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jeudi 6 janvier 2011

"Le socialisme révolutionnaire étreint la France comme dans un étau" (B. Chauvelot, 1850)

Honoré Daumier, La barricade, huile sur toile (1852-1858).

« Nous assistons, depuis quelques années, à une orgie intellectuelle sans exemple dans l’histoire. La raison humaine, dévoyée, est en pleine révolte contre l’éternelle vérité. Depuis que cette raison a abandonné la foi et la philosophie chrétiennes, elle se précipite avec une frénétique ardeur dans les plus monstrueuses erreurs ; au lieu de répandre la lumière autour d’elle, elle crée une nuit de plus en plus profonde ; au lieu de construire et d’édifier, elle renverse et détruit ; tourmentée par l’esprit du mal, elle attaque audacieusement l’édifice majestueux qui avait jusqu’ici abrité les âmes.

Aucune vérité n’est restée debout. L’idée d’un Dieu, cette clef de voûte de tout ordre social, s’est obscurcie dans l’esprit des masses ; l’idée de devoir, ce ciment des sociétés, n’échauffe plus les cœurs ; l’idée de l’immortalité, cette source de tant de consolations et de si douces espérances, ne brille plus sur l’humanité malheureuse.

Le socialisme, cette synthèse de toutes les folies, ce ramassis de toutes les contradictions, ce cri d’orgueil révolté, est tombé comme un fléau terrible dans le champ de l’intelligence, et a détruit sur son passage toutes les plantes, toutes les fleurs que le christianisme y avait été semées.

Le but de la destinée humaine a été méconnu ; les rêveries les plus insensées, les utopies les plus nuageuses ont, sous l’action des apôtres du socialisme, remplacé les plus éclatantes vérités. On a bien encore, il est vrai, parlé quelquefois de devoir aux hommes de notre temps ; mais comme cette idée n’avait plus de base ni de sanction, les hommes l’ont dédaignée, et la recherche d’un bonheur égoïste est devenue leur principale étude.

Combien est profond l’égarement de la raison humaine à notre époque, pour que des doctrines aussi absurdes, aussi stériles que celles de Fourier et de Proudhon aient trouvé de nombreux adeptes et excité d’immenses enthousiasmes !

Ces doctrines, qu’on appelle régénératrices, ne sont-elles pas un brûlant appel aux passions inférieures ? Ont-elles d’autre but que d’exciter la cupidité et d’allumer l’égoïsme ? Leur premier mot, à toutes, n’est-il point une infernale malédiction sur le travail de nos pères, sur le passé de l’humanité ? Ne nient-elles pas la légitimité de tous les droits acquis ? Ne confondent-elles pas le juste et l’injuste ? Ne coupent-elles pas les ailes à l’espérance, en affirmant le néant après la mort ? Ne bercent-elles pas le genre humain du chimérique espoir de transporter sur la terre la félicité du ciel ? Ne veulent-elles pas enfermer l’humanité dans un cercle étroit, où toute spontanéité serait condamnée, où toute grandeur serait flétrie, où le génie même serait regardé comme un crime ? Ne veulent-elles pas sacrifier, au nom d’une égalité impossible et injuste, les droits sacrés de la liberté ? ne méconnaissent-elles pas toutes les lois économiques de la production et de la distribution des richesses ? ne proclament-elles pas, en face des crimes qui déshonorent l’humanité, l’innocence native de l’homme ? Ne prétendent-elles pas rendre la société responsable de tous les forfaits attribués jusqu’ici à la liberté individuelle ? L’idéal qu’elles poursuivent n’est-il pas de fonder, sur les ruines du monde chrétien, une société athée, panthéistique, matérialiste et anarchique ? […] N’ont-elles pas nié la légitimité de la propriété et la nécessité d’un gouvernement ? N’ont-elles pas, bravant les enseignements positifs de l’histoire, et étouffant la voix solennelle de la tradition universelle, déversé le ridicule sur les dogmes les plus sublimes de la religion chrétienne ? N’ont-elles point cherché par tous les moyens possibles à remplacer le culte du VRAI, du BEAU et du BON par le culte avilissant du ventre ?

