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jeudi 9 septembre 2010

"Tout le reste de la journée nous étions au bord de la mer" (anonyme, 1851)

« Un jour de l'automne dernier, Evélina était à son piano, étudiant sa leçon, quand la porte du salon s'ouvrit devant deux de ses amies qu'elle n'avait pas vues depuis plus d'un mois.

Evélina poussa un cri de joie, les autres en firent autant, et, selon l'habitude, les petites filles se mirent à s'embrasser en parlant toutes les trois à la fois. Questions et réponses partaient, se croisaient, comme les fusées d'un feu d'artifice.

Quelques minutes suffirent pour laisser passer ce flot de paroles, et alors ces demoiselles, un peu calmées parce qu'elles avaient déchargé leur cœur, commencèrent à causer raisonnablement. Ecoutons-les.

Marie : Nous savons en gros que vous êtes tous allés aux bains de mer, que vous vous êtes beaucoup amusés. Mais cela ne nous suffît pas ; il faut, ma petite Evélina, que tu nous racontes cela de fil en aiguille. […]

Berthe : […] D'abord où êtes-vous allés ?

Évélina : A Sainte-Marie ; c'est un hameau tout près de Pornic. Pornic est un petit port de mer situé sur la côte de Bretagne, à douze kilomètres au sud de l'embouchure de la Loire.

Berthe : Au sud ! Est-ce que tu vas nous parler comme un capitaine de vaisseau ? Le sud, est-ce à droite ou à gauche ? parle-nous comme tout le monde.

Marie : […] Vous avez donc passé un grand mois à Sainte-Marie, dans un tout petit village ?

Évelina : Dans un tout petit village. Figurez-vous une pauvre église de campagne, une espèce de grange surmontée d'un clocher; autour de l'église une trentaine de maisons jetées sans ordre, et au lieu de rues des chemins où en hiver il doit y avoir un pied de boue.

Berthe : Et vous ne vous êtes pas ennuyée à mourir dans un pareil endroit !

Évelina : Non ; et cela par une raison bien simple, c'est que si la maison que nous avions louée était à Sainte-Marie, nous n'y rentrions que pour manger et dormir : tout le reste de la journée nous étions au bord de la mer, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre.

Berthe : Et que pouviez-vous y faire ?

Évélina : D'abord, prendre tous les jours notre bain ; ensuite, nous promener, chercher des coquillages, ramasser des moules, attraper des crabes, pêcher dans les flaques des petits poissons ; fureter dans les trous, sous les pierres, pour y trouver une foule d'animaux plus drôles, plus curieux les uns que les autres. Que sais-je encore ? Ce qu'il y a de certain, c'est que quand l'heure du déjeuner, du dîner ou du coucher arrivait, nous étions si affairés que nous demandions toujours des minutes de grâce pour achever quelque chose de commencé.

Marie : Et comment prend-on les bains de mer ?

Évélina : Voici la manière dont nous nous baignions. Il se peut qu'on se baigne avec plus de cérémonie ailleurs; j'ai entendu parler d'espèces de petites voitures qu'on roulait dans la mer; mais je n'ai rien vu de semblable, et je ne puis vous parler que de la méthode généralement suivie à Pornic et dans les environs.

Nous avions adopté, pour prendre nos bains, une petite anse située à dix minutes de Sainte-Marie, et presque au pied du phare de Pornic. Cette anse, creusée par la mer dans la ceinture de rochers qui borde la côte depuis Pornic jusqu'à l'embouchure de la Loire, semble avoir été faite exprès pour l'agrément des baigneurs. Ils y trouvent une plage du plus beau sable, unie et moelleuse comme un tapis, et si légèrement inclinée qu'en s'avançant dans l'eau on ne peut craindre d'être brusquement surpris par sa profondeur, puisqu'à chaque pas en avant cette profondeur augmente à peine d'un travers de main.

Au fond de cette anse le gardien du phare place tous les ans une rangée de cabanes qui ressemblent tout à fait aux guérites des soldats, à la seule différence qu'elles sont munies d'une porte pour s'enfermer et d'un carreau de vitre pour les éclairer. Le mobilier de chacune d'elles se compose d'un banc pour s'asseoir, d'un portemanteau et de chevilles pour suspendre ses habits, d'un petit miroir, et enfin d'une boîte pour placer sa bourse et sa montre quand on en a. C'est dans ces cabanes que nous nous déshabillions, et que nous mettions notre costume de bain... un joli costume, allez ! dans lequel on est fagotée à faire peur : il consiste en un large pantalon de grosse laine roussâtre, en une blouse fermée de même étoffe ; et il est complété par un serre-tête de toile cirée, qui empêche les cheveux d'être mouillés. Quand chacun avait fait cette superbe toilette et que nous étions toutes prêtes, nous prenions la corde...
Berthe : Quelle corde?

Évélina : Tiens, c'est vrai ; j'ai oublié de vous parler de la corde. C'est une corde solidement fixée à la tète de pieux qui s'avancent en ligne droite dans la mer. En allant d'un pieu à l'autre cette corde forme donc une espèce de rampe à laquelle on se tient à deux mains ; sans ce point d'appui des fillettes comme nous seraient renversées par les moindres vagues.

C'est donc en suivant la corde que l'on entre dans l'eau, et l'on va jusqu'à ce que l'on en ait presque au menton. Alors on danse, on saute, on s'en donne à cœur joie. Chaque fois qu'on voit arriver une lame plus haute que les autres, on crie : A la lame ! pour que tout le monde se mette sur ses gardes, c'est-à-dire serre la corde, et ferme la bouche ; et la vague vous soulève, et passe majestueusement au-dessus de vos têtes.

Marie : Alors vous vous trouviez tout à fait sous l'eau ? Et vous n'aviez pas peur ?

