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mardi 1 février 2011

"Il faut décréter le droit au travail... rien de plus, rien de moins" (E. Vermersch, 1871)


« Décider que l’on va s'emparer des ateliers des jean-foutres de patrons qui ont foutu le camp !...
S'installer en leur lieu et place ;
Leur foutre une bonne saisie sur tout leur matériel...
Et ça pour faire travailler les bons bougres de patriotes qui n'ont tous qu'un seul désir...
Foutre une brûlée à ces canailles de Versaillais...
Pour aller manier ensuite la lime, la pioche ou le rabot...
Nom de Dieu !
Voilà qui était bien !...
Et je ne saurais trop le répéter aux citoyens de l'Hôtel-de-Ville...
Ce jour-là,
Pour les récompenser...
Je me suis offert une bonne petite chopine...
Qui m'a agréablement chatouillé le gosier,
Nom de nom !...
Mais, à côté de ça, ne pas dire par quel moyen pratique on se procurera assez de commandes et assez de travaux pour faire suer la machine,
Et travailler les bras,
Nom de Dieu !
Voilà qui est mal !...
Et je m'étonne que les citoyens membres de la Commune n'aient pas pensé à ça...
Parbleu ! moi, je n'irai pas par quatre chemins pour leur dire leur fait.
Non, citoyens membres,
Vous n'avez pas résolu la question,
Foutre!...
Et je vais vous le prouver !...
Pour faire un civet,
Que faut-il ?...
Même en République...
Un lièvre !...
Pas vrai ?...
Qui est-ce qui nous le foutra, ce lièvre-là ?! A coup sûr ce ne sont pas toutes ces crapules d'aristos et de calotins qui ont préféré aller s'adressera ces jean-foutres de la province pour exécuter leurs commandes,
À ces ruraux, qui ne comprennent qu'une chose...
Vivre comme des brutes toute leur vie, au milieu de jean-foutres que le mouvement révolutionnaire va foutre en bas...
Et qui ne savent qu'engueuler les Parisiens toutes les fois qu'ils demandent des choses raisonnables...
Telles que, par exemple :
L'abolition du mariage, qui est une atteinte à la liberté individuelle, et une institution immorale au dernier degré ;
Le renversement du militarisme, qui est une entrave à la fraternité des peuples ;
Le bouleversement des choses convenues, enfin, que les niais sentimentaux respectent, et qui n'ont été imaginées que par des jean-foutres qui n'entendaient rien du tout à la vie.
Eh bien !
Nom de Dieu !
Puisque tous nos savoyards de bourgeois ont lâchement foutu le camp pour se jeter dans les bras de ces crapules de ruraux, qui ne sont bons que pour foutre leur sale éteignoir sur le flambeau de la Liberté chaque fois que nous l'allumons...
Pourquoi ne nous arrangerions-nous pas entre nous...
Comme de bons bougres que nous sommes ?...
Foutre de foutre !...

Et voilà ce que je dis :
Les ateliers ouverts, que faut-il  ?
Des commandes !
Eh bien ! nom de Dieu,
Encore une fois...
C'est bien simple...
Il faut décréter le droit au travail.
Le droit au travail.
Rien de plus, rien de moins,
Voici ce que je veux.
Parce que c'est cela seulement qui peut nous sauver.
Parce que le fils Duchêne désire le bonheur du peuple, et qu'il est convaincu qu'il n'y a pas un citoyen à Paris qui refuserait son concours à un pareil principe.
Le droit au travail !...
Voilà une crâne idée !
Foutre!...
Prenons, comme exemple, l'honorable corporation des citoyens ferblantiers !...

Qu’est-ce qu’il y a faire ?...
Forcer tous les patriotes restant à Paris à se commander dans les vingt-quatre heures une batterie de cuisine au complet, pour ceux qui n'en ont pas — et une nouvelle pour ceux qui en ont déjà une !
C'est pas plus difficile que ça...
Je ne parlerai pas d'une baignoire, c'est du luxe !...
Et voilà une corporation qui marche.
Et des autres ainsi de suite !...
Et Paris, en huit jours, redevient ce qu'il était...
C'est-à-dire...
Le foyer de l'industrie,
Le miroir de l'intelligence,
La première capitale de l'Europe !
Allons, nom de Dieu !
C'est entendu,
Si l'on veut nous sortir de la mélasse,
Il faut qu'on décrète le droit au travail.
Il le faut, il le faut,
Ou bien,
Citoyens membres,
Je vous en fous mon billet,
Dans son prochain numéro,
Le fils Duchêne serait capable de se foutre en colère contre vous.
Et il en serait désolé,
Nom de Dieu ! »

Eugène Vermersch, "Le droit au travail", Le fils du Père Duchêne : illustré, n° 2, 6 Floréal an 79.

vendredi 7 janvier 2011

"Ces bonnes bougresses... témoignent du plus grand désir de combattre" (E. Vermersch, 1871)


"La vierge... folle. Les Jeanne d'Arc de la Commune" par H. Nérac (1871).  
 