Ces doctrines sont demeurées pendant longtemps dans le domaine de la spéculation, dans les régions de la théorie ; pendant longtemps dans le domaine de la spéculation, dans les régions de la théorie ; pendant longtemps elles n’eurent d’autres défenseurs, d’autres adeptes que quelques pauvres intelligences dévoyées, que quelques rêveurs habitués à prendre les ombres pour des réalités. Mais bientôt, grâce au scepticisme religieux que nous légua le XVIIIe siècle, elles descendirent peu à peu des hauteurs de l’abstraction dans les foules des cités ; peu à peu, grâce à la grande liberté dont nous jouissions sous l’odieux tyran Philippe, elles gagnèrent du terrain ; elles recrutèrent des adeptes, formèrent des centres, établirent des foyers de propagation active dans presque toutes les villes de France, et s’universalisèrent de telle sorte, que, quand éclata la révolution de février, des légions immenses, armées en leur nom, jurèrent de détruire le vieux monde, c’est-à-dire la société et la civilisation. A la vue de ces doctrines de destruction, le vieux jacobinisme, ce monstre hideux à la mâchoire ensanglantée, frémit de bonheur dans les repaires où il se tenait caché : il vit là, dans ce monstrueux pêle-mêle de toutes les erreurs et de toutes les folie, un précieux arsenal où il pourrait se ravitailler pendant longtemps et trouver des armes merveilleuses pour la guerre de destruction que, depuis près d’un siècle, il a déclarée aux principes fondamentaux de l’ordre social ; aussi se précipita-t-il avec rage sur cette pâture nouvelle, et, après s’en être gloutonnement repu, rôda-t-il nuit et jours autour des murailles de la cité du bien, afin de la surprendre, de s’en emparer, de la dévaster et de la détruire. […]

Au lieu de diminuer, le nombre des adeptes du jacobinisme-socialiste ne fait que grandir de plus en plus : il semble que les flots de sang qu’il a déjà fait couler et qu’il se promet de faire couler encore exhalent une odeur qui enivre et change les hommes en bêtes. Il semble que le drapeau rouge qu’il agite au sein des populations ait le funeste don de les rendre folles, cruelles, féroces mêmes. […]

Le socialisme révolutionnaire étreint la France comme dans un étau : ses hordes affamées hurlent d’impatience dans leurs antres sauvages. Le plan de destruction, de pillage et d’incendie est dressé. Si la société s’oublie un seul instant, elle est perdue ; si la vigilance et l’énergie gouvernementale fléchissent un seul instant dans leur action, c’en est fait de la civilisation, c’est est fait de la liberté, de cette liberté si chèrement conquise par nos pères […] »

Barnabé Chauvelot, La solution, Paris, D. Giraud & J. Dagneau, 1850.

dimanche 29 août 2010

"Le temps manquait littéralement pour enterrer les victimes du choléra" (E. Capendu, 1865)

« Cet hiver de 1849-50 que je passai à Oran vit éclater le choléra dans la ville, mais un choléra effrayant, épouvantable, qui enleva en quarante jours un huitième de la population. […] Pour bien comprendre la situation d'Oran durant cette épidémie, il faut se rappeler que la population de la ville, à cette époque (sans compter la garnison), se composait de deux sixièmes de Maures et d'Arabes, trois sixièmes d'Espagnols et de Juifs et un sixième de Français.

La grande majorité de cette population est d'une superstition que nous ne saurions plus comprendre en Europe. Le choléra sévissait avec une horrible furie, il est vrai ; les cas de mort subite étaient fréquents, la désolation pouvait être grande, mais cette désolation était encore augmentée par les bruits les plus absurdes répandus à profusion. Ainsi, on avait persuadé à la population musulmane que le choléra avait uniquement pour cause des myriades de petits diables bleus, invisibles, qui voltigeaient dans l'air et entraient dans la bouche des fils de Mahomet aussitôt qu'ils entrouvraient les lèvres pour parler. On ajoutait, et cela était facile à persuader, que c'était ces Français, ces chiens de chrétiens, qui avaient importé les petits diables sur la terre d'Afrique. Les Français s'étaient persuadé, eux, que le choléra régnait dans l'air et qu'il fallait déplacer ou purifier les courants pour chasser le fléau, et l'anéantir. Les Espagnols étaient d'un autre avis. Ils affirmaient, au nom de la religion, que, pour combattre le fléau et en triompher, ce qu'il fallait faire surtout et avant tout, c'était un appel à toute la population chrétienne pour organiser une procession solennelle et se rendre à la chapelle du Santa-Cruz implorer la miséricorde divine. […]

Les juifs affirmaient que cette maladie terrible qui emportait tout était l'annonce de la fin du monde et, dans la crainte qu'elle n'emportât aussi les trésors des familles, ils enfouissaient et ils cachaient mystérieusement tous leurs biens et toutes leurs richesses.