Évélina : Pas le moins du monde. Cela nous amusait, au contraire, beaucoup. On ne reste sous l'eau qu'un instant, pendant que la lame passe pour aller se fondre en écume sur le rivage. Quelquefois cependant nous étions bien attrapées ; c'est quand nous étions surprises par une lame pendant que, nous soulevant de terre, nous nous laissions flotter sur l'eau suspendues à la corde : c'était là notre manière de l'aire la planche. Mais pendant qu'on se balançait ainsi en babillant, arrivait sournoisement une lame qui vous coupait la parole et vous salait la bouche... et, pour vous consoler, on se moquait de vous.

Berthe : Mais si malheureusement, dans ces moments-là, vous aviez lâché la corde ?

Évelina : Vous ne sauriez vous imaginer combien on s'y cramponne, sans avoir besoin d'y penser, et par un mouvement naturel. Puis je suppose que cela me fût arrivé : la vague m'eût emportée vers le rivage, et laissée presque à sec sur le sable. De plus il y avait toujours là le maître nageur, prêt à nous repêcher, comme il disait. Enfin nous allions toujours nous baigner à marée montante, quand le courant et les lames portent à terre.

[…] Ce n'est que vers la fin de notre séjour à Sainte-Marie que nous n'avons plus pris nos bains avec le même plaisir, à cause de l'apparition d'une énorme quantité de méduses. Ce sont bien les plus dégoûtantes bêtes qu'on puisse imaginer. […] Eh bien, pendant les huit derniers jours que nous sommes restés à Sainte-Marie, non seulement on ne pouvait faire un pas sur la plage sans rencontrer des cadavres de méduses ; mais quand nous nous baignions, celles qui flottaient encore venaient à chaque instant nous passer sous le nez, et nous avons fini par ne plus entrer dans l'eau qu'une baguette à la main, pour les écarter de nous. »

C. G., Les enfants au bord de mer, Tours, Ad. Mame & Cie, 1851.

mercredi 7 juillet 2010

Une journée à l'école de natation : 2e partie (Eugène Briffault, 1845)


« ... Les nageurs viennent en foule jusqu'à quatre heures, et depuis quatre heures jusqu'à six heures, c'est une invasion véritable, une cohue étourdissante de voix et d'agitation.

La jeune fashion est exacte à ce rendez-vous quotidien ; l'âge mûr et la vieillesse y sont aussi représentés. Il n'y a plus dans les écoles ni caleçons bleus, ni caleçons rouges ; tout y est bariolage; on court après l'originalité, mais le plus souvent on n'attrape que le grotesque et le ridicule. Il y a là des peignoirs bizarres, des costumes excentriques, et des caleçons qui jouent au turc, à l'arabe, à l'écossais, au grec et au polonais ; on rencontre des baigneurs qui paradent déguisés, ne se mouillent jamais, et qui vont à l'école de natation comme ils iraient au bal masqué. […]

Dans les bassins, les nageurs pullulent, on se heurte, on se choque, l'eau prend la physionomie d'une masse humaine liquide et visqueuse; les sages s'abstiennent de ce tohu-bohu. Les habiles se produisent avec tous leurs avantages, qui la brasse, qui la coupe, qui la marinière. Les uns fout la planche, les autres se jettent debout, ou les jambes croisées dans l'altitude d'un tailleur... La vague vous fustige quelquefois avec sévérité; les belles-têtes se succèdent, et aussi les plat-dos, si l'élan est trop fort ; s'il est trop faible, les plat-ventre et les plat-cuisses. Ces chocs irréguliers sont assez douloureux ; le dommage qu'ils causent se manifeste par une vive rougeur. Une tête mauvaise est, en outre, honnie par des huées impitoyables. […]


Cependant les groupes se forment ; les uns se couchent comme des nègres au repos, les autres se drapent à l'antique dans leur peignoir, s'isolent comme des tragédiens qui répètent leur rôle, ou se réunissent comme les nouvellistes de Rome et d'Athènes ; il y en a qui singent la halte d'un douair dans le désert, d'autres écoutent un orateur, comme les Napolitains autour d'une improvisation ; il y a dos philosophes qui ont un auditoire et qui dogmatisent sur le monde, la morale, la politique, l'industrie et bien d'autres choses ; des journalistes petits et grands; des poètes dépoétisés, et des faiseurs de calembours ; la galanterie des récits et des confidences y est nue, comme ceux qui en parient ; tous posent, les uns avec faste, les autres avec orgueil, plusieurs sans le savoir. Les gros ventres, les têtes énormes, les petites jambes, les genoux gros, cagneux et rentrants, les épines dorsales tordues, les tailles sans lin, les bras maigres, les pieds longs et vilains, engendrent des caricatures à réjouir Gavarni et Daumier.

L'homme est laid dans l'eau, et, au sortir de l'eau, tout son être est grelottant, mouillé et souffreteux ; on ne croirait jamais que tant d'heur et tant de félicité pussent se cacher sous ces piteuses mines de nageurs. Ce qu'il y a de plus amusant, ce sont ceux qui, sur le pont ou sur l'escalier en spirale construit au côté droit de l'amphithéâtre, pour les gens qui aiment à tomber de haut, l'ont la parade au dehors. Ces statues aériennes ne se jettent jamais ; c'est une exhibition à l'usage des beaux yeux des dames qui cheminent sur le quai en traversant le pont Louis XV ; on a comparé ces gens à des dindons qui font la roue sur un perchoir.

