippe était un bon fils, bon frère et apprenti soumis. Son maître se louait toujours de son assiduité au travail ; et déjà, pour l’en récompenser, d’Arcole recevait tous les samedis une somme de cinq francs qu’il portait fidèlement à sa mère.

Le dimanche, on voyait l’heureuse famille réunie et aller ensemble, père, mère et enfants, faire autour de Paris de ces parties innocentes, qui peignent le bon accord et les bonnes mœurs. Le père de Philippe avait été sergent dans la vieille garde ; il avait fait toutes les guerres de la Révolution, et il était revenu sain et sauf des désastres de Moscou. Il fut l’un de ceux qui accompagnèrent le héros de la gloire française à l’Ile d’Elbe ; et ce n’est qu’après la catastrophe de Waterloo que le brave militaire unit son sort à la fille d’un honnête artisan. Tous deux vivaient heureux d’un petit commerce, et les enfants provenant d’une union aussi bien assortie, étaient l’exemple de leur quartier. [...]

Le 26 juillet 1830, le lundi, le vieux d’Arcole alla, contre son ordinaire, se promener avec aîné du côté des boulevards. Le vétéran de la vieille garde était un citoyen paisible, s’occupant plus de son petit commerce de fruitier, que des intérêts de l’Etat. Toutefois, quand il entendait parler de l’humiliation à laquelle ses anciens camarades étaient souvent exposés par les agents de Charles X, et qu’il se rappelait sa vieille gloire, son cœur se gonflait et ses yeux se remplissaient de larmes. Remarquant un poste de gendarmes qui s’éparpille au milieu d’un groupe de paisibles habitants de toutes les classes, il en demande la cause : son fils et lui écoutent. On parle d’ordonnances qui détruisent la liberté, qui annulent les élections, et cassent la chambre des députés… "Qu’est-ce que cela", dit-il ? Il se le fait expliquer. Chaque parole qu’il entend agite, émeut son cœur, et excite son courroux… Les satellites du Roi parjure sont devant lui ; il dit à son fils en les montrant de la main : "vois-tu ces soldats, il n’en ont que l’habit ; ils sèment la terreur parmi nous, et dont détester leur maître par la barbarie de leur conduite". Le jeune Philippe et son père, indignés, exaspérés de tout ce qu’ils ont vu, ne rentrent que tard à leur domicile après s’être mêlés aussi dans les groupes, et avoir manifesté tout ce que leur cœur excité par l’exemple, leur inspirait contre la force armée.

Le lendemain 27, l’ex-sergent de nos vieilles bandes, sans rien dire à sa femme, sort avec son fils, et lui dit : tu n’iras point aujourd’hui chez ton bourgeois. Nous sommes accoutumés, l’un et l’autre à ne nous occuper que de nos affaires, et c’est en général ce qu’on peut faire de mieux ; mais il paraît qu’il ne peut pas en être de même aujourd’hui. Tout Paris se trouve dehors, il y a du nouveau sans doute ; il faut que nous voyions cela. Et les deux faubouriens se tenant par le bras, s’avancent de rues en rues, de groupes en groupes, et s’instruisent ainsi des vœux du peuple, de ses intentions et de sa résistance. Ils arrivent rue Saint-Honoré, près de la Place du Palais-Royal, au même instant où les troupes de Charles X font une décharge sur le peuple, dont la fureur augmente progressivement à la vue du carnage. A cet aspect, le vieux guerrier et son fils se jettent dans la mêlée ; l’un saisit le sabre, l’autre le fusil d’un gendarme. Leurs yeux étincèlent d’horreur, de courage et d’honneur ; leur action surprend d’abord ; les citoyens présents électrisés, se joignent à eux, les suivent, et voilà deux hommes obscurs, devenus les chefs et les libérateurs de deux troupes nombreuses. Le père d’Arcole embrasse son enfant et lui dit : "Va, mon fils, le sang qui coule dans tes veines appartient à la patrie ; cours de tons côté où le danger t’appelle, ne recule point devant lui, il est beau de mourir pour son pays ; tandis que tu feras ton devoir, je remplirai le mien". A ces mots, le sergent de la veille garde s’éloigne avec une troupe nombreuse qui fait retentir les airs et les cris de liberté. Le jeune Philippe dans ce moment se croit un géant, un Hercule ! L’exemple et le discours de son père l’ont électrisé pendant toute la soirée et une partie de la nuit, il est partout où il y a du danger, des lauriers à cueillir, et des citoyens à défendre. La troupe qui le suit obéit aveuglément à son énergie, malgré sa jeunesse.