« J'ai dit, dans un article précédent, que notre bonne Commune était en train d'aller de travers...
Eh bien, oui, nom de Dieu !...
Et je le répète...
Parce que je suis bougrement mécontent de la voir s'occuper d'un tas de foutaises qui ne valent pas chiquette, alors qu'il faudrait déployer de l'audace et de l'énergie.
De l'énergie, foutre de foutre !...
Tout est là !...

Comment, citoyens membres, vous vous amusez à foutimasser à l'heure où ces coquins de Versailleux sont peut-être en train de frapper à la porte des forts qui sont actuellement occupés par ces canailles de Prussiens.
Vous organisez des Chambres de notaires, au moment où nous demandons tous l'union libre et l'abolition de l'hérédité.
Vous nous foutez des huissiers à l'heure où il est convenu qu'on ne peut pas payer ce qu'on doit.
Je sais bien,
Vous passez toute une séance à jaboter sur le citoyen Pilotell !...
Ah ça ! mais, nom de Dieu !...
Vous n'avez donc rien à foutre?...
Et la levée en masse !...

Vous n'y pensez donc plus ?...
Sans la levée en masse, qu'est-ce que vous foutrez pour faire face à l'ennemi sur tout le périmètre de la cité?
Sont-ce les pauvres bougres qui font campagne depuis un mois déjà et qui se sont esquinté le tempérament à passer des nuits en, grand' garde dans les tranchées...
Et ça par des temps à ne pas foutre un chien dehors ?...
Non, citoyens membres...
Il faut des troupes fraîches !
Et voilà ce que je propose.

A défaut d'hommes, d'enrégimenter les bonnes bougresses de patriotes, qui ne demandent qu'à faire le coup de feu avec leurs maris...
Et qui ne bouderont pas devant une charge de cavalerie,
Foutre de foutre !...
J'ai reçu des lettres de plusieurs de ces bonnes bougresses, qui témoignent du plus grand désir de combattre.
La femme, nom de dieu !...
Mais on peut l'employer autrement qu'à faire une panade ou à raccommoder un fond de culotte,
Tonnerre de dieu !...
Rappelez-vous les citoyennes Jeanne d'Arc et Jeanne Hachette !...
Voilà des bonnes bougresses !

Je sais bien qu'on pourra m'objecter qu'il sera dur pour un chef de corps de crier à des femmes, sous forme de commandement :
Pelotons, par le flanc droit ! et Pelotons, par le flanc gauche !...
Parce qu'il y a des jean-foutres qui y verront malice.
Mais ceci ne doit pas vous arrêter, citoyens membres...
Et il faut armer les femmes qui veulent marcher !..,
Nom de Dieu !...
Il y a une idée ! Réfléchissez-y !...
La femme incorporée,
Foutre de foutre !...
Voilà un sujet sur lequel le fils Duchêne aimerait à s'étendre.
Et il y reviendra. »
Eugène Vermersch, "La levée en masse",
Le fils du Père Duchêne : illustré, n° 3, 10 Floréal an 79 (29 avril 1871).

___________________

"Les amazones de la Seine" (v. 1870-71),
coll. Universitätsbibliothek Heidelberg.

« J'ai dit dans mon numéro précédent, que la femme incorporée étant un sujet sur lequel le fils Duchêne aimerait à s'étendre,
Il y reviendrait,
Et il y revient
Parce que j'ai pensé à une chose...
Et cette chose la voici .....
Parmi les hommes que l'on a foutus dans la garde nationale, il y a des vieux et des jeunes, n'est-ce pas?...
Les vieux forment la sédentaire,
Et les jeunes sont dans les compagnies de guerre.
Il faut qu'il en soit de même des femmes.
Et pour ça, que faut-il faire ?
Presque rien, foutre de foutre !...
Faire deux catégories distinctes.
Prendre les honnêtes femmes d'abord, qui ont des soins à apporter au ménage, des petits enfants à allaiter et à qui il serait difficile de tenir la campagne huit jours de suite.
De celles-là, il faut former la sédentaire.
Quant aux compagnies de guerre, vous allez me dire, avec quoi les formerez-vous ?...

