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jeudi 6 janvier 2011

"Le socialisme révolutionnaire étreint la France comme dans un étau" (B. Chauvelot, 1850)

Honoré Daumier, La barricade, huile sur toile (1852-1858).

« Nous assistons, depuis quelques années, à une orgie intellectuelle sans exemple dans l’histoire. La raison humaine, dévoyée, est en pleine révolte contre l’éternelle vérité. Depuis que cette raison a abandonné la foi et la philosophie chrétiennes, elle se précipite avec une frénétique ardeur dans les plus monstrueuses erreurs ; au lieu de répandre la lumière autour d’elle, elle crée une nuit de plus en plus profonde ; au lieu de construire et d’édifier, elle renverse et détruit ; tourmentée par l’esprit du mal, elle attaque audacieusement l’édifice majestueux qui avait jusqu’ici abrité les âmes.

Aucune vérité n’est restée debout. L’idée d’un Dieu, cette clef de voûte de tout ordre social, s’est obscurcie dans l’esprit des masses ; l’idée de devoir, ce ciment des sociétés, n’échauffe plus les cœurs ; l’idée de l’immortalité, cette source de tant de consolations et de si douces espérances, ne brille plus sur l’humanité malheureuse.

Le socialisme, cette synthèse de toutes les folies, ce ramassis de toutes les contradictions, ce cri d’orgueil révolté, est tombé comme un fléau terrible dans le champ de l’intelligence, et a détruit sur son passage toutes les plantes, toutes les fleurs que le christianisme y avait été semées.

Le but de la destinée humaine a été méconnu ; les rêveries les plus insensées, les utopies les plus nuageuses ont, sous l’action des apôtres du socialisme, remplacé les plus éclatantes vérités. On a bien encore, il est vrai, parlé quelquefois de devoir aux hommes de notre temps ; mais comme cette idée n’avait plus de base ni de sanction, les hommes l’ont dédaignée, et la recherche d’un bonheur égoïste est devenue leur principale étude.

Combien est profond l’égarement de la raison humaine à notre époque, pour que des doctrines aussi absurdes, aussi stériles que celles de Fourier et de Proudhon aient trouvé de nombreux adeptes et excité d’immenses enthousiasmes !

Ces doctrines, qu’on appelle régénératrices, ne sont-elles pas un brûlant appel aux passions inférieures ? Ont-elles d’autre but que d’exciter la cupidité et d’allumer l’égoïsme ? Leur premier mot, à toutes, n’est-il point une infernale malédiction sur le travail de nos pères, sur le passé de l’humanité ? Ne nient-elles pas la légitimité de tous les droits acquis ? Ne confondent-elles pas le juste et l’injuste ? Ne coupent-elles pas les ailes à l’espérance, en affirmant le néant après la mort ? Ne bercent-elles pas le genre humain du chimérique espoir de transporter sur la terre la félicité du ciel ? Ne veulent-elles pas enfermer l’humanité dans un cercle étroit, où toute spontanéité serait condamnée, où toute grandeur serait flétrie, où le génie même serait regardé comme un crime ? Ne veulent-elles pas sacrifier, au nom d’une égalité impossible et injuste, les droits sacrés de la liberté ? ne méconnaissent-elles pas toutes les lois économiques de la production et de la distribution des richesses ? ne proclament-elles pas, en face des crimes qui déshonorent l’humanité, l’innocence native de l’homme ? Ne prétendent-elles pas rendre la société responsable de tous les forfaits attribués jusqu’ici à la liberté individuelle ? L’idéal qu’elles poursuivent n’est-il pas de fonder, sur les ruines du monde chrétien, une société athée, panthéistique, matérialiste et anarchique ? […] N’ont-elles pas nié la légitimité de la propriété et la nécessité d’un gouvernement ? N’ont-elles pas, bravant les enseignements positifs de l’histoire, et étouffant la voix solennelle de la tradition universelle, déversé le ridicule sur les dogmes les plus sublimes de la religion chrétienne ? N’ont-elles point cherché par tous les moyens possibles à remplacer le culte du VRAI, du BEAU et du BON par le culte avilissant du ventre ?