Puis, les voitures manquaient pour emporter les cercueils, les bras faisaient défaut pour creuser les fosses. Les autorités civiles éperdues, et étant privées d'ailleurs de moyens puissants d'action, avaient recours à l'autorité militaire. Le préfet, le maire, les chirurgiens, les directeurs des hôpitaux, les députations de tous genres et de toutes sortes venaient chaque jour assaillir le général [Pélissier], qui, accueillant tout le monde, remontant les courages prêts à faillir, était calme, confiant et fort comme sur un champ de bataille. […]

Un matin, tous les canons des forts, tous ceux des batteries basses, tous ceux de Mers-el-Kebir, répondant à ceux du Château-Neuf, tonnèrent sur tous les points de la ville et de la côte. Cette canonnade, qui dura la journée entière, du lever au coucher du soleil, et qui avait pour but de déplacer les courants d'air et de détruire les miasmes putrides pour les Français, et les diables bleus pour les Arabes, ranima la population.

L'espérance revint dans tous les esprits. Le lendemain, la mortalité fut moins grande, soit par effet réel du canon sur l'air, soit par effet produit sur les malades par l'espérance du résultat de la canonnade, ce qui était plus probable. Il y eut un temps d'arrêt dans la pente croissante du fatal fléau, mais après huit jours écoulés, le nombre des victimes augmenta. On en était déjà à un quinzième de la population enlevé par le choléra.

On tenta une nouvelle épreuve : on alluma des feux de bois odoriférants dans lesquels on jetait des brassées de feuilles de palmier encore vertes qui produisaient une fumée grisâtre. Ces feux étaient allumés dans toutes les rues, sur toutes les places, dans tous les quartiers. Ils furent entretenus pendant plusieurs journées consécutives encore dans la pensée de purifier l'air. Malheureusement, cette nouvelle épreuve ne réussit pas mieux que la précédente. Le choléra continua à augmenter. Le chiffre des morts atteignait la proportion du douzième de la population.

Des familles entières disparaissaient, et tous les habitants d'une même rue étaient souvent enlevés par le choléra qui ne respectait ni enfant ni vieillard. On eût dit que le fléau suivait des courants, comme ces trombes destructives qui anéantissent tout sur une même ligne, respectant les points rapprochés de cette ligne tracée.  La terreur devint si forte, si puissante, que des familles entières abandonnèrent la ville, et une émigration commença. Les Espagnols surtout furent les plus pressés à quitter Oran. Ils allèrent s'installer dans les grottes de la plaine des Andalouses. La ville était triste et déserte. […]

En traversant la ville, nous rencontrions à chaque pas les navrants spectacles offerts par la cruelle épidémie. Ici, c'était une maison européenne devenue entièrement déserte depuis la veille et dont tous les habitants avaient été emportés par la mort. Souvent, on entendait sortir d'une maison mauresque les chants funèbres des femmes arabes veillant autour d'un cadavre. […]

Les églises chrétiennes étaient peu nombreuses alors à Oran et le clergé se composait de quelques prêtres qui, épuisés, ne pouvaient suffire, car la quantité de ceux que frappait le fléau était telle qu'il était devenu impossible de faire des services séparés. On réunissait, à certaines heures indiquées, tous les cercueils dans une église et on disait une messe pour toutes les victimes, et cela plusieurs fois par jour.

La terreur augmentait d'heure en heure dans la population et elle prenait des proportions effrayantes qui augmentaient aussi le danger. Tout ce qu'on éprouvait, tout ce qu'on ressentait, la moindre indisposition, c'était le choléra. Combien sont morts pour s'être fait traiter contre l'épidémie sans l'avoir ! […]

... les fossoyeurs manquant absolument, il avait fallu commander des compagnies pour creuser les fosses et, faire la chaux que l'on jetait sur les corps pour éviter les émanations qui eussent peut-être amené la peste. Arrivés au cimetière, un épouvantable spectacle nous impressionna vivement ; le temps manquait littéralement pour enterrer les victimes du choléra : plus de soixante cercueils étaient là, rangés les uns sur les autres, attendant que les soldats eussent creusé la terre. Et cela arrivait chaque jour. Souvent, les cercueils apportés trop tard, passaient la nuit et n'étaient enfouis que le lendemain. Les soldats souffraient de cette pénible corvée. Le général donna ses ordres, parla aux hommes avec cet accent de bonhommie familière qu'il savait prendre. Il leur fit donner à boire, les encouragea et leur promit de venir chaque jour les visiter. […]

Il n'est pas d'exemple, dans aucune autre ville d'Europe ou d'Orient, d'un effet destructif aussi violent du choléra que celui qui plongea la ville d'Oran dans le deuil durant ces deux mois de novembre et de décembre 1849.»

Ernest Capendu. La Popote. Souvenirs militaires d’Oran. Paris, Amyot, 1865. 

dimanche 20 juin 2010

"L'habitude du cigare... modifiera... la race, le caractère et l'esprit français" (Dr L. Véron, 1856)

"Une bonne pipe avant la messe", lithographie Pellerin à Epinal, 1862.