Avec quoi, nom de Dieu !...
Mais, avec toutes ces gueuses qui se maquillent la frimousse et qui se collent des chignons gros comme une botte de foin.
Avec toutes ces gourgandines qui rodaillent sur le boulevard et empoisonnent le musc... et la société.
Avec ces drôlesses enfin qui sont le déshonneur d'une famille et d'une nation, que le règne de Badinguet III a trop favorisées et qui ont fait de Paris le plus grand lupanar de l'Europe.
Il y a là dedans de bonnes bougresses qui ne demandent peut-être qu'à se réhabiliter.
Il faut donc leur en fournir l'occasion, nom de Dieu !...
Et leur foutre quelque chose dans la main.
Un revolver ou un chassepot,
Peu importe.
Il faut sauver le pays et réhabiliter ces filles-là !
Le feu purifie tout ! pas vrai ?...
Eh bien alors....
Il faut envoyer toutes ces bougresses-là au feu !...
Et que ça ne traîne pas !
Mille tonnerres !...»

Eugène Vermersch, "Les femmes incorporées",
Le fils du père Duchêne : illustré, n° 4, 13 Floréal, an 79 (2 mai 1871).



jeudi 6 janvier 2011

« Vlan ! répondit le capitaine, la tenue c’est un détail… » (Louis Noir, 1866)

Zouaves jouant aux cartes à Vincennes. Gouache anonyme, vers 1870. Coll. Brown Univ.

« Il fut un général, nouveau venu en Afrique, qui eut beaucoup de peine à prendre son parti des us et coutumes des zouaves. Brave homme, mais inflexible d’abord sur la théorie, il connaissait à fond toutes les décisions ministérielles concernant les détails d’uniformes et le service intérieur. Feu Nicolas, l’empereur de Russie, qui poussa si loin le caporalisme, n’attachait pas plus d’importance que lui aux boutons de guêtres. Rien ne lui échappait. Il savait, à un gramme près, ce que pesait une botte de fourrage ; il eut pu compter les grains de poudre des cartouches. Une revue avait autant d’importance à ses yeux qu’une grande bataille. Quinze jours de prison au sous-lieutenant dont les cheveux n’étaient pas taillés en brosse ; un mois au soldat à qui manquait une aiguille dans sa trousse. Ce brave général avait été envoyé en Algérie pour passer une inspection. Il devait commencer par un bataillon de zouaves qui se trouvaient échelonnés, compagnie par compagnie, pour établir une route à une certaine distance du littoral.

Le premier camp de ces travailleurs était commandé par un capitaine, que ses soldats avaient surnommé le Simoun. Un beau nom qu’il méritait bien. Comme ce vent du désert, il était impétueux, irrésistible : il avait une réputation superbe de bravoure. Quant à la manière dont il administrait sa compagnie, il passait pour le chef le plus débonnaire qu’on pût voir. Il eut tué celui qui eût bronché au feu ; mais pas d’appels inutiles, pas de salle de police pour la moindre peccadille.

Comme particularité, il avait une locution qui peint très bien son caractère. A chaque instant il répétait : Vlan ! c’est un détail.
- Capitaine, venait annoncer un sergent, les Arabes de la tribu voisine sont révoltés ; il y en a un mille au moins qui marchent sur le camp.
- Vlan ! c’est un détail, répondait-il ; faites prendre les armes à mes lascars (soldats), nous allons apprendre la politesse à ces moricauds-là.

Il avait cent hommes, mille Arabes devant lui, mais cela lui était parallèle.
- Capitaine, disait un fourrier, il n’y a plus de souliers du tout ; le convoi qui en apportait a été coupé par les Arables.
- Vlan ! c’est un détail. Mes lascars feront comme leur kébir (chef), ils iront nu-pieds.