Ces doctrines sont demeurées pendant longtemps dans le domaine de la spéculation, dans les régions de la théorie ; pendant longtemps dans le domaine de la spéculation, dans les régions de la théorie ; pendant longtemps elles n’eurent d’autres défenseurs, d’autres adeptes que quelques pauvres intelligences dévoyées, que quelques rêveurs habitués à prendre les ombres pour des réalités. Mais bientôt, grâce au scepticisme religieux que nous légua le XVIIIe siècle, elles descendirent peu à peu des hauteurs de l’abstraction dans les foules des cités ; peu à peu, grâce à la grande liberté dont nous jouissions sous l’odieux tyran Philippe, elles gagnèrent du terrain ; elles recrutèrent des adeptes, formèrent des centres, établirent des foyers de propagation active dans presque toutes les villes de France, et s’universalisèrent de telle sorte, que, quand éclata la révolution de février, des légions immenses, armées en leur nom, jurèrent de détruire le vieux monde, c’est-à-dire la société et la civilisation. A la vue de ces doctrines de destruction, le vieux jacobinisme, ce monstre hideux à la mâchoire ensanglantée, frémit de bonheur dans les repaires où il se tenait caché : il vit là, dans ce monstrueux pêle-mêle de toutes les erreurs et de toutes les folie, un précieux arsenal où il pourrait se ravitailler pendant longtemps et trouver des armes merveilleuses pour la guerre de destruction que, depuis près d’un siècle, il a déclarée aux principes fondamentaux de l’ordre social ; aussi se précipita-t-il avec rage sur cette pâture nouvelle, et, après s’en être gloutonnement repu, rôda-t-il nuit et jours autour des murailles de la cité du bien, afin de la surprendre, de s’en emparer, de la dévaster et de la détruire. […]

Au lieu de diminuer, le nombre des adeptes du jacobinisme-socialiste ne fait que grandir de plus en plus : il semble que les flots de sang qu’il a déjà fait couler et qu’il se promet de faire couler encore exhalent une odeur qui enivre et change les hommes en bêtes. Il semble que le drapeau rouge qu’il agite au sein des populations ait le funeste don de les rendre folles, cruelles, féroces mêmes. […]

Le socialisme révolutionnaire étreint la France comme dans un étau : ses hordes affamées hurlent d’impatience dans leurs antres sauvages. Le plan de destruction, de pillage et d’incendie est dressé. Si la société s’oublie un seul instant, elle est perdue ; si la vigilance et l’énergie gouvernementale fléchissent un seul instant dans leur action, c’en est fait de la civilisation, c’est est fait de la liberté, de cette liberté si chèrement conquise par nos pères […] »

Barnabé Chauvelot, La solution, Paris, D. Giraud & J. Dagneau, 1850.

dimanche 17 octobre 2010

"Si je crois à la Liberté, c'est parce que je crois à l'Égalité" (P. Leroux, 1848)

Jules Ziegler (1804-1856), La République (1848), Musée des Beaux-Arts, Lille.


« … si vous me demandez pourquoi je veux être libre, je vous réponds : parce que j'en ai le droit ; et j'en ai le droit, parce que l'homme est égal à l'homme. Et de même, si je reconnais que la charité et la fraternité sont un devoir de l'homme en société, mon esprit n'en demeure d'accord qu'en vertu de l'égalité de notre nature.

Vainement vous m'objectez le fait actuel de l'inégalité qui règne partout sur la terre. Il est bien vrai, l'inégalité règne partout sur la terre ; nous la trouvons à quelque époque des temps historiques que nous remontions, et le jour où elle disparaîtra est peut-être encore bien loin. N'importe ; l'esprit humain s'est élancé au-dessus de cette fange de misères et de crimes que l'inégalité entraîne, et il a rêvé une société fondée sur l'Égalité. Puis, rapportant son idéal à Dieu, comme à la source éternelle du beau et du vrai, l'homme a dit : puisque, malgré ma faiblesse, je conçois un monde où règne l'Égalité, ce monde a dû être le monde voulu de Dieu ; il a donc été préconçu en Dieu, et, à l'origine, il est sorti de ses mains. Et, soit qu'en effet nous venions d'un Eden, d'un Paradis, d'un monde meilleur, soit que ce monde n'ait jamais été réalisé que spirituellement au sein de Dieu et dans notre âme, et que le seul monde organisé où l'Égalité ait régné jusqu'ici soit le monde embryonnaire de la nature, l'état de sauvagerie primitive où le genre humain touchait encore à l'animalité, toujours est-il que nous sommes fondés à dire que l'Égalité est en germe dans la nature des choses, qu'elle a précédé l'inégalité, et qu'elle la détrônera et la remplacera. C'est ainsi que, de cette double contemplation de l'origine et de la fin de la société, l'esprit humain domine la société actuelle, et lui impose pour règle et pour idéal l'Égalité.