L'aspect de l'école de natation a aussi son côté philosophique. S'il est un lien où l'homme, dépouillé de toutes les distinctions extérieures, loin de toutes les distances et de tontes les conventions sociales, revienne à l'égalité réelle et n'ait plus que sa propre valeur, c'est à l'école de natation. Quels plaisants démentis cette vérité vraie, sans toiles et toute nue, donne à la vérité habillée ! C'est devant ce bassin, dans lequel s'agite pêle-mêle un amas de créatures humaines à l'état primitif, que l'on comprend bien l'utilité des habits brodés, des galons, des décorations, des insignes et des oripeaux du luxe et de la vanité ; sans ce clinquant du dehors, combien ne serait-il pas difficile d'assigner à chacun la place qu'il occupe !

Ce pauvre hère que vous apercevez là-bas, bleu, tremblotant et transi, assis tristement sur ce banc, comme un coupable : eh bien ! cet être si piteux, c'est un membre très célèbre de la haute magistrature ; longtemps il fut accusateur, aujourd'hui il est juge. Ce gros homme, qu'on ne peut s'empêcher de trouver laid et commun, c'est un dandy. M.**, un des membres les plus renommés du Jockey-Club. — Que voulez-vous ? vous le voyez tel qu'il est ; mais sa voilure, ses chevaux, sa livrée, son coiffeur et son corset l'attendent à la porte. Quel est ce triste jeune homme qui s'avance si gauchement sur ses jambes grêles et chétives, qui descend par l'échelle des petits et qui voudrait pouvoir entrer dans l'eau sans se mouiller ?— Comment vous dire, madame, que c'est le brillant et audacieux comte de C..., dont les grands airs vous étonnaient, dont la bonne grâce et les charmantes manières vous séduisaient; vous alliez l'aimer ; et, maintenant... il vous inspire le rire et la pitié... Qu'en eût-on fait à Sparte, où le costume ne pouvait mentir ? Que de passions ne résisteraient pas à ces épreuves ! [...]


Les femmes ont aussi leurs bains froids; elles ont des bains à vingt centimes, dans lesquels les mœurs et les habitudes ne diffèrent point de celles des bains d'hommes, si ce n'est qu'on s'y baigne avec une décence extérieure que l'on n'observe pas dans les établissements masculins.

Les baigneuses, vêtues de laine foncée noire on brune, n'ont de nu que le cou, les pieds et les bras; le pantalon-caleçon est à plis, en blouse, afin qu'il ne puisse pas coller sur les formes; presque toutes les femmes portent un serre-tête. Quelques-unes, dans une intention d'élégance, ajoutent à ces serre-tête des ruches, ce qui est horrible; d'autres se coiffent, comme Mazaniello, avec de véritables bonnets de la liberté en laine, bleus, rouges ou bruns. Les plus coquettes bordent en couleur leurs pantalons-caleçons, gardent dans le bain leurs colliers et leurs bracelets, laissent flotter leurs cheveux ou pendre les tresses et les boucles ; quelques autres arrivent coiffées comme si elles allaient à la cour. Rien n'est plus bizarre que de voir une tête ainsi parée sortir de l'eau.


Les femmes nagent moins que les hommes, cependant plusieurs d'entre elles donnent des têtes et plongent : il est vrai que la profondeur des bassins n'est pas redoutable; l'eau ne monte pas plus haut que le cou d'une baigneuse de taille ordinaire ; elles excellent surtout à nager sur le dos.

Les ébats sont plus vifs dans les bains des femmes que chez les hommes; elles se lutinent à outrance et souvent se disputent jusqu'au bout des ongles; elles aiment à se jeter dans l'eau plusieurs ensemble, en se tenant par la main, à former des rondes dans les bassins, comme les naïades autour du char d'Amphitrite.

Aux bains des femmes, qui prennent aussi le titre d’Ecole de natation, se rencontrent surtout des héroïnes de la galanterie et du plaisir opulent ; les autres femmes se tiennent à l'écart, et les bonnes renommées se séparent des ceintures dorées. La cantine est pourvue de pâtisseries, de vins fins et... d'eau-de-vie ! Le punch et quelquefois aussi le vin de Champagne y sont joyeusement fêtés. On y fume tout autant que chez les hommes.

Dans ces bains féminins, les types les plus grotesques et les plus amusants se mêlent aux plus délicieuses images. Après le bain, les femmes se coiffent, s'habillent, peignent et tressent leurs chevelures, et se toilettent au soleil comme font les colombes et les tourterelles ; c'est, dit-on, un ravissant tableau tout à fait dans le goût et dans le dessin oriental. On assure que l'année dernière un jeune dandy a coupé sa barbe pour le contempler.

A l'école de natation et dans les bains des deux sexes, en s'abordant, en ne se demande pas mutuellement des nouvelles de la santé : la première question est toujours celle-ci : — L'eau est-elle bonne ? L'eau est bonne, lorsqu'elle procure une sensation agréable ; elle est mauvaise si son contact blesse par le sentiment du froid; l'air est dans les mêmes conditions i les nageurs aiment mieux l'eau bonne et l'air mauvais que l'eau mauvaise et l'air bon ; le vrai nageur consulte le thermomètre, comme le marin regarde la rose des vents. Au moindre signe de pluie tous les baigneurs se jettent dans l'eau... pour ne pas être mouillés : c'est un instinct de grenouilles.

Quant à la statistique financière des bains froids de la Seine, elle est fort difficile a établir, tant les variations atmosphériques rendent les produits de tous les établissements incertains et douteux. Les bains froids sont ouverts pendant quatre mois et demi, cent quarante jours environ; il y a des journées torrides où l'on peut estimer le chiffre de l'argent dépensé, en rivière, par la population parisienne, à dix ou quinze mille francs, et d'autres où, sous l'impression d'une température froide et humide, les recettes des bains froids ne réalisent pas, toutes ensemble, cinq cents francs. Il est bien entendu que les sommes provenant du prix des abonnements, et qui sont fort élevées, surtout par le nombre des collèges, pensions et institutions qui s'abonnent, ne sont pas comprises dans cette estimation. Les éléments de ce calcul n'ont pas été réunis ; mais il faut croire que cette spéculation est avantageuse; elle est fort recherchée.

