jeudi 6 janvier 2011

« Vlan ! répondit le capitaine, la tenue c’est un détail… » (Louis Noir, 1866)

Zouaves jouant aux cartes à Vincennes. Gouache anonyme, vers 1870. Coll. Brown Univ.

« Il fut un général, nouveau venu en Afrique, qui eut beaucoup de peine à prendre son parti des us et coutumes des zouaves. Brave homme, mais inflexible d’abord sur la théorie, il connaissait à fond toutes les décisions ministérielles concernant les détails d’uniformes et le service intérieur. Feu Nicolas, l’empereur de Russie, qui poussa si loin le caporalisme, n’attachait pas plus d’importance que lui aux boutons de guêtres. Rien ne lui échappait. Il savait, à un gramme près, ce que pesait une botte de fourrage ; il eut pu compter les grains de poudre des cartouches. Une revue avait autant d’importance à ses yeux qu’une grande bataille. Quinze jours de prison au sous-lieutenant dont les cheveux n’étaient pas taillés en brosse ; un mois au soldat à qui manquait une aiguille dans sa trousse. Ce brave général avait été envoyé en Algérie pour passer une inspection. Il devait commencer par un bataillon de zouaves qui se trouvaient échelonnés, compagnie par compagnie, pour établir une route à une certaine distance du littoral.

Le premier camp de ces travailleurs était commandé par un capitaine, que ses soldats avaient surnommé le Simoun. Un beau nom qu’il méritait bien. Comme ce vent du désert, il était impétueux, irrésistible : il avait une réputation superbe de bravoure. Quant à la manière dont il administrait sa compagnie, il passait pour le chef le plus débonnaire qu’on pût voir. Il eut tué celui qui eût bronché au feu ; mais pas d’appels inutiles, pas de salle de police pour la moindre peccadille.

Comme particularité, il avait une locution qui peint très bien son caractère. A chaque instant il répétait : Vlan ! c’est un détail.
- Capitaine, venait annoncer un sergent, les Arabes de la tribu voisine sont révoltés ; il y en a un mille au moins qui marchent sur le camp.
- Vlan ! c’est un détail, répondait-il ; faites prendre les armes à mes lascars (soldats), nous allons apprendre la politesse à ces moricauds-là.

Il avait cent hommes, mille Arabes devant lui, mais cela lui était parallèle.
- Capitaine, disait un fourrier, il n’y a plus de souliers du tout ; le convoi qui en apportait a été coupé par les Arables.
- Vlan ! c’est un détail. Mes lascars feront comme leur kébir (chef), ils iront nu-pieds.

Et au besoin, le capitaine mettait ses bottes de côté pour donner l’exemple. Tel était le capitaine Simoun, vers le camp duquel se dirigeait le général inspecteur dont il est question. Ce dernier, connaissant les exploits du capitaine, mais ignorant ses habitudes, le tenait en haute estime. Tout en cheminant avec ses aides-de-camp, son escorte de hussards et un cavalier arable pour guide, il entretenait son état-major des faits d’armes de la compagnie de zouaves et de son chef.
- Messieurs, disait-il, vous allez voir des soldats modèles ; eux et leur vaillant capitaine ; ils ont opéré dernièrement une retraite de quatre lieues au moins, entourés de sept à huit cents Bédouins irréguliers. Ils n’ont pas perdus dix hommes, et ils ont abattus une centaine d’ennemis. Jugez s’ils ont dû manœuvrer avec précision. […]

En devisant ainsi, ils arrivèrent devant une espèce de village composé de cabanes en chaume. Il y avait ça et là quelques tentes inhabitées. Le guide arabe conduisait le général de ce côté. Des chiens de toutes tailles, des chacals apprivoisés, des gazelles privées, des moutons en liberté, un lionceau de deux ans, une magnifique collection de porcs, des poules, des chats, des corbeaux, des animaux de toutes sortes enfin, grouillaient, hurlaient, aboyaient, coassaient au centre de ce village. Quand le général inspecteur et ses officiers entrèrent dans son enceinte, toute cette ménagerie fut en révolution, et ce fut un sabbat effroyable. […] Alors une dizaine d’hommes sortirent des cabanes vêtus de la plus étrange façon. Les uns avaient des blouses vertes ou bleues, rapiécées de morceaux blancs ; d’autres portaient des bourgerons taillés dans des sacs de toile et sans manches. Plusieurs étaient nus jusqu’à la ceinture, et tenaient à la main, soit une écumoire, soit des haches, soit des couteaux. Quant aux coiffures, il y avait des bonnets de laine blanche, des fez rouges, des chapeaux de feuilles de palmiers et d’alpha, qu’ornaient une queue de lapin ou une plume de coq, selon la fantaisie du propriétaire. Quoique déconcerté, le général inspecteur prit des informations auprès de ce gens bizarrement vêtus, pour savoir où il se trouvait.
- Au camp des zouaves, mon général, répondit-on.
- je vois bien un village, mais de camp, dit-il.
- Ces cabanes s’appellent des gourbis ; c’est là dedans que nous logeons.
- Vous êtes donc des zouaves ?
- Oui, mon général.