Si donc, encore une fois, je crois à la Liberté, c'est parce que je crois à l'Égalité ; si je conçois une société politique où les hommes seraient libres et vivraient entre eux fraternellement, c'est parce que je conçois une société où régnerait le dogme de l'Égalité humaine. En effet, si les hommes ne sont pas égaux, comment voulez-vous les proclamer tous libres ; et, s'ils ne sont ni égaux ni libres, comment voulez-vous qu'ils s'aiment d'un fraternel amour ?

Ainsi, ce troisième terme égalité représente la science dans la formule. C'est une doctrine tout entière, je le répète, que ce mot ; doctrine prophétique, si vous voulez, en ce sens qu'elle regarde plutôt l'avenir que le présent; doctrine encore à l'état d'ébauche, et qui s'offre à beaucoup d'esprits comme vague, incertaine, ou même fausse, mais qui n'en est pas moins la doctrine déjà régnante à notre époque. […]

Il est bien vrai que ces trois mots, liberté, égalité, fraternité, s'impliquent au fond, et qu'on peut logiquement déduire d'un seul les deux autres. Mais il n'en est pas moins certain qu'ils sont d'ordres divers, en ce sens qu'ils correspondent aux trois facultés ou faces différentes de notre nature. En effet, vous aurez beau répéter aux hommes qu'ils sont libres et tous libres, ce mot de liberté n'équivaudra pour eux qu'à un droit égoïste d'agir. Ils en concluront leur propre virtualité, leur propre activité ; mais nul sentiment fraternel pour les autres hommes n'en résultera directement. C'est au nom de la Liberté qu'en tout temps et en tout pays les esclaves ont brisé leurs chaînes et terrassé leurs tyrans ; mais ce mot, bon pour la guerre, n'a jamais engendré ni clémence ni paix. Nulle morale ne peut résulter d'un mot qui exprime le droit d'être, de se manifester, d'agir, mais qui n'exprime et ne rappelle pas le sentiment et la connaissance, ces deux autres faces de la vie. Et de même, prêchez aux hommes la Fraternité ; vous les touchez sentimentalement, mais vous ne les éclairez pas. Les Chrétiens se sont faits moines, et ont admis tous les despotismes. Enfin l'homme qui aurait le plus réfléchi sur l'origine et le but de la société, et qui aurait de l'Égalité l'idée la plus sublime, aurait encore besoin d'exprimer la dignité de sa propre nature par le mot Liberté, et le lien qui l'unit aux autres hommes par celui de Fraternité.

Isolés, donc, ces trois mots n'expriment chacun qu'une face de la vie ; et, bien que les deux autres faces se retrouvent dans celle-là, à cause du mystère de l'unité qui constitue notre être, bien, par conséquent, que chacun de ces mots implique, comme nous venons de le voir, les deux autres, néanmoins chacun, par sa signification même , n'est qu'un lambeau de la vérité. Mais, unis, ils forment une admirable expression de la vérité et de la vie.

Sainte devise de nos pères, tu n'es donc pas un de ces vains assemblages de lettres que l'on trace sur le sable et que le vent disperse ; tu es fondée sur la notion la plus profonde de l'être. Triangle mystérieux qui présidas à notre émancipation, qui servis à sceller nos lois, et qui reluisais au soleil des combats sur le drapeau aux trois couleurs, tu fus inspiré par la vérité même, comme le mystérieux triangle qui exprime le nom de Jéhovah, et dont tu es un reflet.

Qui l'a trouvée cette formule sublime ? qui l'a proférée le premier ? On l'ignore : personne ne l'a faite, et c'est tout le monde pour ainsi dire qui l'a faite. Elle n'était pourtant littéralement dans aucun philosophe quand le peuple français la prit pour bannière. Celui qui le premier a réuni ces trois mots, et y a vu l'évangile de la politique, a eu une sorte d'illumination que le peuple entier a partagée après lui : l'enthousiasme, dans les révolutions, met à nu et révèle les profondeurs de la vie, comme les grandes tempêtes mettent quelquefois à nu le fond des mers. »

Pierre Leroux, De l’égalité, Boussac, imprimerie de Pierre Leroux, 1848.

"L'idée de nivellement nous répugne" (A. de Gasparin, 1869)

       Illustration parue dans Le Diable à Paris, 3e partie (1845).