Les accidents sont rares dans les écoles de natation ; les plus lointains souvenirs ne parlent d'aucun sinistre grave ; il y a eu des dangers courus, mais sans résultat funeste ; il y a eu aussi des indispositions subites, mais qui ne peuvent point être attribuées au défaut de sûreté ou de vigilance.

Paris est le seul lieu du monde où l'on puisse employer une journée d'été de manière à chanter, le soir, sans remords :

C'est ainsi qu'on descend gaiement
Le fleuve de la vie. »

 
Eugène Briffault, "Une journée à l'école de natation", Le Diable à Paris. Paris et les Parisiens : moeurs et coutumes, caractères et portraits des habitants de Paris, tableau complet de leur vie... Paris, J. Hetzel, 1845.

lundi 28 juin 2010

Une journée à l'école de natation : 1ère partie (E. Briffault, 1845)

(Dessins de Bertall).

« Une journée à l'école de natation est un des plus piquants tableaux de mœurs de la vie parisienne; elles s'y montrent nues.

Les portes sont ouvertes de bonne heure ; le matin, l'école est visitée par quelques nageurs consciencieux, qui se baignent avec amour, et chez lesquels le plaisir lui-même tient toujours un peu du devoir ou de l'affaire. La familiarité s'établit entre ces baigneurs habitués et les employés; on cause pêche, natation et rivière; les mariniers jettent le filet en attendant que la journée commence. Vers dix heures, les premiers baigneurs sont partis; le plus grand nombre a déjeuné avec un cigare apporté du dehors; quelques-uns ont savouré modestement, mais avec un de ces appétits de nageurs, qui est de la famille de l'appétit de chasseur, un déjeuner invariablement composé d'une saucisse, d'un petit pain et d'un petit verre d’eau-devie ; c'est un menu primitif que nos ancêtres nous ont légué. Le matin, il y a beaucoup d'enfants qu'on désigne familièrement sous les noms de gamins ou moutards. Vers midi, l'école s'anime et se peuple; mais la foule, qui commence à grossir, n'emplit pas les bassins; tous ces gaillards-là sont des viveurs plutôt que des nageurs ; ils viennent, ces Sardanapales et ces Balthazars d'eau douce, goûter le plaisir du déjeuner tout nu, variété divertissante du déjeuner à la fourchette. Les omelettes et les œufs sur le plat foisonnent dans ce sybaritisme. D'autres bandes suivent les premières, et alors s'organisent des déjeuners que le boulevard Italien et la rue Montorgueil pourraient envier. Le bain reste désert et l'eau n'est fréquentée que par quelques jeunes gens à jeun et ceux qui se baignent du bout des pieds en attendant que les côtelettes soient cuites; on entend quelques explosions de bouteilles de vin de Champagne ; le café, le gloria et le punch parfument l'atmosphère; le cigare fume partout. Sommes-nous chez Véfour ou à l'école de natation ? C’est fort difficile à deviner. "Garçon. mon bifteck ? — Voilà ! — Ma friture ? — Voilà ! voilà ! — Notre poulet sauté ? — Voilà! voilà ! voilà !"


Le tour de l'école de natation arrive enfin ; les déjeuners expirent, à moins, ce qui n'est ni rare ni surprenant. qu'ils ne se prolongent pour se joindre au dîner. Les déjeuneurs font la sieste dans l'attitude des veaux qu'on expose à Poissy, un peu partout, sur les bancs, sur le divan, dessous ou dessus les tables, sur le plancher nu ou sur le long tapis qui s'ouvre sur le sol des galeries. Il est deux heures : vienne le maître de nage. […] Son costume est traditionnel; en été, il porte le pantalon blanc et la veste blanche, la chemise rose, les bas à côtes rondes, alternant de rouge et de blanc, la large ceinture rouge; ses souliers ont la coquetterie de l'escarpin des muscadins, et n'ont pas détaché la large boucle ; il a sacrifié sa queue et ses cadenettes, il est à la titus, mais il n'a pas renoncé à la grande boucle d'oreille d'argent et à la grosse épingle; l'ancre est toujours l'emblème dont il se plaît à parer ses joyaux. Sa figure bronzée est encadrée par d'épais favoris; tout en lui témoigne de sa force et de son expérience.

Au moral, le maître de nage a cette vanité que Molière a donnée à ses maîtres d’armes, de danse, de musique et de philosophie; il met l'art de la natation avant et au-dessus de tous les autres […] Cette bonne opinion de la science qu'il professe se réfléchit dans ses sentiments et dans son langage. Quoique marin de rivière, il ne se pique point de politesse, il ne s'humilie pas et ne se courbe sous aucune main; il a une superbe indépendance ; mais il ne va pas jusqu'à la rudesse; il a du monde à sa façon, et il est un peu plus poli avec les gens qu'il ne le serait avec son caniche. Le maître de nage s'ennuie de ne rien faire ; l'oisiveté l'irrite, non point par amour du travail, mais parce qu'il ne gagne rien les bras croisés ; il aime le repos qu'il goûte au cabaret après une journée laborieuse et productive; il est sobre, et, quand il ne s'enivre pas, il vit de peu. Lorsque la leçon donne, le maître de nage s'humanise et devient presque doux ; mais, quand la leçon ne donne pas, son humeur est massacrante : alors c'est un loup de mer. Il a horreur de ce qu'il nomme les mauvaises pratiques, à la tête desquelles il place les élèves des collèges et des pensions, qui ne peuvent pas économiser sur leurs semaines de quoi lui donner un pourboire. Ce qu'il lui faut, ce sont des gentlemen, des petits barons allemands, ou des princes russes en bas âge, conduits par leur gouverneur, et qui ont toujours la pièce blanche pour payer ses petits soins. Les grands et longs adolescents, les hommes d'âge mûr, sont pour lui de véritables poules au pot ; il les endoctrine si bien sur l'excellence de tout ce qu'il va leur enseigner, qu'ils ne peuvent faire moins que de se montrer généreux. Le maître de nage, dans l'exercice de ses fonctions, tient beaucoup du recruteur et surtout de l'instructeur qui dresse les conscrits. Il en a la voix et les intonations; il ressemble aussi au maître d'armes.