Après mille dangers, après avoir affronté la mort qu’il brave et dédaigne, d’Arcole, le 28, se trouve en face de l’Hôtel-de-Ville, sur le quai aux fleurs, proche du pont de chaînes. Muni d’un fusil dont il a appris à se servir en tirant sur les ennemis du peuple, il commande un feu roulant sur les Suisses qui ont repris et défendent l’Hôtel-de-Ville, et en encombrent la place. Mes amis, dit-il à ses compagnons, ce ne sont pas des Français que nous combattons ; les mercenaires ne méritent aucune pitié. Imitez-moi ; et s’élançant sur le pont de la Grève : "A moi, camarades, s’écrit-il ! les balles tuent, mais ne font point mal ; je vais vous le montrer ; si je succombe, donnez mon nom à ce pont ; je m’appelle d’Arcole, cela nous portera bonheur". On le voit au même instant, percé des balles ennemies, tomber en expirant à l’entrée de l’arc en pierre qui supporte les chaînes des deux côtés du pont.

La vue de leur camarade baigné dans son sang rend les compagnons d’Arcole furieux ; ils ne connaissent plus aucun danger, ils se pressent sur le pont, bravent les balles et la mitraille, et la victoire est à eux. Partout la cause sacrée de la Liberté triomphe, et des cris d’allégresse se font entendre. Le malheureux d’Arcole, que ses compagnons de gloire entourent, est porté dans un hospice. Les soins les plus touchants lui sont prodigués, mais ses jours étaient comptés ; Dieu l’appelant à lui laissa un exemple de dévouement à suivre pour la patrie.

Avant de mourir, Philippe demanda que son convoi funèbre passât sur le pont témoin de leur bravoure. Sa famille et ses camarades en pleurs, suivis d’un cortège nombreux, s’y arrêtèrent. On a placé sur le pont témoin de l’héroïsme du jeune ouvrier, ces mots simples et touchants : le pont d’Arcole. »

A. de Sainte, Les enfans de Paris ou les petits patriotes, scènes de courage, de présence d'esprit, de magnanimité, de grandeur d'âme et de désintéressement de la jeunesse parisienne pendant les journées des 27, 28, 29 juillet 1830, Paris, Nepveu, 1831.

La mort de D'Arcole, dessin paru dans 
A. Esquiros, Les martyrs de la Liberté, Paris, 1857.

mercredi 26 mai 2010

"J'étais loin... de prévoir les prodigieux événements qui viennent de se passer..." (Louis-Philippe, 1830)


"Louis-Philippe sur la barricade", peinture anonyme (1830 ?)















Lettre du Roi Louis-Philippe à l'Empereur François

« Paris, le 19 août 1830.

Monsieur mon Frère, Cousin et Beau-frère,

J'annonce mon avènement à la Couronne à Votre Majesté Impériale et Royale, par la lettre que le lieutenant général comte Belliard lui présentera en mon nom ; mais j'ai besoin de lui parler avec une entière confiance sur les suites d'une catastrophe que j'aurais tant voulu prévenir. Il y a longtemps que je regrettais que le Roi Charles X et son Gouvernement ne suivissent pas une marche mieux calculée pour répondre à l'attente et au vœu de la nation.

J'étais loin pourtant de prévoir les prodigieux événements qui viennent de se passer, et je croyais même qu'à défaut de cette allure franche et loyale dans l'esprit de la Charte et dans le sens de nos institutions, qu'il était si difficile d'obtenir, il aurait suffi d'un peu de prudence et de modération pour que ce Gouvernement pût aller longtemps comme il allait. Mais, depuis le 8 août 1829, la nouvelle composition du ministère m'avait fort alarmé. Je voyais à quel point cette composition était suspecte et odieuse à la nation, et je m'inquiétais, avec toute la France, des mesures que nous devions en attendre.