« L'égalité est un terme vague, qu'il est aisé de répéter, et qu'on répète en effet sans en préciser le sens. Volontiers on se figurerait qu'il est possible d'établir une égalité complète entre les hommes. Volontiers on se figurerait d'autre part qu'aucune égalité n'existe parmi eux et que tout est à créer sous ce rapport. Double erreur, qu'il importe de signaler nettement. S'il existe des inégalités ineffaçables, nous ne pouvons songer à les supprimer. S'il existe des égalités toujours subsistantes, nous n'avons pas à les fonder. Donc le champ des modifications réalisables s'étend beaucoup moins qu'on ne le croit et surtout qu'on ne le dit. Il est borné d'un côté par la vaste région des inégalités nécessaires, et de l'autre par la région plus vaste encore des égalités indestructibles.

Ceci est bien simple, et pourtant trop oublié. Or, il résulte de cet oubli que la question n'est pas seulement obscurcie, mais envenimée. Les champions de l'égalité s'irritent, quand ils aspirent à tout niveler et qu'ils s'aperçoivent que leurs plus énergiques essais se brisent contre l'impossible. Les discussions seraient à la fois éclairées et apaisées, si nous savions que nombre d'inégalités sont naturelles et qu'il faut en prendre notre parti, si nous savions en outre que nombre d'égalités sont non moins naturelles, qu'elles sont essentielles à l'humanité, qu'il ne nous est donné ni de les fonder ni de les détruire, et qu'elles ont une valeur immense. Notre patrimoine d'égalité est grand, messieurs, et ce que nos efforts pourront y ajouter est peu de chose en comparaison de ce que nous possédons tous, nécessairement et partout, en notre seule qualité d'hommes.

[…] Je prends au sérieux le mot nécessaire ; les inégalités nécessaires, ce sont celles que toute organisation sociale, quelle qu'elle soit, se sent forcée d'accepter.

Telle est l'inégalité qui existe entre les hommes et les femmes, les inégalités, devrais-je dire, car il y en a deux : si la femme est inférieure à l'homme en certaines choses, elle lui est supérieure en certaines autres ; chaque sexe est supérieur dans l'accomplissement de la mission qui lui est propre. Aussi s'agit-il plutôt ici de diversité que d'inégalité. Nos réformateurs à contre-sens ne remarquent point cela : ils nous démontrent gravement que la femme a autant d'esprit que nous. La belle trouvaille ! Il y a longtemps, je pense, que nous nous en sommes aperçus. Il faut autant d'esprit, ce me semble, pour remplir la mission spéciale et magnifique de la femme, que pour s'acquitter du rôle réservé à l'homme. Reste à savoir si en fabriquant des femmes-hommes d'abord et des hommes-femmes ensuite, nous aurons fait deux chefs-d'œuvre. Abolir ces deux inégalités-là, ce serait accomplir un médiocre progrès.

Il s'agit en ce moment, on nous l'annonce de tous côtés, de mettre au monde la femme électeur, la femme député, la femme orateur, la femme ministre, la femme préfet, la femme conseiller d'État, c'est-à-dire la femme dépouillée du charme féminin, la femme exposée aux froissements grossiers, la femme sans retenue, la femme qui se produit en public, qui harangue, qui contredit, qui gouverne.

Pauvres femmes ! Ceux qui prétendent les grandir ainsi ne savent donc pas qu'ils les abaissent, qu'ils les privent de l'influence qui vaut mieux que l'autorité, qu'ils en font des hommes manqués, des hommes de second ordre et décidément inférieurs ?

II est vrai que, par compensation, on ne tardera pas sans doute à nous relever, nous aussi, de notre infériorité sous d'autres rapports. Nous aurons notre tour dans les plans de ces réformateurs ingénieux. Si leur galanterie a commencé par le beau sexe, ils ne sauraient oublier toujours le sexe laid. Sommes-nous incapables de débarbouiller les marmots, de diriger le ménage et de surveiller le pot-au-feu ? Pourquoi l'empire du home et l'éducation des enfants ne nous écheraient-ils pas, le jour où nos gracieuses compagnes monteront à la tribune et gouverneront l'État?