"Allons, monsieur (ou jeune homme), attention ! Les coudes au corps... Ferme!... et ne bougeons pas! le premier mouvement s'exécute en allongeant vivement les bras en avant, et votre coup de jarret bien écarté. — Une, deux... ferme!... N'ayez pas peur... — Allons, monsieur (ou jeune homme), pour achever l'impulsion, rapprochez vivement les cuisses; tendez les jarrets ; écartez les mains à plat sur l'eau. — Une, deux, trois ! allons, ferme! C'est bien monsieur (ou jeune homme). — Maintenant nous allons passer au second mouvement, pour respirer. — Les bras en demi-cercle, appuya sur l'eau; respirez ; ployez les jarrets; rapprochez les talons; remettez-vous comme en commençant. Allons, ferme ! — Ce n'est pas ça, je vais vous répéter; mais je me sèche le gosier, pensez-y, monsieur." Ce monologue glisse le long d'une corde; à un bout est suspendu l'élève qui baigne dans l'eau ; c'est le patient ; à l'autre extrémité on rencontre le maître de nage, marchant sur le bord, et penché sur l'eau. Il n'est pas rare que le maître de nage fasse boire un coup d'eau à ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas lui faire boire un verre de vin.

Ces leçons dans l'eau sont quelquefois précédées de leçons à sec ; tantôt on fait répéter debout les mouvements de la natation, tantôt ou suspend par des sangles, dans l'air, ceux que l'eau effraye trop. — Sous sa brusquerie apparente, le maitre de nage, ce grognard de la Seine, est doux et bienveillant ; il ne fera jamais de mal à ceus même dont il croit avoir le plus à se plaindre ; il est bon pour l'élève ; ses petites vengeances et ses mouvements de mauvaise humeur ne vont pas, ainsi qu'il le dit lui-même, au delà d'une gorgée. Il est rempli de sollicitude; sa vigilance et son dévouement n'ont pas de bornes; de l'œil il surveille la faiblesse des uns, l'imprudence et la sottise des autres.

L'éducation du nageur, commencée par la sangle, continue par la perche, c'est une gaule de sauvetage au moyen de laquelle ou suit chaque brassée, comme les bras d'une mère ou d'une bonne suivent les pas d'un enfant; à la moindre hésitation, la perche protectrice que tient le maître de nage est présente et secourable. Ces fonctions demandent une attention soutenue, dont le surveillant ne s'écarte jamais. De la rive, il donne des conseils aux nageurs ; il répond ans questions qu'on lui adresse sur tous les points de l'art; mais il veut qu'on reconnaisse ces services : un cigare, la goutte et tous les petite présents qui entretiennent l'amitié lui sont fort agréables. Le maître de nage et tous les hommes de sens n'admettent aucun des moyens factices inventés pour soutenir le corps sur l'eau : les vessies, les ceintures ballonnées et les gilets de liège sont proscrits par lui ; la sangle, la perche, un bon vouloir, du calme et de l'application, les livres et les instruments du nageur. »

Eugène Briffault, "Une journée à l'école de natation",  Le Diable à Paris. Paris et les Parisiens : moeurs et coutumes, caractères et portraits des habitants de Paris, tableau complet de leur vie... Paris, J. Hetzel, 1845.

vendredi 18 juin 2010

"La miraculeuse fontaine est devenue un vrai Pactole pour les Andelysiens" (B. de Villiers, 1870)

« Il est bon qu'on sache que la foi n'est pas morte au beau pays de France, quoi qu'en dise M. Louis Veuillot, le poète des Couleuvres ; et que, fut-elle bannie du reste de la terre, on la retrouverait toujours florissante en la coquette cité des Andelys […]

Vers la partie la plus déclive du Grand-Andely s'élève un immense tilleul, à végétation splendide et âgé d'une série de siècles, dont le tronc largement creusé pourrait contenir une chapelle confortable. […] La tradition veut que l'arbre ait été planté par la reine Clotilde, quand elle vint de Rouen à Andely pour y faire construire un monastère. […] Au pied du tilleul, et baignant ses racines, se trouve la fontaine miraculeuse. Les archéologues sceptiques veulent que ce soit tout bonnement une piscine ou nymphée gallo-romaine, les mécréants ! […]

La miraculeuse fontaine est devenue un vrai Pactole pour les Andelysiens. On vient s'y baigner, boire et acheter de son eau de cinquante lieues à la ronde. J'ai évalué, cette année, le nombre des pèlerins à quatre mille au moins. Quatre mille étrangers de plus dans une bourgade de cinq mille habitants, cela ne laisse pas que de jeter sur la place un joli tas de gros sous. Aussi tout le monde, clergé, municipalité, habitants, ont-ils, depuis longues années, compris l'importance de l'aubaine. […]

Personne ne croit au pèlerinage, mais chacun s'en fait le comparse, le compère. "Plus la cérémonie sera belle et pompeuse, plus il viendra d'étrangers et de dupes; plus les uns gagneront d'argent, plus s'amuseront les autres," écrivait à ce propos, on 1835, le spirituel bâtonnier du barreau andelysien, notre regrettable ami feu D.-F. Mesteil, dans ses intéressantes Lettres critiques sur les Andelys— maintenant rarissimes et rachetées au poids de l'or […]. Aujourd'hui, comme en 1835, le spectacle est le même. "Aucun citadin ne se baigne, mais beaucoup attendent après la fontaine pour effectuer un payement : on promet l'argent de son loyer pour après la Sainte-Clotilde." Elle rapporte tant aux aubergistes, cafetiers, hôteliers, marchands de chapelets, etc., etc., qui s'entendent comme larrons en foire pour plumer le pèlerin !