Néanmoins, l'attachement aux lois, l'amour de l'ordre ont fait de tels progrès en France, que la résistance au ministère ne serait probablement pas sortie des voies parlementaires, si, dans son délire, ce ministère lui-même n'en eût donné le fatal signal par la plus imprudente et la plus audacieuse violation de la Charte, et par l'abolition de toutes les garanties de nos libertés, pour lesquelles il n'est guère de Français qui ne soit prêt à verser son sang. Aucun excès n'a souillé cette lutte terrible; mais il était difficile qu'il n'en résultât pas quelque ébranlement dans notre état social, et cette même exaltation des esprits, qui les avait détournés de tout désordre, les portait en même temps vers des essais de théories politiques qui auraient précipité la France et peut-être l'Europe dans de grandes calamités. C'est dans cette situation, Sire, que tous les vœux se sont tournés vers moi.

Les vaincus eux-mêmes m'ont cru nécessaire à leur salut. Je l'étais encore plus peut-être pour que les vainqueurs ne laissassent pas dégénérer la victoire. J'ai donc accepté cette noble et pénible tâche, et j'ai écarté toutes les considérations personnelles qui se réunissaient pour me faire désirer d'en être dispensé, parce que j'ai senti que la moindre hésitation de ma part pouvait compromettre l'avenir de la France et le repos de tous nos voisins, qu'il nous importe tant d'assurer. Le titre de lieutenant général du Royaume, qui laissait tout en question, excitait une défiance dangereuse. Il fallait se hâter de sortir de l'état provisoire, tant pour inspirer la confiance nécessaire que pour sauver cette Charte si essentielle à conserver, et qui aurait été très compromise si l'on n'eût promptement satisfait et rassuré les esprits. Il n'échappera pas à la perspicacité de Votre Majesté, ni à sa haute sagesse, que pour atteindre ce but salutaire, il est bien désirable que les événements de Paris soient envisagés sous leur véritable aspect, et que l’Europe, rendant justice aux motifs qui m'ont dirigé, entoure mon Gouvernement de la confiance qu'il a droit d’inspirer. Que Votre Majesté veuille bien ne pas perdre de vue que tant que le Roi Charles X a régné sur la France, j'ai été le plus soumis et le plus fidèle de ses sujets , et que ce n'est qu'au moment où j'ai vu l'action des lois paralysée et l'exercice de l'autorité royale totalement anéanti, que j'ai cru de mon devoir de déférer au vœu national en acceptant la Couronne à laquelle j'étais appelé.

Les liens de famille et de parenté qui m'unissent à Votre Majesté ajouteront encore à mon désir de voir consolider l'heureuse harmonie qui subsiste entre nos Etats. Ces sentiments sont sincères, Sire, et j'ose croire que vous daignerez les partager.

Je prie Votre Majesté d'agréer, etc., etc. »

_______________

Lettre de l'Empereur François au Roi Louis-Philippe

« Schlosshof, le 8 septembre 1830.

Monsieur mon Frère, Cousin et Beau-Frère,

J'ai reçu par le lieutenant général comte Belliard la lettre que Votre Majesté m'a adressée en date du 19 août. Tout en déplorant vivement les catastrophes qui ont eu lieu en France, je me suis décidé, dès le moment où la nouvelle m'en est parvenue, à ne point intervenir dans les démêlés intérieurs de ce pays. J'ai pris cette résolution dans la ferme et légitime attente que Votre Majesté désirera, de son côté, d'éviter tout ce qui pourrait porter atteinte aux intérêts et à la tranquillité des autres Etats. Il existe entre la France et toutes les puissances de l'Europe des traités solennels, qui ont fixé d'une manière claire et précise leurs rapports respectifs, ainsi que l'état de leurs possessions territoriales. J'observerai religieusement ces traités, auxquels l'Europe doit les bienfaits de la paix dont elle jouit depuis quinze ans.

J'ai tout lieu de croire que toutes les puissances, connaissant les devoirs que lesdits traités leur imposent, et les droits qu'ils leur accordent, seront également convaincues de la nécessité de les prendre pour règle invariable de leur politique. Les paroles de Votre Majesté m'autorisant à la regarder comme animée des mêmes sentiments, je n'ai pas hésité à prendre acte de son avènement au trône, et je fais les vœux les plus sincères pour la stabilité et la prospérité de son règne.

Je suis, etc. »

vendredi 14 mai 2010

"Médor... l'empereur des chiens" (Ludwig Börne, 1831)


"Médor", Images d'Epinal de Pellerin, 1860.