Et au besoin, le capitaine mettait ses bottes de côté pour donner l’exemple. Tel était le capitaine Simoun, vers le camp duquel se dirigeait le général inspecteur dont il est question. Ce dernier, connaissant les exploits du capitaine, mais ignorant ses habitudes, le tenait en haute estime. Tout en cheminant avec ses aides-de-camp, son escorte de hussards et un cavalier arable pour guide, il entretenait son état-major des faits d’armes de la compagnie de zouaves et de son chef.
- Messieurs, disait-il, vous allez voir des soldats modèles ; eux et leur vaillant capitaine ; ils ont opéré dernièrement une retraite de quatre lieues au moins, entourés de sept à huit cents Bédouins irréguliers. Ils n’ont pas perdus dix hommes, et ils ont abattus une centaine d’ennemis. Jugez s’ils ont dû manœuvrer avec précision. […]

En devisant ainsi, ils arrivèrent devant une espèce de village composé de cabanes en chaume. Il y avait ça et là quelques tentes inhabitées. Le guide arabe conduisait le général de ce côté. Des chiens de toutes tailles, des chacals apprivoisés, des gazelles privées, des moutons en liberté, un lionceau de deux ans, une magnifique collection de porcs, des poules, des chats, des corbeaux, des animaux de toutes sortes enfin, grouillaient, hurlaient, aboyaient, coassaient au centre de ce village. Quand le général inspecteur et ses officiers entrèrent dans son enceinte, toute cette ménagerie fut en révolution, et ce fut un sabbat effroyable. […] Alors une dizaine d’hommes sortirent des cabanes vêtus de la plus étrange façon. Les uns avaient des blouses vertes ou bleues, rapiécées de morceaux blancs ; d’autres portaient des bourgerons taillés dans des sacs de toile et sans manches. Plusieurs étaient nus jusqu’à la ceinture, et tenaient à la main, soit une écumoire, soit des haches, soit des couteaux. Quant aux coiffures, il y avait des bonnets de laine blanche, des fez rouges, des chapeaux de feuilles de palmiers et d’alpha, qu’ornaient une queue de lapin ou une plume de coq, selon la fantaisie du propriétaire. Quoique déconcerté, le général inspecteur prit des informations auprès de ce gens bizarrement vêtus, pour savoir où il se trouvait.
- Au camp des zouaves, mon général, répondit-on.
- je vois bien un village, mais de camp, dit-il.
- Ces cabanes s’appellent des gourbis ; c’est là dedans que nous logeons.
- Vous êtes donc des zouaves ?
- Oui, mon général.

Le général faillit tomber à la renverse.
- voilà le kebir, ajouta le zouave auquel il s’était adressé, et qui s’éloigna. Les autres soldats s’étaient déjà retirés.

Le capitaine Simoun s’avançait en effet à la rencontre de son supérieur. Il portait un large pantalon de treillis, un paletot blanc à capuchon, et il fumait une bonne pipe en racine de bruyère. Le général ne pouvait en croire ses yeux. Il se demandait s’il ne rêvait pas, si le démon de l’indiscipline ne le tourmentait point par un affreux cauchemar.
- Vous êtes le capitaine de la compagnie, Monsieur ! demanda-t-il d’un ton irrité.
- Oui, mon général.
- Eh bien ! je viens pour passer l’inspection. Où sont vos hommes ?
- Au travail.
- Et ceux que je viens de voir ?
- Ce sont les cuisiniers de chaque escouade.
- Faites appeler tout le monde, Monsieur ; je veux passer ma revue tout de suite, entendez-vous, puis j’adresserai mon rapport au gouverneur.

Une formidable colère grondait dans la poitrine du général, mais il en contenait l’expression. Le capitaine ne se doutait de rien. Il appela un clairon. Celui-ci se présenta avec une brosse de chiendent d’une main et une chemise mouillée de l’autre.
- Sonnez la retraite, pas de course, dit le capitaine.

Le clairon s’éloigna à toutes jambes.
- Qu’est-ce que faisait ce clairon avec sa brosse ? demanda le général.
- Il blanchissait le linge pour la compagnie, répondit le capitaine.
- Ce n’est pas réglementaire.
- Vlan ! c’est un détail. Comme il doit rester au camp à cause des alertes, il faut bien qu’il s’occupe à quelque chose et qu’il gagne quelques sous pour boire.
- Qui garde le camp pendant que votre compagnie est au travail ?
- Personne.
- Et si on l’attaquait ?
- Là haut, sur ce tertre (le capitaine indiqua un mamelon), il y a une vedette. En cas d’alerte, elle a ordre de tirer un coup de fusil. Du point où elle est, on domine la plaine à deux lieues à la ronde. Aussitôt qu’un signal est donné par cette sentinelle, le clairon sonne le rappel et mes lascars reviennent. Ça n’est pas long ; tenez, vous allez voir.