« Nous avons emprunté aux mœurs de l'empire l'habitude de fumer. Un de mes anciens professeurs, le père Boyer, fumait une pipe tous les soirs après dîner ; mais l'usage du cigare et même de la pipe est aujourd'hui une habitude de tout le monde. L'enfant fume, on fume au collège malgré toutes les défenses ; un élève de quatrième me racontait qu'à défaut de tabac, ses camarades raclaient la semelle de leurs souliers, enveloppaient ces raclures dans du papier fin, et se trouvaient très-heureux de fumer de pareilles cigarettes. Les vieillards et beaucoup de femmes fument. On fume en travaillant, en écrivant, en buvant, en mangeant, en jouant et surtout en causant ; on fume chez soi, on fume dans certains lieux publics, on fume à pied, à cheval, on fume le matin, on fume le soir, à toute heure de la journée, même la nuit. On sert souvent des cigares à table au milieu des plats de dessert. Je suis entouré de fumeurs qui ne brûlent pas moins de douze, quinze ou vingt cigares par jour. On n'a pas encore complètement emprunté les mœurs du soldat, on ne chique pas encore.

Le cigare et la pipe ont sur notre économie une action qu'on ne peut contester. L'habitude du cigare en crée le besoin : il en est du cigare comme de l'opium, comme du vin, comme de l'eau-de-vie, comme de l'absinthe pris en grande quantité. Celui qui mange de l'opium ne peut plus s'en passer, de même que l'ivrogne ne peut se guérir de ses excès de vin, d'absinthe et d'eau-de-vie. Je conclus de ce fait que le cigare exerce une action vive et profonde sur tout l'appareil digestif, et, plus encore, sur tout le système nerveux. Cette action puissante ne peut être que délétère. Les "digestions ne peuvent plus s'accomplir qu'à l'aide de cet excitant; l'usage immodéré du tabac produit certainement sur le système nerveux des organes des sens, sur le système nerveux des fonctions organiques, une excitation suivie bientôt d'affaiblissement et d'adynamie.

Il est certain que les maladies de la moelle épinière sont aujourd'hui plus fréquentes que jamais. Royer-Collard, qui a succombé à cette maladie, et qui fumait beaucoup, n'innocentait pas le cigare du mal dont il souffrait. Le comte d'Orsay mourut aussi d'une maladie de la moelle épinière. Cette mort causa sur un grand personnage de ses amis une vive impression. Le docteur Bretonneau (de Tours) fut appelé. Ce grand personnage se plaignit de fatigues dans les membres, d'énervation. Le docteur Bretonneau répondit : "Vous devez fumer douze ou quinze cigares par jour, fumez moins, abstenez-vous, si vous le pouvez encore, de la pernicieuse habitude du cigare, et vous ferez cesser tout cet ensemble de symptômes de faiblesse et d'énervation."

L'habitude du cigare, si universellement répandue en France, et contractée parmi nous dès l'enfance, modifiera assurément, dans l'espace d'un certain nombre d'années, la race, le caractère et l'esprit français. C'est d'ailleurs un trait qui révèle les penchants des temps nouveaux que cette passion insensée dont nous nous sommes pris pour le cigare ; le désir de jouissances nouvelles nous pousse aujourd'hui, hommes et femmes, à tous les ridicules et à tous les excès. »
Dr Louis Véron, Mémoire d’un bourgeois de Paris, vol. 1, Paris, Librairie nouvelle, 1856.
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Lithographie extraite de : L'Art de fumer, ou la Pipe et le cigare, poème en trois chants, suivi de notes,
 par Barthélemy, Paris, Lallemand-Lépine, 1844.

« Il est écrit dans les lois... de la nature que le cigare doit contribuer au bonheur de l'homme en général et de l'étudiant en particulier. […]

Tous les étudiants fument, mais tous ne fument pas de la même manière. Il existe une foule de nuances dans toutes ces nuées tabacales qui planent sans cesse comme des nuages au-dessus du quartier latin. Il est des degrés dans le tabac tout comme dans le crime — sans autre comparaison.

Le jeune étudiant qui débute dans le Code civil (titre premier, jouissance des droits civils) commence par jouir de ses droits de citoyen en achetant un cigare de quatre sous, le plus gros et le plus noir qu'il peut trouver; — mais, hélas ! les effets les plus prompts et les plus déplorables prouvent au néophyte que le tabac n'est pas seulement une plante narcotique ! Aussi est-ce avec un air d’envie que l'apprenti-fumeur admire les exercices de l'étudiant de septième année, qui fume vingt-trois cigares dans sa journée!