Ceci, messieurs, est plus sérieux qu'on ne le croit, et je me reprocherais d'en rire. Assurément les deux inégalités dont je parle résisteront aux efforts des niveleurs, aucune inégalité nécessaire ne peut périr ; mais les attaquer est déjà un mal, un grand mal. Il en résulte un trouble profond, et la cause de l'égalité n'a rien à gagner, bien s'en faut, à ces tentatives qui la discréditent. Inclinons-nous devant l'inégalité nécessaire des femmes vis-à-vis des hommes, et devant l'inégalité non moins nécessaire des hommes vis-à-vis des femmes. Plus nous respecterons ces différences providentielles, mieux nous serons placés pour attaquer d'autres différences qui n'ont rien de providentiel, que les lois ont établies et que l'équité réprouve. L'égalité a sous ce rapport plus d'un progrès à accomplir, et plus d'un article de nos codes montre clairement que les législateurs avaient de la barbe au menton.

Abolissons les privilèges injustes ; mais n'essayons pas de fonder la fausse égalité. Nul n'y gagnerait, et les femmes moins que personne. S'il y en avait ici, je suis sûr qu'elles m'approuveraient hautement; elles repousseraient comme une insulte la dégradante égalité dont on prétend les affubler. Elles sentiraient tout ce qu'il y a de respect pour elles dans l'énergie avec laquelle nous maintenons une inégalité nécessaire.

Il en est d'autres que personne ne contestera, cela est certain, parce que leur nécessité a le caractère de l'évidence absolue. Les inégalités fondées sur la différence des sexes se laissent discuter, bien qu'elles ne se laissent jamais abolir ; mais essayez de mettre en question les inégalités fondées sur la beauté, sur la force, sur la taille ! Je suis laid et vous êtes beau ; je suis faible et vous êtes fort ; je suis petit et vous êtes grand ; ces différences peuvent être plus ou moins importantes, en tous cas elles sont indestructibles. Nous n'y pouvons rien, nous n'y changerons rien. Cela est ainsi; les uns ne sont pas traités comme les autres, et chacun ira jusqu'au bout avec le lot qui lui est échu. […]

Oui, je l'affirme, messieurs, et sans crainte d'être démenti par vous, l'idée de nivellement nous répugne. Nous semblons prévoir, dès qu'on nous en parle, que, pour mettre de niveau ce qui diffère par tant de côtés, il faut estropier le genre humain. Avec des caractères inégaux, avec des organisations inégales, avec des intelligences inégales, avec des moralités inégales fonder l'égalité absolue, prendre des paresseux, des prodigues, des vicieux, des abrutis, et leur assurer la même situation qu'aux laborieux, qu'aux économes, qu'aux honnêtes, qu'aux intelligents, cela suppose un déploiement de violences, une mutilation de la destinée, une négation de la liberté, dont la pensée seule donne le frisson. »

Comte Agénor de Gasparin, L’Egalité, Paris, Michel Lévy frères, 1869.

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Note : discours prononcé à Genève au cours de l’hiver 1868-69.

jeudi 13 mai 2010

"Les émigrants étaient partis pour l'Icarie avec l'espoir des plus grandes choses..." (Le Semeur, 1850)

« … les émigrants étaient partis pour l'Icarie avec l'espoir des plus grandes choses et des biens les plus merveilleux. Leur imagination était exaltée au delà de toute mesure. Ils croyaient que l'égalité, la fraternité, la communauté allaient produire des miracles, et qu'ils jouiraient d'un bonheur tel, qu'il n'y a pas eu de félicité semblable depuis que le monde est monde. Or, c'est une loi du cœur humain de s'irriter d'autant plus qu'on a plus espéré, quand la réalité ne correspond point à l'idéal, et de considérer tout par le mauvais côté précisément parce qu'on l'avait vu trop en beau dans ses rêves. Si l'on eût dit aux Icariens, avant leur départ, qu'ils auraient de nombreux obstacles à vaincre, de longues peines à supporter, des privations de toute espèce à endurer, avant de pouvoir recueillir les fruits de leur colonisation, il est probable — qu'ils ne seraient pas partis, , interrompra quelque lecteur. — C'est vrai ; mais s'ils étaient partis, ils ne se plaindraient pas tant à l'heure qu'il est, et n'auraient pas été si vite découragés. M. Cabet, séduit le premier par son système, a eu le tort de leur faire trop attendre de son Icarie, et il expie durement aujourd'hui ses malheureuses illusions.

Voilà déjà des causes qui servent à expliquer la mauvaise issue de l'entreprise. Pourtant elles ne suffiraient pas, à elles seules, à rendre compte d'un si grave échec. Le vrai nœud de la question doit se chercher dans le fond même de la théorie communiste.