« … Si sur cette terre on récompensait la vertu avec des dignités, Médor serait l'empereur des chiens : apprenez son histoire. Après l'assaut du Louvre, en juillet, on enterra sur la place qui est devant ce palais, du côté de la superbe colonnade, les citoyens morts à la bataille. Lorsqu'on mit les cadavres sur les charrettes, pour les porter au tombeau, un chien sauta, avec des cris déchirants, sur une des charrettes, et de là dans la grande fosse dans laquelle on jetait les morts. Ce ne fut qu'avec peine qu'on put l'en retirer; la chaux qu'on y répandait l'aurait consumé avant que la terre l'eût couvert. C'était le chien que le peuple appela depuis Médor. Pendant la bataille, il se tint toujours à côté de son maître, il fut lui-même blessé ! Depuis la mort de son maître, il ne quitta plus les tombes, tournait nuit et jour en gémissant autour du mur de bois qui enfermait l'étroit cimetière, ou courait ça et là en hurlant près du Louvre. Personne ne faisait attention à Médor, car personne ne le connaissait et ne devinait sa douleur. Son maître était sans doute un étranger qui n'était arrivé que dans ces jours à Paris, avait combattu, était mort pour la liberté de sa patrie, et avait été enseveli sans nom. Ce ne fut qu'après quelques semaines qu'on fit plus d'attention à Médor; il n'avait plus que la peau et les os et était couvert de plaies purulentes. On lui donna de la nourriture, il fut longtemps avant de la prendre. Enfin la persévérante compassion d'une bonne femme de bourgeois parvint à adoucir le chagrin de Médor. Elle le prit chez elle, pansa et guérit ses blessures, et le rétablit; Médor est devenu plus tranquille, mais son cœur gît dans le tombeau auprès de son maître, où celle qui en a eu soin le conduisit après son rétablissement, et qu'il n'a pas quitté depuis sept mois. Il a déjà été vendu plusieurs fois, par des hommes cupides, à de riches amateurs de raretés ; une fois il fut emmené à trente lieues de Paris, mais il retourna toujours. On voit souvent Médor sortir, en grattant, un petit morceau de toile dé la terre, se réjouir quand il l'a trouvé, et ensuite le remettre tristement dans la terre et le couvrir. Probablement c'est un morceau de la chemise de son maître. Si on lui donne un morceau de pain ou de gâteau, il l'enfouit dans la terre, comme s'il voulait en repaître son ami dans le tombeau ; il le sort ensuite de nouveau, et on lui voit répéter cela plusieurs fois pendant le jour. Dans les premiers mois, la garde qui est au Louvre prit chaque nuit Médor avec elle dans le corps-de-garde. Plus tard elle lui fit faire une cabane sur le tombeau même, et écrire dessus les vers suivants dont l’intention vaut mieux que l'exécution :

Depuis le jour qu'il a perdu son maître,
Pour lui la vie est un pesant fardeau ;
Par son instinct il croit le voir paraître,
Ah ! Pauvre ami, ce n'est plus qu'un tombeau.

Médor a déjà trouvé son Plutarque, ses rapsodes et ses peintres. Quand j'arrivai sur la place du Louvre, on m'offrit à acheter la biographie de Médor, des chansons sur ses actions et son portrait. Pour dix sous j'achetai toute l'immortalité de Médor. Le petit cimetière était entouré d'une large enceinte d'hommes, tous pauvres gens du peuple. C'est ici que gisent ensevelis leur orgueil et leurs joies. C’est ici qu'est leur opéra, leur bal, leur cour et leur église. Celui qui pouvait s'approcher assez pour caresser Médor, celui-là était heureux. Moi, aussi, je parvins enfin à pénétrer. Médor est un gros caniche blanc; je condescendis à le caresser; mais lui ne fit pas attention à moi, mon habit était trop bon. Mais si un homme en veste s'approchait de lui, ou une femme en haillons, et qu'elle le caressât, il y répondait avec bonté. Médor sait fort bien où il doit chercher les vrais amis de son maître. Une jeune fille, couverte de haillons, s’avança vers lui, il sauta sur elle, la tirait par ses vêtements, et ne la lâchait plus. Il était si content; il lui était si commode, s'il avait à demander quelque chose à la pauvre fille, de s’être pas obligé de commencer par se baisser et de la prendre par le bord de la robe comme une grande dame en toilette ! L'enfant était toute fière de la familiarité de Médor. Moi, je m'en allai tout doucement, j'avais honte de mes larmes. Si j'étais Dieu, je voudrais dispenser beaucoup de joies parmi les pauvres créatures du monde; mais la première serait d'éveiller l'ami de Médor. Pauvre Médor !
Paris jeudi 25 février. »


Ludwig Börne, Lettres écrites de Paris en 1830 et 1831. Paris, Paulin 1832.

jeudi 18 février 2010

La dictature peut-elle servir à étayer la Monarchie ?