Jugez de la stupéfaction du novice, quand il voit son maître fumer par le nez, — et même par les oreilles! Le jeune adepte-fumeur est obligé d'aller graduellement, et de se mettre d'abord aux petites cigarettes formées avec des feuilles de rose, ou autres plantes qui n'ont pas une action directe et immédiate sur le cœur et sur l'estomac. C'est humiliant, mais c'est de rigueur ! Quand l'étudiant arrive vers l'article 390, qui traite de l’émancipation, il se risque à se lancer dans le véritable cigare de la régie. Et une fois, qu'il arrivé à l'article 488, qui déclare formellement qu'à vingt-et-un ans on est capable de tous les actes de la vie civile, notre jeune Français achète décidément une pipe, qu'il s'occupe à culotter avec tous les soins que mérite ce travail important.

Bref, à mesure que l'étudiant avance dans le Code civil, il découvre quelque nouvelle manière d'employer le tabac; et s'il n'est pas encore arrivé à le mâcher, à l'instar des marins et des tambours de la garde nationale, c'est que le Code civil n'a que 2,281 articles, —et c'est fort heureux ! Qu'on dise encore que l'étude du Code civil ne même à rien ; vous voyez que cela conduit à passer au moins bachelier en cigares et licencié ès-pipes.

L'étudiant en médecine prend ses degrés bien plus promptement encore que l'étudiant en droit, attendu que les études si elles anatomiques, ont un charme, n'ont pas du moins celui de charmer l'odorat, et le tabac remplace avantageusement l'eau de Cologne. Aussi l'étudiant en médecine, obligé de se parfumer presque du matin au soir, méprise-t-il souverainement le charlatanisme du cigare, bon tout au plus pour des rhétoriciens ou des femmes de lettres! Ce qu'il lui faut, à lui, c'est une bonne et vaste pipe, qui engloutisse dans ses larges flancs un demi-kilogramme de tabac de caporal.

Avec un ustensile pareil on peut fumer tranquillement depuis le déjeuner jusqu'au dîner, et quelquefois même le déjeuner et le dîner sont-ils compris dans cette pipe monstre, — surtout du 20 au 30 de chaque mois, quand les fonds sont excessivement rares, et qu'on n'a plus crédit que chez les marchands de tabac. C'est une manière de prendre ses repas en reniflant !

Dans toute fête donnée par un étudiant, le cigare joue le premier rôle ; très-souvent même ; il arrive qu'il joue tous les rôles, et qu'il compose à lui seul les diverses classes de rafraîchissements. Aussi, en général, les dames et demoiselles qui fréquentent ces soirées nocturnes ont reconnu la nécessité de se familiariser au moins avec le cigare, et toute étudiante pur-sang fume son petit cigare de manière à faire envie aux femmes de lettres les plus célèbres.

Les lionnes du quartier latin ont aussi admis en principe d'hygiène que le tabac est excellent pour la conservation des dents ; seulement, au lieu de s'en frotter légèrement les gencives, elles le fument complètement : voilà toute la différence. — Mais le gouvernement n'y trouve rien à redire, — au contraire! […] »

Louis Huart (1813-1865). L'étudiant. Paris, 1850.

"Vive le coin de feu ! Vive un petit chez soi !" (Claudius Hébrard, 1858)

Extrait du Magasin Pittoresque, 1843.

« Notre siècle a la passion des voyages, et cette passion devient tous les jours plus vive et plus ardente. C'est un mouvement immense, universel. La Suisse, l'Allemagne, l'Angleterre, la France, enfin tous les pays beaux à voir, à étudier, sont incessamment couverts d'une foule de voyageurs avides de contempler, ici les merveilles de la nature, lu les monuments du moyen-âge; plus loin, les progrès des arts ou la diversité infinie des mœurs et des usages des peuples.

Il y a un siècle à peine, qui donc s'aventurait à sortir de chez soi pour courir le monde, braver des océans, gravir des montagnes, explorer des continents; pour visiter même, à moins de risques, des villes, des palais, des vallons, des lacs, des grottes, des cascades ; en un mot, toutes ces curiosités que la nature et l'art déploient en tous lieux à nos regards émerveillés ? Entreprenait-on alors ce que nous appelons, de nos jours, des voyages d'agrément ? Il fallait des motifs tout à fait graves, de santé, de famille ou d'intérêt, pour quitter sa patrie ou sortir même de sa province; et l'on qualifiait d'intrépide tout voyageur qui franchissait ou les Pyrénées ou les Alpes, se hasardait sur la Baltique, ou s'embarquait pour les Antilles.

Mais aujourd'hui, qui est-ce qui ne voyage pas, et jusque dans les contrées les plus lointaines ? C'est la chose du monde la plus commune, notamment pour les Anglais, que de se donner rendez-vous au pied des Pyramides ou sur les ruines de Sparte, et d'y arriver, qui plus est, fort exactement au jour indiqué; pour des Français, d'improviser en riant le projet de visiter Rome ou les glaciers des Alpes. On n'y met guère plus de façon qu'on n'en faisait il y a cent ans pour aller de Paris à Saint-Cloud.