M. Cabet a été frappé, comme Thomas Morus, Campanella, Iean-Jacques Rousseau, Louis Blanc, Fourier, et une foule d'autres, de l'inégalité des conditions. Il a vu quelques hommes qui vivaient dans l'abondance, et des millions de leurs semblables qui gémissaient dans la misère. Il s'est [senti pris] d’une compassion profonde pour les déshérités de la fortune, et a pensé qu'il fallait apporter un remède héroïque à un si triste état de choses. Quel remède? Rien de plus facile à trouver pour un esprit qui marchait en ligne droite, ou plutôt pour un cœur sympathique et compatissant qui ne se donnait pas la peine d'interroger l'intelligence. Proclamons la fraternité comme la règle souveraine et absolue, comme la seule règle qui doive présider à l'organisation des sociétés humaines! Arrière la personnalité, l'individualité, qui a engendré tant de maux et de souffrances, qui fait des millionnaires et des mendiants, qui loge les uns dans des palais et les autres dans des galetas infects, qui donne trop à ceux-là, et pas assez à ceux-ci ! Dieu n'aime-t-il pas également tous les hommes ? Ne veut-il pas qu'ils soient tous heureux ? Et ses créatures n'accompliront-elles pas sa volonté en ayant tout en commun ?

Ce système exigeait peu de frais d'invention, peu d'efforts de génie, et aussi longtemps que M. Cabet se contenta de l'exposer dans des livres et des journaux, ses maximes semblaient admirables. Le papier souffre tout, dit un proverbe, et il était fort aisé de reproduire sous mille formes séduisantes la grande loi de la fraternité d'où sortait logiquement, selon le nouveau réformateur, la loi de la communauté. M. Cabet composa son roman d'Icarie, où il se promenait dans la sphère indéfinie de l'idéal. II fit encore le Vrai christianisme suivant Jésus-Christ, qui, à côté de quelques remarques justes, en contenait un très grand nombre qui ne l'étaient point. Les petits, les pauvres surtout s'abandonnèrent aux utopies de M. Cabet. Quand on souffre, on est si prompt à receveur des chimères pour des réalités, et de trompeuses espérances pour d'infaillibles axiomes! Jusque-là tout allait bien. Aux arguments des écrivains anticommunistes, M. Cabet répondait par ceux du communisme. La guerre soulevée dans le domaine de la logique et de l'abstraction pouvait continuer de longues années, sans victoire décisive de part ni d'autre. Mais le jour de l'expérience est venu. […]

… après les premiers jours de ferveur et d'enthousiasme, on ne travaillera qu'avec une mollesse extrême, si même on ne se croise pas complètement les bras. Ce qui fait agir l'homme, ce qui l'engage à se lever matin pour entreprendre un pesant labeur, et à ne le quitter que lorsque ses mains tombent de fatigue, c'est la pensée qu'il travaille pour lui, pour sa femme et ses enfants qui sont encore lui, et que chacun de ses efforts sera productif pour son avantage propre. Ordonnez-lui de travailler pour cinquante, pour cent ou mille individus, dont plusieurs sont fainéants ou incapables, et vous lui ôtez aussitôt la meilleure part de son courage et de ses forces. Il ne s'intéressera plus au succès de son œuvre les moindres fardeaux lui deviendront insupportables; il s'arrêtera devant les difficultés qu'il aurait combattues et vaincues dans une position différente, et bientôt vous le verrez aussi oisif que les plus paresseux. Ce sera une fainéantise universelle. Qu'est-ce qu'on peut objecter de raisonnable à cela ? C'est Dieu qui l'a voulu ainsi. Nos utopistes pensent que la société irait mieux autrement. C'est possible; mais enfin il faut vouloir ce que Dieu veut, puisque nul n'a le don de refondre et de transformer la nature de l'homme. Déjà M. Robert Owen l'avait éprouvé dans ses établissements d'Ecosse et d'Amérique. Les phalanstériens, quoi qu'ils en disent, ont recommencé l'expérience à Condé-sur-Vesgres, et ont échoué par les mêmes causes. M. Cabet vient d'essayer à son tour ; et ayant acquis la conviction, sans doute, que s'il ne prenait la dictature et les moyens les plus énergiques de commandement, sa colonie aurait une fin misérable, il s'est fait despote. L'égalité existe à Nauvoo, mais la liberté est perdue. La communauté se maintient, mais c est une communauté de servitude et de misère.