En effet, le clairon, ayant atteint le sommet du mamelon, jeta au vent les notes de la retraite, suivies de la modulation rapide du pas de course. Dix minutes après, une centaine d’hommes se précipitaient dans le camp comme une trombe.

Il n’y avait rien de l’uniforme des zouaves ; ils portaient en bandoulière des fusils de munition, et à la main des pelles et des pioches ; plusieurs poussaient devant eux des brouettes. Sans attendre d’ordres, avec une merveilleuse rapidité, ils remuèrent le sol, improvisèrent des fossés, des barricades, et, en un clin d’œil, le camp devint une forteresse fermée de tous côtés. Le capitaine riait dans sa barbe.
- ils ont cru, dit-il, que les Arabes approchaient. Voyez-vous, général, les voilà en état de défense.

Les zouaves, en effet, visitaient les amorces de leurs fusils, ajustaient leurs baïonnettes, se groupaient sous les toits des cabanes, sur le sommet des barricades, et attendaient l’ennemi avec une contenance, qui, pour être pittoresque, n’en était pas moins belliqueuse. Le vieux sang gaulois se réveilla dans le cœur du général : il se fit une révolution dans ses idées. Il serra la main au capitaine Simoun et lui dit :
- la tenue de vos hommes laisse bien quelque chose à désirer, mais ce sont d’excellents soldats pour tout le reste.
- Vlan ! répondit le capitaine, la tenue c’est un détail. Le bataillon de la Moselle se battait en sabots ; mon père en était.

A partir de ce jour, le général fut si indulgent pour les soldats, qu’ils le nommèrent le père gratification, à cause des distributions de vin qui suivaient ses revues. Quant au capitaine Simoun, il est mort en Crimée. Un officier russe lui cria :
- rendez-vous !
- Non, répondit le capitaine Simoun.
- Vous êtes cerné, reprit le Russe ; rendez-vous, ou vous êtes mort !
- Vlan ! c’est un détail, riposta le capitaine. Et il tomba pour ne plus se relever. »

Louis Noir, Souvenirs d’un zouave (campagne d’Italie). Paris, Achille Faure, 1866.

mercredi 1 décembre 2010

"Le populaire ne connaît qu'une chose : le fricot" (A. Delvau, 1860)

La "Californie" ("cette immense et sordide mangeoire" selon A. Delvau). 
Gravure de Léopold Flameng.


« Quand ont sort de Paris par la barrière Montparnasse, cet ancien chemin des "escholiers", on a devant soi une Gamaches permanente, c'est-à-dire une collection aussi variée que nombreuse de cabarets, de popines, de gargotes et autres buvettes : les Mille Colonnes, Richefeu, les Deux-Edmond, le Grand Vainqueur, etc., etc.

En prenant le boulevard, à droite, on longe rapidement quelques maisons jaunes, à persiennes vertes, à physionomie malsaine et débraillée, qui remplacent par de gigantesques numéros le classique dieu des jardins ; puis on arrive à une allée boueuse, bordée d'un côté par un jeu de Siam, et de l'autre côté par une rangée de vieilles femmes qui débitent, moyennant un sou la tasse, une façon de brouet noir qu'elles voudraient bien faire passer pour du café. C'est l'Estaminet des pieds humides, ainsi nommé parce que les gens qui le hantent ont l'habitude de s'asseoir perpendiculairement, comme des I et non comme des Z.

Au bout de cette boue est la Californie, c'est-à-dire le réfectoire populaire et populacier de cette partie de Paris.

La Californie est enclose entre deux cours. L'une, qui vient immédiatement après le passage dont nous venons de parler, et où l'on trouve des séries de tables vermoulues qui servent aux consommateurs dans la belle saison. On l'appelle orgueilleusement "le jardin", je ne sais trop pourquoi, à moins que ce ne soit à cause des trognons d'arbres qu'on y a jetés à l'origine, il y a une dizaine d'années, et qui se sont obstinés à ne jamais verdoyer. L'autre cour sert de vomitoire à la foule qui veut s'en aller par la chaussée du Maine.