Procédons par ordre, et narrons épisodiquement la cérémonie. Elle a lieu le 2 juin, veille de la fête de sainte Clotilde, cette patronne des Andelys étant morte un 3 juin quelconque entre 531 et 539.

Bien avant le lever du soleil, les pèlerins affluent en ville par toutes les routes. Les uns apportent leurs vivres de trois jours dans d'immenses paniers; presque tous sont armés de bouteilles en grès, de gourdes, pour emporter de la précieuse eau qu'on paye deux sous le verre, et bien plus cher si on n'a pas eu la sage précaution de se munir d'un récipient au départ. Il en est qui apportent une dame-jeanne pleine de cidre, de poiré; cette boisson bue, ils font remplir à la fontaine leur immense vase, et, de retour au pays, vendent aux enchères l'eau sainte! Ils rentrent ainsi dans leurs frais de route, et au centuple.

Tous débarquent à l'église Notre-Dame et s'y installent dans les postures les plus pittoresques. Beaucoup y mangeront, boiront, coucheront, dormiront jusqu'au lendemain. La maison de Dieu est hospitalière avant tout. Au dedans et au dehors grouille toute une vermine de truands et de gueux béquillards, tous plus ou moins éclopés, cul-de-jatte, bossus, idiots, crétins, bancroches, manchots, moignons sanglants, caliborgnes, aveugles, goutteux, goitreux, eczémateux, dartreux, chancreux, éléphanliaseux, galeux, paralytiques, épileptiques, etc. Toutes les hideurs humaines! C'est l'escorte habituelle; ils vivent, eux aussi, ces misérables bipèdes, du pèlerinage et de ses produits. Ils sont les coryphées indispensables dans cette grande momerie chrétienne. Toute la journée, les messes succèdent aux messes. Entre l'office solennel et les vêpres, les pèlerins se livrent aux petites pratiques que nous allons énumérer :

Se faire dire un évangile. — Habitude presque exclusivement normande, qui se pratique comme suit : le pèlerin s'agenouille au seuil d'une chapelle, où est de planton un prêtre, qui se met aussitôt à réciter avec une extrême volubilité le premier texte latin venu d'un évangile quelconque, auquel le pèlerin n'entend goutte. Cette prière est récitée sur la tête du pèlerin, que le prêtre couvre de son étole. A côté, un acolyte tend son bonnet carré en guise de bourse, où, à chaque évangile, doit tomber un patard (décime) au minimum. Le paysan normand sait compter. J'en ai vu se faisant réciter des évangiles à la douzaine ; jamais je n'ai vu tomber dans le bonnet carré plus d'un gros sou à la fois. Le prêtre s'interrompait; le pèlerin mettait la main à la poche puis jetait son patard dans le bonnet carré, et toujours ainsi. Pas d'erreur possible dans l'addition avec ce sage système.

Mettre un cierge. — Les cierges se mettent partout. Un essaim de jeunes filles, douze à seize ans, jolies, parées, ont été réunies et catéchisées ad hoc. Ce gracieux bataillon sacré est distribué par pelotons dans les chapelles et la nef, pour quêter, vendre des amulettes et des cierges qu'elles allument à celui qui brûle devant la statue de la sainte. Elles vont, criant d'une voix féline: « N'oubliez pas la bonne sainte, s'il vous plaît ! » — Il y a rivalité de gros sous entre elles; elles luttent à qui allumera le plus de cierges, comme plus tard à qui allumera le plus de cœurs ! Quelques-unes ont l'air assez espiègle pour inspirer des craintes aux pèlerins méfiants, et il n'est pas rare de voir une vieille femme rester en prière devant son cierge pour le regarder brûler et s'assurer que la donzelle qui le lui a vendu ne le fera pas fondre par malice.

Faire toucher. — Ce n'est pas là le moins plaisant […] On fait toucher surtout dans la chapelle de la sainte, où est la plus grande image. Un sacristain est là, muni d'une perche; on lui donne divers objets : chapelets, missels, images, bagues, bouquets ; il attache l'objet au bout de sa perche et le porte à la figure de la sainte, puis à la poitrine, puis à gauche, à droite, imitant le signe de la croix. Dans les moments de foule, le sacristain se sert d'une fourche, de sorte qu'il fait toucher deux objets à la fois et double ainsi son bénéfice. On touche tout, et le plus les petits enfants, qui glapissent effrayés. Il en est qui font toucher panier à salade, parapluie, bâton, tabatière, besicles, bonnet de coton, sabots. J'en ai vu un qui faisait toucher sa montre, parce qu'elle était dérangée; ce qu'avisant, son voisin voulait faire toucher sa femme, de crainte qu'elle ne le devint !