Le général faillit tomber à la renverse.
- voilà le kebir, ajouta le zouave auquel il s’était adressé, et qui s’éloigna. Les autres soldats s’étaient déjà retirés.

Le capitaine Simoun s’avançait en effet à la rencontre de son supérieur. Il portait un large pantalon de treillis, un paletot blanc à capuchon, et il fumait une bonne pipe en racine de bruyère. Le général ne pouvait en croire ses yeux. Il se demandait s’il ne rêvait pas, si le démon de l’indiscipline ne le tourmentait point par un affreux cauchemar.
- Vous êtes le capitaine de la compagnie, Monsieur ! demanda-t-il d’un ton irrité.
- Oui, mon général.
- Eh bien ! je viens pour passer l’inspection. Où sont vos hommes ?
- Au travail.
- Et ceux que je viens de voir ?
- Ce sont les cuisiniers de chaque escouade.
- Faites appeler tout le monde, Monsieur ; je veux passer ma revue tout de suite, entendez-vous, puis j’adresserai mon rapport au gouverneur.

Une formidable colère grondait dans la poitrine du général, mais il en contenait l’expression. Le capitaine ne se doutait de rien. Il appela un clairon. Celui-ci se présenta avec une brosse de chiendent d’une main et une chemise mouillée de l’autre.
- Sonnez la retraite, pas de course, dit le capitaine.

Le clairon s’éloigna à toutes jambes.
- Qu’est-ce que faisait ce clairon avec sa brosse ? demanda le général.
- Il blanchissait le linge pour la compagnie, répondit le capitaine.
- Ce n’est pas réglementaire.
- Vlan ! c’est un détail. Comme il doit rester au camp à cause des alertes, il faut bien qu’il s’occupe à quelque chose et qu’il gagne quelques sous pour boire.
- Qui garde le camp pendant que votre compagnie est au travail ?
- Personne.
- Et si on l’attaquait ?
- Là haut, sur ce tertre (le capitaine indiqua un mamelon), il y a une vedette. En cas d’alerte, elle a ordre de tirer un coup de fusil. Du point où elle est, on domine la plaine à deux lieues à la ronde. Aussitôt qu’un signal est donné par cette sentinelle, le clairon sonne le rappel et mes lascars reviennent. Ça n’est pas long ; tenez, vous allez voir.

En effet, le clairon, ayant atteint le sommet du mamelon, jeta au vent les notes de la retraite, suivies de la modulation rapide du pas de course. Dix minutes après, une centaine d’hommes se précipitaient dans le camp comme une trombe.

Il n’y avait rien de l’uniforme des zouaves ; ils portaient en bandoulière des fusils de munition, et à la main des pelles et des pioches ; plusieurs poussaient devant eux des brouettes. Sans attendre d’ordres, avec une merveilleuse rapidité, ils remuèrent le sol, improvisèrent des fossés, des barricades, et, en un clin d’œil, le camp devint une forteresse fermée de tous côtés. Le capitaine riait dans sa barbe.
- ils ont cru, dit-il, que les Arabes approchaient. Voyez-vous, général, les voilà en état de défense.

Les zouaves, en effet, visitaient les amorces de leurs fusils, ajustaient leurs baïonnettes, se groupaient sous les toits des cabanes, sur le sommet des barricades, et attendaient l’ennemi avec une contenance, qui, pour être pittoresque, n’en était pas moins belliqueuse. Le vieux sang gaulois se réveilla dans le cœur du général : il se fit une révolution dans ses idées. Il serra la main au capitaine Simoun et lui dit :
- la tenue de vos hommes laisse bien quelque chose à désirer, mais ce sont d’excellents soldats pour tout le reste.
- Vlan ! répondit le capitaine, la tenue c’est un détail. Le bataillon de la Moselle se battait en sabots ; mon père en était.

A partir de ce jour, le général fut si indulgent pour les soldats, qu’ils le nommèrent le père gratification, à cause des distributions de vin qui suivaient ses revues. Quant au capitaine Simoun, il est mort en Crimée. Un officier russe lui cria :
- rendez-vous !
- Non, répondit le capitaine Simoun.
- Vous êtes cerné, reprit le Russe ; rendez-vous, ou vous êtes mort !
- Vlan ! c’est un détail, riposta le capitaine. Et il tomba pour ne plus se relever. »

Louis Noir, Souvenirs d’un zouave (campagne d’Italie). Paris, Achille Faure, 1866.

1 commentaire:

  1. Pitoresque!! Sauf qu'en 70 face aux prussiens, le panache et la gouaille n'ont pas suffit!

    merci
    paco

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