Que les socialistes de bonne foi reconnaissent donc le vice radical de leur théorie, et qu'ils tâchent de restituer au principe de la personnalité la place qui lui appartient ! Sinon, ils ne feront que tromper le peuple et le repaître de dangereuses chimères. Ils ne pourront pas, ils n'oseront pas réaliser leurs systèmes ; ou, s'ils le tentent, ils n'offriront que le triste spectacle d'un échec de plus. Est-ce à dire que tout soit bien dans notre société actuelle, et qu'il n'y ait pas d'utiles réformes à y introduire ? Non, nous croyons que la fraternité doit grandir dans nos institutions et dans nos mœurs; mais ce n'est pas en mutilant l'être humain qu'on y réussira; c'est en le prenant tout entier, et en maintenant dans un juste équilibre toutes les forces vives qu'il a reçues de Dieu. »

Article anonyme, Le Semeur, journal philosophique et littéraire, t. XIX, n° 18, 1er mai 1850.

vendredi 12 février 2010

Folie et politique en 1848 (Dr Bergeret, 1863)

«… la folie est une des pages les plus intéressantes et les plus véridiques de l'histoire du cœur humain. On voit, dans l'existence des nations, des moments d'effervescence où cette affreuse maladie multiplie ses victimes d'une manière effrayante, et présente des particularités bien dignes de fixer l'attention. La révolution de février 1848 est de ce nombre; elle a jeté tout à coup dans les esprits une perturbation profonde. Une sorte d'agitation fébrile a circulé dans tous les membres du corps social. Les idées les plus étranges, les théories les plus bizarres, lancées au milieu de la foule par d'orgueilleux sectaires qui ne poursuivaient, dans leurs faciles triomphes sur l'inexpérience dos masses populaires, que les coupables rêves d'une vanité sans frein et d'une insatiable ambition. Et la foule ignorante s'est jetée avidement sur ces appâts trompeurs qui flattaient les mauvaises passions du cœur humain. D'autre part, beaucoup d'esprits faibles ont succombé sous le poids des terreurs que leur imprimaient la voix menaçante des partis et les hurlements des factions. Aussi les cas d'aliénation mentale se sont-ils multipliés d'une manière effrayante. J'en ai observé, pour ma part, dix fois plus que dans les temps ordinaires. [...]

Je n'en finirais pas, si je voulais rapporter avec leurs détails tous les cas de perturbation mentale que j'ai observés après l'avènement de la Seconde République. [...]

Un vieux militaire peu intelligent, dur, grossier, ne connaissant que la force brutale, avait sa pauvre tête montée contre les nobles, les riches et les prêtres. Poursuivi par des hallucinations, il alla une nuit, à une heure du matin, par un beau clair de lune, enfoncer à coups de hache la devanture d'un des principaux magasins de la ville, la prenant pour un château. Un jour il tordit le cou à son chat, qui était noir; il disait que c'était un calotin. Chez lui, il avait toujours une hache à ses côtés pour se défendre contre les aristocrates.

La femme d'un horloger, bilieuse, jalouse, triste, colère, croyait que les blancs l'avaient empoisonnée. Elle ressentait un feu intérieur tel qu'elle passait tout son temps à prendre des lavements d'eau fraîche. Elle n'interrompait jamais ces exercices, pas même en ma présence, pendant mes visites. Quand elle était restée cinq minutes sans lavement, elle s'écriait avec un accent déchirant : je brûle ! je brûle ! et sa main se précipitait sur la seringue. Elle avait constamment à côté d'elle un seau d'eau fraîche pour la remplir.

Un jeune homme d'une intelligence bornée, mais fort sentimental, étant un soir en rendez-vous avec sa maîtresse, dans un lieu solitaire, se mit tout à coup à marcher précipitamment, avec un air inspiré, en s'écriant : je suis un Messie ; je veux changer la face de la terre, etc. J'appris ces détails de la bouche de la jeune fille, qui, le lendemain, était si souffrante, par suite de la frayeur que lui avait imprimée la scène de la veille, que son père m'avait envoyé chercher.

Un de mes parents avait pour valet un jeune homme, qui, dans des rapports intimes avec un instituteur pédant et socialiste, avait pris un goût effréné pour la lecture. Je l'ai rencontré plusieurs fois lisant le journal la Réforme à côté de sa voiture de foin ou de blé qu'il ramenait de la campagne. Un de mes fermiers, qui avait couché par hasard une nuit dans sa chambre, se plaignit amèrement le lendemain de ce qu'il ne l'avait pas laissé fermer les yeux, parce que, malgré toutes ses protestations, il n'avait pas cessé de le catéchiser toute la nuit pour l'enrôler parmi les adeptes de la république démocratique et sociale. Ce valet apôtre avait pour maître le meilleur des hommes, un sincère ami du peuple, un homme de bien par excellence. Dans ses accès de fureur révolutionnaire, il disait de lui qu'il était un aristo, un tyran, un despote, un monopoleur.