Le réfectoire principal est une longue et large salle, au rez-de-chaussée, où l'on ne pénètre qu'après avoir traversé la cuisine, où trône madame Cadet, la femme du propriétaire de la Californie. Là sont les fourneaux, les casseroles, les marmites, tous les engins nécessaires à la confection de la victuaille.

Avant d'aller plus loin, avant de faire connaissance avec les mangeurs, disons un mot des mangés, c'est-à-dire de la consommation de cet étrange établissement.

Parlons en chiffres […]. C'est plus éloquent que des phrases. Il est inutile de faire observer que la Californie n'a pas les ressources culinaires et gastronomiques des Frères Provençaux, et que l'agréable y est sacrifié à l'utile. Les chateaubriands y sont aussi inconnus que la purée-Crécy, la purée d'ananas et les saumoneaux du Rhin. La cuisine de la Californie a affaire à des estomacs robustes et à des palais ferrés, et non à des gourmets et à des délicats. Tels gens, tels plats. Le populaire ne connaît qu'une chose : le "fricot". On lui sert du fricot, sous les espèces du bœuf, du veau, du mouton et des pommes de terre.

Voici donc ce qu'on consomme à la Californie :
5.000 portions par jour, découpées dans un bœuf, dans plusieurs veaux et dans plusieurs moutons.
8 pièces de vin, pour aider ces 5.000 portions à descendre là où faire se doit.
1.000 setiers de haricots par an.
2.000 setiers de pommes de terre, 132 kilogr. au setier.
55 pièces de vinaigre d'Orléans—ou d'ailleurs.
55 pièces d'huile à manger, dans la composition de laquelle le fruit de l'olivier n'entre absolument pour rien. […] Le reste est à l'avenant.

Que si, maintenant, vous me demandez en quoi consistent ces portions et si elles sont appétissantes, je vous enverrai expérimenter la chose vous-même, parce qu'il est assez délicat de se prononcer en pareille matière. Que si, cependant, vous me poussiez trop vivement, je vous répondrais que pour entrer dans ces hôtelleries de bas étage, il faut avoir nécessite bien urgente de se repaître, c'est-à-dire avoir les dents aiguës, le ventre vide, la gorge sèche et l'appétit strident. J'ai vu des gens se lécher les doigts et se pourlécher les lèvres après avoir ingéré le fameux plat Robert, qui n'est pas autre chose qu'un "arlequin" à la sauce piquante, un satura lanx haut en saveur. Mais aussi j'ai vu d'autres gens sortir de là comme on sort du souper de madame Lucrèce Borgia, et jurer tous leurs dieux qu'on ne les y reprendrait plus. Faites un choix à présent ! En tout cas, on ne saurait se montrer exigeant— vu la modicité du prix des plats. Savez-vous que pour huit sous on peut dîner—et même copieusement—à la Californie ?...

D'ailleurs aussi les convives de la Californie ne sont pas ceux du palais de Trimalchion. […] Il y a là, en effet, — en train de lever le coude et de jouer des badigoinces, — la plus riche collection de porte-haillons, de loqueteux et de guenillons qu'il soit possible d'imaginer. Rembrandt et Callot en eussent tressailli d'aise. Ce sont les malandrins, les francs-mitoux, les truands, les mercelots, les argotiers, les sabouleux et autres "pratiques" du XIXe siècle. Société mêlée s'il en fut jamais ! Le pauvre honnête y coudoie le rôdeur de barrières, l'ouvrier laborieux y fraternise avec le "gouâpeur", le soldat y trinque avec le chiffonnier, l'invalide avec le tambour de la garde nationale, le petit rentier avec la grosse commère, le cabotin avec l'ouvreuse de loges. C'est un tohu-bohu à ne pas s'y reconnaître, un vacarme à ne pas s'y entendre, une vapeur à ne s'y pas voir ! Diogène, ce sont tes fils, ces gueux !