Quelles sont donc aujourd'hui les causes réelles de cette manie incessante de voyages? De tout temps, sans doute, l'homme a été curieux ; il l'était donc au XVIIe siècle comme de nos jours ; et cependant l'on voyageait alors mille fois moins.

C'est d'abord qu'il existe, au XIXe siècle, une certaine agitation, un pressant besoin de mouvement, qui n'étaient pas connus de nos ancêtres; puis nous possédons, pour satisfaire ce besoin devenu chaque jour plus impérieux, une facilité admirable de communication, une promptitude vraiment féerique à franchir les distances. Partout on voyage avec rapidité, commodément, sans dangers probables et sans fatigues.

Voyez toutes ces belles routes tracées jusque sur les sommets des plus hautes montagnes. A leur tour, les bateaux à vapeur nous conduisent aussi vite à Saint-Pétersbourg et même à New-York, que jadis les voiturins de Paris à Marseille; et les chemins de fer, qui continuent de se construire sur une grande échelle, feront bientôt de tout un royaume une seule province, de l'Europe un seul pays, enfin de notre planète entière comme un seul et vaste domaine, qu'on pourra désormais parcourir en l'espace de quelques mois.

Voilà d'étranges merveilles, assurément. Mais il en est une plus extraordinaire encore, que ne pourraient accomplir ni bateaux à vapeur, ni chemins de fer : c'est celle de se trouver jeté comme par enchantement sur toutes les routes de l'univers, de parcourir plus vite même qu'à vol d'oiseau, sans frais, sans fatigue aucune, l'Europe, l'Asie, l'Inde, l'Amérique, et sans dangers, l'Afrique et l’Océanie, les cinq parties du monde, et cela en quelques heures, au coin du feu, au milieu des gais sourires et des saintes joies de la famille, de pouvoir ainsi, par exemple, déjeuner en Sibérie, dîner au Labrador, faire en passant une collation sur les bords du Gange, et de là se coucher en pleine Océanie, après avoir reçu, cinq minutes auparavant, le doux baiser maternel. Rien de plus ravissant, selon nous, que ce pêle-mêle d'émotions continuelles, de sensations diverses, sous l'abri calme et protecteur du toit paternel, qui n'en devient que mille fois plus cher. Combien alors on s'estime heureux de ne le pas quitter ! »

Léon Forster, Voyages au coin du Feu : scènes instructives et amusantes, Paris, A. Mame, 1850.

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Extrait de : The Punch, 19 novembre 1864.

« LE COIN DU FEU.

Quand arrive l'hiver et ses longues soirées,
Vive le coin de feu ! vive un petit chez soi !
Les volets étant clos, les portes calfeutrées,
Les pieds sur ses chenets, on jouit plus qu'un roi ;
Le feu tient compagnie, et quand l'âtre s'embrase,
Gai de cœur et d'esprit, on veille, on rêve, on jase ;
Sans quitter son fauteuil on voyage en tous lieux.
En montant, démontant le fragile édifice
De houille et de bois sec où la flamme se glisse,
S'endort-on parfois? L’on dort mieux.

J'en conviens sans détour, l'homme a cette faiblesse
De placer bien souvent dans un rien ses désirs;
Un penchant naturel le pousse à la paresse,
Et ce qui gêne un peu détruit tous ses plaisirs.
Le coin du feu sans doute a droit à nos hommages ;
Hais chassant les oisifs, entourons-le de sages;
Et quand le corps lassé s'abandonne au repos,
Que l'esprit toujours veille et charme nos demeures,
Sachons, comme au vieux temps, pour égayer les heures,
Parler et nous taire à propos.

Rêver ! Pourquoi rêver ? Tout rêve est un mensonge;
Divaguons un peu moins, soyons plus sérieux,
Le bonheur mieux compris paraîtra moins un songe,
Et nous élargirons l'étroit chemin des cieux.
Nos pères possédaient cette haute sagesse
D'imprimer au plaisir un sceau de politesse,
De gaîté, d'abandon, surtout d'utilité.
Alors, le coin du feu, vraiment, avait des charmes,
Et le soir, du matin on publiait les larmes
Pour savourer l'intimité.

C'était sous le manteau d'une ample cheminée
Que se passait alors ces scènes de bonheur,
Dont l'heureux souvenir s'efface chaque année ;
On devisait sans fard, toujours avec honneur.
Autour du père en rond la famille rangée
Ecoutait sans ennui la légende obligée
D'un revenant, d'un saint, d'un conquérant fameux.
De la veillée, au moins, il restait pour mémoire
Franc rire, ou pleurs sans fiel, patriotisme et gloire.
En était-on plus malheureux ?...