◄ en signant les ordonnances du 25 juillet 1830 qui suppriment la liberté de la presse, Charles X viole délibérément les principes de la Charte. Paris. Musée Carnavalet.


« Le maintien des libertés publiques, non moins que le salut du trône, exigent absolument que le Roi se revêtisse le plus tôt possible de la dictature qui lui appartient dans les cas où la sûreté de l'Etat est compromise ; et que, profitant des lumières que l'expérience de la Charte lui a données, il révise, dans sa haute sagesse, les institutions qui entravent sa marche. La nécessité de cette grande mesure est généralement sentie par tous les hommes qui se sont trouvés depuis quinze ans à la tête des affaires.

Parmi tant de ministres qui ont été appelés à mettre la Charte à exécution, il n'en est pas un peut-être qui, dans le secret de sa conscience, ne reconnaisse aujourd'hui qu'il y a contradiction entre les divers éléments de la puissance législative; que cette contradiction doit entraîner la perte de la monarchie, et qu'il est impossible de sauver le trône par des moyens légaux, c'est-à-dire, par des moyens concertés avec la Chambre actuelle des Députés , ou toute autre chambre émanée des collèges électoraux. Qui donc empêche que cette mesure ne soit prise? Il faut le dire : c'est le manque de résolution. […]

Qu'ont-ils fait pour le trône tous ces mille ministres qui se sont si rapidement succédé depuis la restauration ? En est-il un qui ait songé à établir une institution qui n'eût pas pour but le moment présent et l'intérêt de sa propre conservation ? Qui d'entre eux a songé à la France? Qui a songé au trône, attaqué avec tant de rage dès le jour même où il fut relevé ? Qui a songé à arrêter cette démocratie dévorante qui s'approche du trône et menace de l'engloutir?

Est-ce être gouvernés que de l'être comme nous le sommes depuis quinze ans? Est-ce avoir une constitution, un roi, des libertés, un ordre quelconque ? "C'est vivre seulement, et aller d'un jour à l'autre. L'état des affaires n'est ni paix ni trêve. C'est un repos d'assoupissement qu'on procure au peuple par artifice, et le sommeil des coupables n'est pas plus agité ni plus inquiet que cette trompeuse tranquillité" (Pensées de Balzac, page 223).

Il est temps que ce désordre finisse et que nous cessions d'être le jouet de quelques misérables et la risée de l'Europe. Il ne s'agit plus de caresser de vaines théories ; il s'agit d'établir enfin un gouvernement. Voulons-nous la Royauté ? Veuillons donc tout ce qui constitue la Royauté : une noblesse, des privilèges, des rangs et des distinctions politiques. Il n'y a pas de Royauté sans cela. C'est être le peuple le plus inconséquent de la terre ; c'est vouloir à la fois et ne vouloir pas, que de nous obstiner à établir une monarchie républicaine, c'est-à-dire, une monarchie fondée sur l'égalité. Nous perdrions à ce travail insensé nos efforts et nos peines. Un tel mode de gouvernement n'est pas chose qui puisse exister, parce qu'il met sans cesse en présence deux principes inconciliables : la Royauté et la République; et qu'au lieu d'établir la paix dans l'Etat, il y établit au contraire une guerre nécessaire et permanente, dans laquelle un de ces principes doit finir par triompher de l'autre.

Que la Royauté fasse donc ce que tout autre pouvoir ferait à sa place : qu'elle se sauve elle-même, puisque les choses sont arrangées de manière qu'aucun autre pouvoir politique ne peut l'aider à se sauver. Qui serait assez insensé pour aller demander à des hommes investis d'une grande autorité de se proclamer inhabiles à l'exercer, et de s'en dépouiller en faveur d'une classe de citoyens plus élevés et plus recommandables? Il ne faut pas braver la nature humaine et se jouer de ses infirmités.

Si la révolution se borne à crier, on se bornera à lui fermer la bouche ; si elle en appelle à la force, point d'hésitation : "Qu'on se garde de lui envoyer des gens de robe longue, chargés d'offres et de conditions; mais qu'on aille la visiter avec des canons et des soldats" (Pensées de Balzac, page 224), et qu'on la mette pour toujours hors d'état de troubler le monde.