Le sentiment de l'orgueil s'était tellement exalté dans toutes les têtes, chacun était si empressé de sortir de sa condition, qu'une jeune femme, qui avait fait une étude approfondie du phalanstère, se pénétra si bien des idées de Fourier qu'elle en perdit la tête. On la vit sortir avec des vêtements d'homme. Un jour qu'elle était très-agitée, son mari m'ayant fait venir près d'elle, il me fut impossible de l'aborder. Elle entra en fureur, déclarant qu'elle ne recevrait jamais les soins d'un médecin tant qu'il ne serait pas permis aux femmes de prendre le diplôme de docteur. Cette malheureuse est allée finir ses jours dans une maison de santé. [...]

Au milieu de la fermentation générale qui agitait toutes les têtes, on voyait peu de cerveaux qui ne fussent plus ou moins atteints par l'émotion vertigineuse qui courait dans l'air. Il y avait, si je puis m'exprimer ainsi, des millions de demi-fous et de quarts de fou. Il est peu d'hommes qui aient eu le don de s'élever au-dessus de cette mêlée bruyante et confuse des opinions excentriques et des théories bizarres, dans la région sereine des idées lucides et des saines conceptions. [...]
 
Les faits consignés dans ce mémoire doivent conduire à des conclusions pratiques d'une haute importance. Je vais les formuler brièvement.


1° Les idées d'indépendance exagérée, de liberté sans frein, les attaques immodérées contre les grands principes sociaux, tout ce qui peut, en un mot, ébranler dans l'esprit du peuple la confiance dans les institutions, doit être proscrit par les gouvernements, avec la plus grande sévérité, de toutes les publications qui peuvent tomber au milieu des masses populaires. En effet, le tableau des malheurs que les idées subversives ont provoqués, après 1848, n'est-il pas un véritable martyrologue du peuple ? Ces idées sont, pour l'état mental des populations, comme des miasmes dangereux qui y développent des épidémies morales plus redoutables que le typhus ou le choléra. S'il est du devoir des gouvernements de garantir les populations des émanations méphitiques qui engendrent les maladies, à plus forte raison doivent-ils les préserver des théories malsaines, des idées corruptrices qui font éclater des épidémies mentales aussi terribles que celle de Février 1848.

2° Quand une tempête sociale est venue jeter un trouble profond dans les esprits, ébranler les consciences les mieux affermies, il faut que les hommes dont l'habileté et le courage ont ramené dans le port le vaisseau de l'État qui sombrait au milieu des récifs, soient pleins d'indulgence pour les ignorants qui ont eu un moment d'absence au milieu des éléments révolutionnaires déchaînés par la tempête. Toute la rigueur des lois doit être réservée pour les ambitieux agitateurs qui, au milieu de la tourmente, jouent, vis-à-vis des cultivateurs et des ouvriers non expérimentés, le rôle du Bertrand de la fable à l'égard du pauvre Raton.

On ne doit laisser circuler au sein des masses populaires que des idées saines et justes. Il faut en proscrire toutes les impuretés morales, comme on purifie, par les règles de la salubrité, l'air destiné à la respiration. Malheur aux sociétés qui laissent répandre librement des doctrines pernicieuses, car il y a toujours des mauvaises natures qui les accueillent avidement, comme il y a des tempéraments si malheureusement organisés, qu'ils reçoivent et font éclore le germe de toutes les épidémies.

J'aurais pu livrer plus tôt à la publicité les observations contenues dans ce mémoire ; mais j'ai voulu laisser aux passions soulevées par la révolution de Février le temps de s'apaiser. Ce n'est pas au lendemain d'une grande bataille dont il a été témoin, et le cœur encore plein des émotions qu'il a ressenties, que l'historien peut en raconter les détails les plus navrants avec le calme et l'impartialité que réclame un pareil sujet. »


Docteur Bergeret (médecin en chef de l’hôpital d’Arbois), "Cas nombreux d'aliénation mentale d’une forme particulière ayant pour cause la perturbation politique et sociale de février 1848", Annales d’hygiène et de médecine légale, 2e série, t. XX, 1863.