Les physionomies y sont aussi incohérentes que les costumes, — et la langue qu'on y parle est à la hauteur du "fricot" qu'on y mange. C'est là que j'ai appris, entre autres bizarreries, les dix ou douze manières d'annoncer la mort de quelqu'un : "Il a cassé sa pipe, — il a claqué, — il a fui, — il a perdu le goût du pain, — il a avalé sa langue, — il s'est habillé de sapin, — il a glissé, — il a décollé le billard , — il a craché son âme, etc., etc." Montaigne eût aimé cet argot pittoresque, cette langue expressive et imagée, lui qui disait : "Le parler que j'aime, tel sur le papier qu'à la bouche, c'est un parler succulent et nerveux, court et serré ; non tant délicat et peigné, comme véhément et brusque ; plutôt difficile qu'ennuyeux ; déréglé, décousu et hardi : chaque lopin y fasse son corps ; non pédantesque, mais plutôt soldatesque, comme Suétone appelle celui de Jules César." Montaigne eût été content d'entendre "balancer le chiffon rouge" dans la grande salle de la Californie — mais je doute fort qu'il eût été content d'autre chose. Le pittoresque a son charme — à distance !

Dans toutes ces conversations qui se croisent comme des feux de pelotons, et qui entrent autant dans les assiettes que dans les oreilles, il y a des notes malhonnêtes et des accents obscènes, qui détonnent au milieu des clameurs générales, de même que, quelquefois, certaines notes honnêtes, certains accents candides détonnent au milieu de ce diabolique charivari. Cela dépend des jours et des heures. Avec un lambeau d'une de ces conversations-là, on reconstruirait facilement un des individus qui y prennent part, tant le style sent l'homme, tant la caque sent le hareng, tant la parole se ressent du métier que l'on fait !

Ne croyez pas que j'exagère à plaisir et que j'embrunisse à dessein le tableau. All is true — comme dit le vieux Shakespeare, qui, lui non plus, n'aurait pas dédaigné cette truandaille pour la placer dans ses drames, parmi ses gueux enluminés d'eau-de-vie et ses filles de joie enluminées d'amour, les uns en pourpoints de drap couleur de misère et les autres en robes de taffetas couleur de feu. S'il y a là des chômeurs du lundi, des rigoleurs, des amis des franches lippées, des ouvriers pour devrai, de braves artisans à calus et à durillons, en train de se désaltérer un brin, il y a aussi de faux ouvriers, des artisans en paresse, des misérables qui laissent pousser, le plus long qu'ils peuvent, le poil qu'ils ont dans la main. Gibier d'hôpital peut-être, les uns ; gibier de prison, à coup sûr, les autres.

Ainsi, il n'est pas rare de voir arriver dans cette bruyante hôtellerie, toujours pleine, un patron en quête d'ouvriers. Il croit, il a le droit de croire qu'il en trouvera là, au milieu de cette plèbe bariolée qui se paffe de ce vin bleu et se gave de "fricot". Il s’avance, il s'arrête devant une table, puis devant une autre, et crie à plusieurs reprises, de sa voix la plus claire, de façon à dominer la tempête : "Qu'est-ce qui veut travailler, ici ?" PERSONNE NE REPOND — parce qu'au lieu de s'embaucher, ces aimables fainéants aiment mieux se débaucher...

Je serais mal venu, assurément, d'essayer d'esquisser, après Léopold Flameng, les types multiples qui composent cette foule. La plume, malgré sa prolixité, est moins éloquente que le crayon. Un coup de pointe sur le cuivre, et voilà une physionomie d'esquissée, et à côté de celle-là cinquante autres — qui, toutes, ont leur valeur, leur accent, leur originalité. Je ne puis que constater l'exactitude de son dessin et la véracité de son récit. Il raconte bien ce qu'il a vu et ce qui est visible tous les jours à l'œil nu, depuis neuf heures du matin jusqu'aux dernières heures de la journée. Allez-y demain, allez-y après-demain — vous y rencontrerez les mêmes acteurs jouant la même pièce : elle est encore au répertoire pour longtemps !

Mais avant de laisser là cette question de tabernis, cauponis et popinis, je veux signaler à Flameng un type qu'il a oublié et qui existe parmi les habitués de la Californie. C'est ce petit voyou — "jaune comme un vieux sou" — qui se faufile entre les jambes des consommateurs et guette le moment où une assiette vient d'être abandonnée pour en vider les reliefs dans sa blouse. Quand il a suffisamment de rogatons sans forme et d'épluchures sans nom, il reprend son chemin avec les mêmes précautions, et s'en va sur le boulevard extérieur rejoindre des compagnons — auxquels il VEND son butin. Comprenez-vous?

Hélas ! la graine de gueux pousse encore plus vite que la graine de niais, à Paris ! Le ciel nous garde d'en avoir dans notre jardin, vous et moi, amis lecteurs inconnus ! »

Alfred Delvau, Les Dessous de Paris, Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1860.