Était-ce un vain spectacle, un inutile usage
Que cet esprit charmant de se plaire chez soi ?
D'être, sans égoïsme, heureux dans son ménage,
Et de savoir du temps sagement faire emploi ?...
Ne pas dresser partout sa tente vagabonde,
Être moins parasite, et ne donner au monde
Que le tribut voulu de rapports bienséants ;
N'était-ce point bannir bien des maux de la vie ?
Un père est-il trop seul, une mère asservie
Quand ils sont près de leurs enfants?

Oh ! plus on réfléchit à ces mœurs solennelles,
Plus on sent le regret de les voir dans l'oubli.
Où sont donc parmi nous les familles fidèles
Où le culte au foyer ne soit pas aboli ?
Nos cités, nos hameaux, reniant leur histoire,
Achèvent de briser les débris de leur gloire,
Et la France bientôt n'aura plus de passé.
En vain, nos monuments semblent demander grâce,
On vient les balayer soudain pour faire place
Au spéculateur empressé.

C'est surtout chez le pauvre et l'artisan peu sages
Que nous pleurons l'oubli de ces pieux usages.
Honorés autrefois, encor bons aujourd'hui,
Hors du foyer, le peuple élargit sa misère,
Il cherche la fortune aux deux bouts de la terre,
Il pourrait la fixer chez lui.

Que ce beau temps revienne, aussitôt de la France
Le génie est vainqueur, les grandeurs sont debout.
Les plus petits devoirs ont leur juste importance,
Leur accomplissement souvent décide tout.
On a tort de juger la valeur d'une chose
Sur l'éclat qui l'entoure, ou le bruit qu'elle cause.
Le bien est toujours bien, et toujours plaît à Dieu.
Soyons sages chez nous, notre joie est certaine :
Plus on restreint ses vœux, plus on restreint sa peine.
C'est la vertu du coin du feu.

Claudius HEBRARD (1) »

Annales de la Charité, revue mensuelle destinée aux intérêts de la classe laborieuse et souffrante… (Journal de la Société d’économie charitable), 14e année, 1858.

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(1) Hébrard, Claudius Jean-Claude-Marie-Amable (né le 24 octobre 1820 à Lyon - mort le 5 février 1885 à Lyon), homme de lettres, journaliste catholique, fondateur de l’Institut catholique de Lyon et de la Société de saint François-Xavier.

jeudi 13 mai 2010

"Les émigrants étaient partis pour l'Icarie avec l'espoir des plus grandes choses..." (Le Semeur, 1850)

« … les émigrants étaient partis pour l'Icarie avec l'espoir des plus grandes choses et des biens les plus merveilleux. Leur imagination était exaltée au delà de toute mesure. Ils croyaient que l'égalité, la fraternité, la communauté allaient produire des miracles, et qu'ils jouiraient d'un bonheur tel, qu'il n'y a pas eu de félicité semblable depuis que le monde est monde. Or, c'est une loi du cœur humain de s'irriter d'autant plus qu'on a plus espéré, quand la réalité ne correspond point à l'idéal, et de considérer tout par le mauvais côté précisément parce qu'on l'avait vu trop en beau dans ses rêves. Si l'on eût dit aux Icariens, avant leur départ, qu'ils auraient de nombreux obstacles à vaincre, de longues peines à supporter, des privations de toute espèce à endurer, avant de pouvoir recueillir les fruits de leur colonisation, il est probable — qu'ils ne seraient pas partis, , interrompra quelque lecteur. — C'est vrai ; mais s'ils étaient partis, ils ne se plaindraient pas tant à l'heure qu'il est, et n'auraient pas été si vite découragés. M. Cabet, séduit le premier par son système, a eu le tort de leur faire trop attendre de son Icarie, et il expie durement aujourd'hui ses malheureuses illusions.

Voilà déjà des causes qui servent à expliquer la mauvaise issue de l'entreprise. Pourtant elles ne suffiraient pas, à elles seules, à rendre compte d'un si grave échec. Le vrai nœud de la question doit se chercher dans le fond même de la théorie communiste.

M. Cabet a été frappé, comme Thomas Morus, Campanella, Iean-Jacques Rousseau, Louis Blanc, Fourier, et une foule d'autres, de l'inégalité des conditions. Il a vu quelques hommes qui vivaient dans l'abondance, et des millions de leurs semblables qui gémissaient dans la misère. Il s'est [senti pris] d’une compassion profonde pour les déshérités de la fortune, et a pensé qu'il fallait apporter un remède héroïque à un si triste état de choses. Quel remède? Rien de plus facile à trouver pour un esprit qui marchait en ligne droite, ou plutôt pour un cœur sympathique et compatissant qui ne se donnait pas la peine d'interroger l'intelligence. Proclamons la fraternité comme la règle souveraine et absolue, comme la seule règle qui doive présider à l'organisation des sociétés humaines! Arrière la personnalité, l'individualité, qui a engendré tant de maux et de souffrances, qui fait des millionnaires et des mendiants, qui loge les uns dans des palais et les autres dans des galetas infects, qui donne trop à ceux-là, et pas assez à ceux-ci ! Dieu n'aime-t-il pas également tous les hommes ? Ne veut-il pas qu'ils soient tous heureux ? Et ses créatures n'accompliront-elles pas sa volonté en ayant tout en commun ?