Les Bourbons ne connaissent point assez tout le danger de leur faiblesse. Qui leur parle? Qui leur dit l'état exact des choses ? Eux-mêmes savent-ils interroger le silence qui les entoure? Hélas ! le peuple les contemple déjà avec une tendre pitié! Lorsqu'il les voit s'obstiner à ne passe défendre; se laisser abreuver d'outrages ; abandonner pièce à pièce toute leur autorité J il s'habitue à les considérer comme des victimes irrévocablement condamnées. Il ne sait, il est vrai, comment expliquer cette rigueur du ciel. L'antiquité de leur race; la douceur héréditaire de leur domination ; leur piété exemplaire; leur fidélité à leurs engagerions; tout semble devoir éloigner d'eux un arrêt si sévère : mais cependant le peuple y croit, et celte destinée semble se manifester déjà par les signes les plus menaçants.

Que les Bourbons se hâtent donc d'éclaircir leur sort et de conjurer ces sinistres présages. Qu'ils croient à leur force, et chacun y croira avec eux. Leur cause est aujourd'hui la cause de la propriété, de l'ordre et de l'indépendance nationale. Sans les Bourbons, il n'est plus personne en France qui puisse être assuré de ses biens, de sa liberté et de sa vie.

Ce n'est point la crainte d'être quelque jour en butte à la fureur des Jacobins qui m'arrache des cris si persévérants. Mourir de la révolution, ou de l'une de ces mille pestes qui affligent l'humanité, qu'importe ? Mais, tomber sans défense sous les coups de son ennemi, et n'avoir point à saisir quelque arme, quelque épée y il y a dans un pareil sort quelque chose qui ne se peut supporter.

Les révolutionnaires ont voulu la liberté indéfinie de la presse ; ils périront par la presse. La révolte n'aura pas seule ses menaces et ses foudres. Le dévouement aussi pourra faire entendre sa voix, et porter l'épouvante dans l'ame des factieux. Le Roi sera éclairé sur les piéges tendus à sa loyauté. Il saura les complots ourdis contre sa maison, et les moyens légaux à l'aide desquels on espère renverser son trône. […] »


Charles Cottu (conseiller à la Cour royale de Paris), De la nécessité d'une dictature, Paris, Belin-Mandar et Devaux, 1830 (mars), p. 134 et suiv.

 
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« Pour étayer la monarchie, on cite avec emphase l'exemple de la république romaine, qui, dans les grands dangers, créait un dictateur. Citation qui ne prouve rien pour une dictature perpétuelle : et qu'on se ressouvienne que cette dictature tant vantée a détruit la liberté romaine et l'empire.

Mais j'attaque même la dictature limitée des Romains ; et loin d'en être l'admirateur, je n'y vois que l'aveu de l'insuffisance des lois, de la faiblesse des bases de son gouvernement; je ne vois que lu morale, la raison éternelle ensevelie sous le monstrueux et ruineux édifice de ces édits, de ces ordonnances, décès plébiscites que le délire guerrier de ce peuple féroce, assassin, avait élevé.

Je vois qu'on n'avait recours à ce moyen que parce qu'on manquait d'une bonne constitution, que parce que cette république d'oppresseurs, ce sénat de tyrans n'avait que des lois que le temps, la nécessité, le malheur avaient dictées; mais des lois prises dans les rapports éternels d'homme à homme, ils n'en avaient pas. Cicéron, Atticus, Epictète étaient dignes de leur en donner; mais il aurait fallu qu'il leur eût été permis de détruire les fantômes qu'on avait élevés, et qui gouvernaient l'empire : mais malheureusement pour sa durée, il n'était pas en leur puissance d'apporter une main réformatrice sur ce tas d'usage de lois qu'un état violent, que la force autorisait […]

A quoi servait donc cette dictature tant citée, tant vantée ? A rendre l'exécution unique et par-là plus active. Eh bien ! Au lieu d'avoir recours à ce moyen ruineux, dangereux, organisez si bien le corps politique, pour que, dans nulle occasion, on ne puisse empêcher ses efforts sans se nuire ; que chacun voie que son plus grand intérêt est l'exécution de la loi. Vous verrez s'il est besoin que la force coercitive soit un seul instant dans la main d'un seul, pour commander l'obéissance pour sa parfaite célérité. Cette opinion n'est qu'un monstre dans l'ordre moral, un fantôme politique, né de la tyrannie, de l'esclavage et de l'impuissance de faire des lois.