La chapelle où on touche est décorée de peintures et d'ornements; mais cela ne vaut pas les bâtons, les béquilles et les jambes de bois qui paraient jadis son enceinte; trophées de guérison parlant à la vue du pèlerin, comme le chapelet de dents du docteur Turquetin ou le ténia en bouteille d'un opérateur forain, et attestant que bien des infirmes étaient retournés sans leurs maux puisqu'ils en avaient laissé le signe et le soutien. Une béquille, c'est presque une croix; de là sa puissance sur le chrétien qui attend miracle. […]

Pendant qu'à l'intérieur de l'église on se livre à toutes ces pratiques mercantiles, à l'extérieur sont dressées des tentes et baraques où se vendent pêle-mêle chapelets, scapulaires, christs de tous formats et de toutes matières et couleurs, médailles bénites, bagues de saint Hubert contre les morsures des chiens enragés, etc., etc. Puis, des tables où fume le gros cidre mousseux, où s'étalent en pyramides saucisses, fouaces, cervelas à l'ail; des fourneaux sur lesquels frit l'odorant boudin, où mijotent la crêpe et le pet-de-nonne, cuit l'andouille, durcit la gaufre dorée. A côté, on exhibe des phénomènes, veaux à deux tètes, moulons à six pattes dont les journaux officiels du département ont déjà établi la renommée.

Sur la place, ornée d'une halle qui ne fait pas honneur à l'édilité andelysienne ni à son architecte, on fait d'autres tours de passe-passe; on arrache des dents, on vend des drogues pour toutes maladies. Ainsi, saltimbanques, baladins, empiriques, attrape-niais au dehors comme au dedans. Un mur sépare le charlatanisme sacré du charlatanisme profane. Ici, comme là, les jongleries se payent et se payent le même prix. Le jour de Sainte-Clotilde, il n'y a pas plus loin de la vraie religion chrétienne à ce qui se passe à côté de l'église qu'à ce qui se passe dedans.

A l'issue des vêpres, a lieu le défilé de la procession. On croit fermement qu'il ne pleut jamais pendant le trajet. J'ai vu la pluie démentir celle superstition. Qu'importe, au reste, puisque beaucoup vont s'aller tremper dans la fontaine miraculeuse ?

La procession – clergé, pèlerins, mendiants – grossie chemin faisant d'une tourbe de curieux, bonnes femmes, gamins, sortant de l'église, se rend en grande pompe à la fontaine. Les cierges sont allumés, les clairons sonnent, les casques de pompiers rutilent au soleil : c'est imposant ! […]

La procession est arrivée à la fontaine. Il va y avoir des miracles ! Les pèlerins sont tout yeux et tout oreilles. Les plus ingambes et les mieux payants sont déjà dans l'enceinte, à moitié déshabillés, attendant que le bain soit prêt. Voici comment on le prépare. Ne riez pas !

Pour singer autant que possible la toute-puissance divine qui a changé l'eau en vin, on change ici le vin on eau. C'est-à-dire qu'on répand dans la fontaine quelques pintes de vin qui la colorant à peine. Le vin a été recueilli d'avance par les sonneurs chez les dévots des deux Andelys, et ce mélange do diverses qualités de vin, fort aigre de sa nature, est en effet bon... à jeter à l'eau. […]

Cette opération accomplie, le clergé s'en va. Immédiatement, tous les pèlerins entrés, qui ont fini de se déshabiller pendant la préparation du bain, de se précipiter dans la fontaine. Le premier plongeon garantit le miracle, assure-t-on. Aussi jugez du pugilat auquel se livrent parfois ces enragés fidèles, dont quelques-uns ont payé leur écu de cinq francs pour entrer avant tout le monde !

Ceux qui se conforment à la stricte tradition gardent leur chemise avec soin ; d'autres se baignent nus et trempent leur chemise après. C'est variété d'idées; mais nous pouvons garantir que, en général, homme comme chemise ont grand besoin de lessive.

Cette année, la majorité des pèlerins s'est baignée sans chemise. Nous en avons vu une cinquantaine à la fois s'exhiber ainsi : si c'était édifiant, ce n'était pas propre, à coup sûr. Nous conseillons aux amateurs do ne dîner qu'au retour, et non avant de faire visite à la baignade. C'est le cas de dire du spectacle qu'il est bête... à faire vomir !

Une pratique habituelle aux baigneurs, c'est de se frotter mutuellement : plus on se frotte, plus il y a de chance de guérison. L'axiome latin est mis en action : A sinus asinum fricat.

Quelquefois, dans tout ce pêle-mêle, une chemise, un pantalon, une bourse disparaissent. Les pèlerins montent la garde réciproquement autour de leurs bardes; j'en ai vu se baigner avec leur parapluie et leur panier sur le bras, crainte d'en être dépouillés par quelque main sacrilège.

A la dérobée, on peut plonger un regard dans le compartiment des dames. On y voit de grosses crasseuses créatures, peau de crapaud, vrais éléphants, plus mafflues que La Femme sortant du bain de maître Courbet. Elles sont soutenues sur l'eau par leur grosse chemise imperméable, en toile écrue, qui se change en ballon... C'est comique et hideux, ne regardons plus...

Dans les deux compartiments, même cohue, mêmes hurlements. On crie, on jure, plus qu'on ne prie; on se bouscule, on se pousse, on tousse, on renifle et crache l'eau puante, on secoue son poil hérissé, on grelotte des épaules...

Tout à coup le cri espéré : miracle! Miracle ! se fait entendre et vole de bouche en bouche ; un ou deux baigneurs, pour le moins, se précipitent hors de la piscine, achètent un cierge et le brandissent en criant comme des sourds : miracle! Miracle ! Puis ils se rhabillent, accrochent leurs béquilles, devenues inutiles, à la place indiquée par le gardien.