Ce système exigeait peu de frais d'invention, peu d'efforts de génie, et aussi longtemps que M. Cabet se contenta de l'exposer dans des livres et des journaux, ses maximes semblaient admirables. Le papier souffre tout, dit un proverbe, et il était fort aisé de reproduire sous mille formes séduisantes la grande loi de la fraternité d'où sortait logiquement, selon le nouveau réformateur, la loi de la communauté. M. Cabet composa son roman d'Icarie, où il se promenait dans la sphère indéfinie de l'idéal. II fit encore le Vrai christianisme suivant Jésus-Christ, qui, à côté de quelques remarques justes, en contenait un très grand nombre qui ne l'étaient point. Les petits, les pauvres surtout s'abandonnèrent aux utopies de M. Cabet. Quand on souffre, on est si prompt à receveur des chimères pour des réalités, et de trompeuses espérances pour d'infaillibles axiomes! Jusque-là tout allait bien. Aux arguments des écrivains anticommunistes, M. Cabet répondait par ceux du communisme. La guerre soulevée dans le domaine de la logique et de l'abstraction pouvait continuer de longues années, sans victoire décisive de part ni d'autre. Mais le jour de l'expérience est venu. […]

… après les premiers jours de ferveur et d'enthousiasme, on ne travaillera qu'avec une mollesse extrême, si même on ne se croise pas complètement les bras. Ce qui fait agir l'homme, ce qui l'engage à se lever matin pour entreprendre un pesant labeur, et à ne le quitter que lorsque ses mains tombent de fatigue, c'est la pensée qu'il travaille pour lui, pour sa femme et ses enfants qui sont encore lui, et que chacun de ses efforts sera productif pour son avantage propre. Ordonnez-lui de travailler pour cinquante, pour cent ou mille individus, dont plusieurs sont fainéants ou incapables, et vous lui ôtez aussitôt la meilleure part de son courage et de ses forces. Il ne s'intéressera plus au succès de son œuvre les moindres fardeaux lui deviendront insupportables; il s'arrêtera devant les difficultés qu'il aurait combattues et vaincues dans une position différente, et bientôt vous le verrez aussi oisif que les plus paresseux. Ce sera une fainéantise universelle. Qu'est-ce qu'on peut objecter de raisonnable à cela ? C'est Dieu qui l'a voulu ainsi. Nos utopistes pensent que la société irait mieux autrement. C'est possible; mais enfin il faut vouloir ce que Dieu veut, puisque nul n'a le don de refondre et de transformer la nature de l'homme. Déjà M. Robert Owen l'avait éprouvé dans ses établissements d'Ecosse et d'Amérique. Les phalanstériens, quoi qu'ils en disent, ont recommencé l'expérience à Condé-sur-Vesgres, et ont échoué par les mêmes causes. M. Cabet vient d'essayer à son tour ; et ayant acquis la conviction, sans doute, que s'il ne prenait la dictature et les moyens les plus énergiques de commandement, sa colonie aurait une fin misérable, il s'est fait despote. L'égalité existe à Nauvoo, mais la liberté est perdue. La communauté se maintient, mais c est une communauté de servitude et de misère.

Que les socialistes de bonne foi reconnaissent donc le vice radical de leur théorie, et qu'ils tâchent de restituer au principe de la personnalité la place qui lui appartient ! Sinon, ils ne feront que tromper le peuple et le repaître de dangereuses chimères. Ils ne pourront pas, ils n'oseront pas réaliser leurs systèmes ; ou, s'ils le tentent, ils n'offriront que le triste spectacle d'un échec de plus. Est-ce à dire que tout soit bien dans notre société actuelle, et qu'il n'y ait pas d'utiles réformes à y introduire ? Non, nous croyons que la fraternité doit grandir dans nos institutions et dans nos mœurs; mais ce n'est pas en mutilant l'être humain qu'on y réussira; c'est en le prenant tout entier, et en maintenant dans un juste équilibre toutes les forces vives qu'il a reçues de Dieu. »

Article anonyme, Le Semeur, journal philosophique et littéraire, t. XIX, n° 18, 1er mai 1850.