La révolution de la France, et toutes celles qui s'opèrent par les forces du peuple, ont bien démontré à qui veut voir, qu'il n'est pas besoin que la force exécutrice ne soit confiée qu'à un seul, quand le salut de tous commande. Il faut des lois immuables, qui ne puissent agir que par ce mobile. La cause de la destruction des empires est dans son absence, vient de ces lois individuelles et nécessairement contradictoires, que le défaut de calcul, de génie a enfantées. Elles amènent, par leur choc, la guerre intestine, bientôt la guerre civile, la confusion et la ruine inévitable des forces sans cesse agissantes contre l'âme de la patrie.

On s'étonne d'avoir vu tomber les empires ; je serais bien plus surpris s'ils existaient encore. Des hommes de génie ont recherché la cause de leur décadence, de leur chute ; ils ont vu les conséquences des principes de leur ruine ; ils ont tous pris les effets pour la cause.

On assure, avec audace, que c'est telle ou telle cause qui a détruit Carthage, Athènes et Rome. Eh ! Messieurs, qui vous a si bien instruits ? Les empires tombent l'un sur l'autre, peut-être parce que tout doit tomber : mais s'il est permis, à nous, placés si loin des événements, environnés, accablés de préjugés que le gouvernement, que les tyrans politiques et religieux, que les siècles ont fait naître, s'il nous est permis, dis-je, d'avancer une opinion, à nous qui ne pouvons souvent pas démêler le fil d'une intrigue, d'un fait qui s'est passé sous nos yeux, j'ose assurer que le défaut de morale en a été la cause principale. »

Louis de La Vicomterie de Saint-Samson, Du peuple et des rois, Paris, Rouanet, 1833 (3e éd.), pp. 27-31

lundi 1 février 2010

"Les cinq étages" (Béranger, 1830)



Les cinq étages
Paroles : Pierre-Jean de Béranger (1830)

Air : Dans cette maison à quinze ans, ou J'étais bon chasseur autrefois

Dans la soupente du portier,
Je naquis au rez-de-chaussée.
Par tous les laquais du quartier,
A quinze ans, je fus pourchassée ;
Mais bientôt un jeune seigneur
M'enlève à leurs doux caquetages :
Ma vertu me vaut cet honneur,
Ma vertu me vaut cet honneur,
Et je monte au premier étage,

Là, dans un riche appartement,
Mes mains deviennent des plus blanches.
Grâce à l'or de mon jeune amant,
Là, tous mes jours sont des dimanches.
Mais, par trop d'amour emporté,
Il meurt. Ah ! Pour moi, quel veuvage !
Mes pleurs respectent ma beauté,
Mes pleurs respectent ma beauté,
Et je monte au deuxième étage,

Là, je trompe un vieux duc et pair,
Dont le neveu touche mon âme.
Ils ont d'un feu payé bien cher,
L'un la cendre et l'autre la flamme,
Vient un danseur nouveaux amours ;
La noblesse alors déménage.
Mon miroir me sourit toujours,
Mon miroir me sourit toujours,
Et je monte au troisième étage,

Là, je plume un bon gros Anglais,
Qui me croit veuve et baronne,
Puis deux financier vieux et laids,
Même un prélat : Dieu me pardonne !
Mais un escroc, que je chéris,
Me vole en parlant mariage…
Je perds tout, j'ai des cheveux gris,
Je perds tout, j'ai des cheveux gris,
Et je monte encore un étage.

Au quatrième, autre métier :
Des nièces me sont nécessaires !
Nous scandalisons le quartier,
Nous nous moquons des commissaires.
Mangeant mon pain à la vapeur,
Des plaisirs je fais le ménage.
Trop vieille, enfin, je leur fais peur,
Trop vieille, enfin, je leur fais peur,
Et je monte au cinquième étage.

Dans la mansarde, me voilà :
Me voilà pauvre balayeuse !
Seule et sans feu, je finis là
Ma vie au printemps si joyeuse.
Je conte à mes voisins surpris
Ma fortune à différents âges ;
Et j'en trouve encore des débris,
Et j'en trouve encore des débris,
En balayant les cinq étages.



"Etages du monde parisien". Composition de Bertall ; lithographiée par Lavielle pour "Le Diable à Paris" publiée chez Hetzel. Reprise dans L'lllustration du 11 janvier 1845 (p. 293).