La foule s'ouvre devant ces miraculés que les pèlerins portent en triomphe... et qui ne reparaissent plus, emportant avec eux le secret du miracle opéré en leur personne. C'est assez cependant pour que, deux jours après, Le Moniteur de l'Eure ou L’Annotateur des Andelys relate la miraculeuse guérison, à la sanctification de ses lecteurs et pour entretenir le feu sacré du crétinisme parmi les naïves populations. »

A. L. R. Boué de Villiers, La Normandie superstitieuse. Le pèlerinage de la fontaine Sainte-Clotilde, aux Andelys. Les saints grotesques. vol. 2, Paris, Le Chevalier, 1870.

samedi 12 juin 2010

"C'est aux bains de Dieppe que maintenant viennent se réunir les baigneurs" (Le Mercure du dix-neuvième siècle, 1826)

Dessin paru dans The Punch, 20 septembre 1862.

« LES BAINS DE DIEPPE.

C'est aux bains de Dieppe que maintenant viennent se réunir les baigneurs qui, avant leur établissement, peuplaient Boulogne, Cherbourg, Saint-Valery ; et même, par un juste retour, plus d'un Anglais traverse aujourd'hui Brighton sans s'y arrêter, pour venir chercher sur la côte de Normandie des bains plus fréquentés, une vie plus facile, et de plus joyeuses réunions que ne peut lui en offrir sa terre natale.

Le bâtiment des bains est situé au pied du château de Dieppe, sur une plage immense où la mer se déploie dans toute sa majesté ; une galerie ouverte est coupée au milieu par une espèce d'arc de triomphe, sur lequel ces mots sont tracés : Bains Caroline. Cette galerie se termine de chaque côté par des salons élégants ; durant le jour ces salons sont ouverts, et, pour un modique abonnement, on y trouve l'hygiène des bains et les journaux.

Le soir, l'une des deux salles est consacrée au jeu, l'autre est réservée pour la danse ; mais, ainsi que dans les salons de Paris , les tables d'écarté sont presque toujours encombrées de joueurs, de parieurs et de curieux , tandis que de charmantes danseuses manquent de partenaires : la plus embarrassante des positions, la plus ridicule des contenances, est celle de ces galants de soirée, partagés entre les soins qu'ils voudraient prodiguer à une jolie femme, et les distractions que leur causent quelques pièces d'or, qu'une chance heureuse va doubler ou qu'un mauvais sort va leur ravir. Il devrait y avoir un âge pour le jeu ; tout homme qui, avant trente ans, se livre à cette distraction, mérite d'être banni de la société des femmes t je leur conseille de porter cette loi de bienséance et de bon ordre social. J'avertis les jeunes imprudents qu'il court d'assez mauvais bruits sur la salle de jeu des bains de Dieppe : on assure qu'elle est fréquentée par des joueurs dont l'adresse surpasse celle de Cornus.

(dessin paru dans The Punch, 4 octobre 1862)

Le besoin du plaisir, plus encore que le besoin de la santé, a inspiré ce goût des bains de mer, qui amusent plus qu'ils ne guérissent ; c'est un exercice dont les femmes sont avides, parce qu'il procure des sensations vives et fortes; qu'il exige une certaine audace, et qu'il offre l'image des grands périls sans en avoir les graves conséquences.

Une tente portative sert de refuge à la baigneuse; elle en sort couverte d'un long peignoir de laine brune, qui dérobe aux regards indiscrets toutes les formes féminines. Dans cet état, elle se confie à un baigneur juré qui l'étend sur ses bras, et, chargé de ce doux fardeau, s'avance gravement dans la mer; il présente d'abord la tête de la baigneuse, puis enfin tout son corps aux vagues écumeuses. La première surprise de l'immersion passée, elle quitte sa position horizontale, se relève, et présente courageusement sa poitrine au courroux des flots : c'est alors que son ivresse est au comble; chaque vague, qu'elle semble invoquer, lui fait pousser des cris de joie, des exclamations, de plaisir qui retentissent dans les airs, et que répètent les échos du rivage; on la voit sauter poursuivre le mouvement de l'onde, attaquer, se défendre, ou, lasse et dans une inaction délicieuse, se laisser bercer par un flot voluptueux.

(dessin paru dans The Punch, 4 octobre 1862)

Mais qui sont donc les êtres privilégiés, ou maudits, qu'une patente autorise à presser des charmes que l'action de l'eau trahit et rend mille fois plus séduisants encore ? Amants jaloux, maris ombrageux, essuyez la sueur dont votre front se couvre. Sans être aussi radicalement incapables de faiblesses que les femmes de chambre des épouses du grand-turc, les tritons de vos belles néréides sont de vieux marins encore nerveux, mais depuis longtemps engourdis, qui passent la moitié de leur vie dans l'eau, dont le visage est flétri, dont le corps, à demi-congelé, semble n'avoir conservé d'action musculaire que celle nécessaire pour mouvoir les bras et les jambes. Ces marins forment une corporation ; on n'est admis à en faire partie qu'après avoir fait vœu de chasteté et preuve d'insensibilité. Il est des moments où l'accomplissement de ce vœu est vraiment méritoire; par exemple, lorsqu'une grosse yague vient surprendre la baigneuse et lui fait perdre l'équilibre, pleine d'effroi, elle s'accroche à son guide, le saisit où elle peut, quelquefois, l’enlace et le presse des plus beaux bras du monde ; mais la peur explique tout, excuse tout; d'ailleurs les baigneuses n'ont pas prêté serment ; elles ne se sont engagées à rien.

La démarcation des rangs et des fortunes, qui rarement est aperçue dans les réunions de ce genre, se fait sentir aux bains de Dieppe. Si cette ligne devient plus apparente, le charme sera rompu, l'étiquette bannira la joie et la gaieté même la plus décente, et les bâillements succéderont au rire. »


Le Mercure du Dix-neuvième siècle, vol. 14 (1826).