Eugène Viollet le Duc (1814-1879), éphémère professeur d'esthétique et d'architecture à l'Ecole nationale de Beaux-Arts. Photographie de Nadar. Strasbourg, musée d'art moderne et contemporain.
« La journée du 29 janvier 1864 est restée légendaire dans les annales de l'École des Beaux-Arts ; selon le langage de l'endroit, ce fut un "chahut babylonien". Le comte de Nieuwerkerke, en qualité de surintendant des Beaux-Arts, était venu installer le nouveau professeur il était accompagné de Mérimée, qui jouait le personnage du fidus Achates, et de Théophile Gautier, chargé de rendre compte dans Le Moniteur officiel du succès de la première leçon. On redoutait des murmures, peut-être même quelque protestation mais on ne s'attendait pas au plus formidable des charivaris qui jamais eussent accueilli un maître de l'enseignement. A peine Viollet-le-Duc fût-il assis dans sa chaire et eut-il ouvert la bouche pour dire : "Messieurs" – ce fut le seul mot qu’il put prononcer – que le tumulte commença.
Dans la salle du grand amphithéâtre, décoré par Paul Delaroche, les élèves se pressaient en nombre anormal, les gradins, les couloirs et tous les abords étaient occupés ; nulle place libre les combattants avaient été fidèles au rendez-vous donné. L'exclamation fut énorme, composée de toutes sortes de vociférations chants de coq, barrissements d'éléphant, rugissements de lion, gloussements de poule, braiments d'âne, hennissements de cheval, miaulements de chat, rauquements de tigre, glapissements de renard, jappements de chien, tous ces cris se mêlèrent dans une tempête au milieu de laquelle se pressaient les injures. Nieuwerkerke était debout et gesticulait, Viollet-le-Duc tenait bon et continuait à vouloir parler peine inutile, on n'entendait qu'une immense clameur. Deux jours après, Mérimée racontait la scène en ma présence chez la comtesse de Nadaillac et disait : "Les poumons de cette jeunesse sont d'une vigueur remarquable je ne me suis jamais tant amusé."
Viollet-le-Duc, lui, ne s'amusait pas, Nieuwerkerke non plus ; les hurlements ne suffisaient pas à ces gamins affolés par leur propre bruit on lança contre le professeur la provision de projectiles que l'on avait eu soin d'apporter des pommes, des œufs, des boulettes de papier mâché et jusqu'à des gros sous. Au bout d'une demi-heure, Nieuwerkerke se retira, suivi de Viollet-le-Duc et de son escorte d'amis. Tout le monde battit des mains la victoire était complète et les rapins triomphaient derrière le groupe qui entourait Nieuwerkerke, ils sortirent en rang, quatre par quatre, silencieux cette fois, comme s'ils eussent fait cortège à un haut personnage, et traversèrent ainsi les cours de l'École des Beaux-Arts. Au moment où Nieuwerkerke allait franchir la grille, il se retourna, et toute la bande, éclatant de rire, lui fit un salut dérisoire. La sottise dont son âme était pleine ne put se contenir ; il leva un doigt menaçant vers ces jeunes gens dont le nombre même assurait l'impunité et leur cria : "Je vous retrouverai, vous autres." A l'instant la manifestation changea d'objet ; elle abandonna Viollet-le-Duc, qui, disait-on, avait "son paquet" ; elle ne s'adressa plus qu'à Nieuwerkerke et devint, par allusion, personnelle au-delà de l'insulte.
Nieuverkerke n'essaya pas de faire tête, mais il ne se déroba point. Toujours accompagné de Viollet-le-Duc, de Mérimée, de Théophile Gautier, de quelques fonctionnaires de l’Ecole, il rentra à son logement du Louvre à pied, par la rue des Beaux-Arts, le quai Malaquais, la place de l'Institut et le pont des Arts. A dix pas derrière lui, marchaient les élèves, auxquels se joignaient les curieux. On eût dit que l'on s'était distribué les rôles et que l'on en avait faît une répétition préalable, tant l'esprit rapide et moqueur du Français – du Parisien avait rapidement improvisé "une scie" qui était la plus sanglante des ironies. Un groupe chantait le premier vers de l'air fameux de Guillaume Tell :
Ô Ciel ! tu sais si Mathilde m'est chère!
Un second groupe répondait immédiatement par une parodie injurieuse :
A sa Mathilde, ô ciel qu'il coûte cher !
puis la chanson était interrompue, et, après un instant de silence, tous en chœur criaient : "Ohé Castor !" et l'on reprenait la romance de Rossini. Nieuwerkerke se pencha vers Théophile Gautier, qui me l'a raconté, et lui dit : "Ohé ! Castor ! Qu'est-ce que cela veut dire ?" Gautier, qui n'était point en reste de malice, qui avait eu bien des charges d'atelier sur la conscience et qui excellait à comprendre à demi mot, baissa le nez et répondit : "Je ne sais pas." C'était en effet difficile à expliquer, si difficile que j'y renonce ici, en faisant appel à la sagacité des lecteurs. Tout ce que je puis leur dire, c'est que Nieuwerkerke avait récemment fait bâtir une maison vers le parc Monceau et qu'ils trouveront dans les traités d'histoire naturelle la façon dont le castor bat la terre molle dont sa hutte est construite.
La manifestation, toujours chantant et toujours criant, entra au Louvre, derrière Nieuwerkerke, dans la cour des Musées. La police avertie était accourue on se gourma, les élèves décampèrent, saluant une dernière fois le surintendant du nom de Castor et, comme il est de bon exemple que force reste à la loi, on arrêta Théophile Gautier, qui fut conduit au poste, où il commençait à mûrir un projet d'évasion, lorsqu'il fut délivré par Viollet-le-Duc, Mérimée et Nieuwerkerke lui-même. On dit au brigadier des sergents de ville : "Pourquoi avez-vous arrêté monsieur ?" Le brigadier répondit : "A la longueur de ses cheveux, je l'ai pris pour un insurgé." Bien souvent, depuis, Gautier a raconté, de la façon la plus plaisante du monde, ce qu’il appelait son "temps de captivité" ?
Lorsque le rapport de cette échauffourée fut fait à l'Empereur, il se mit à rire, leva les épaules et ne dit mot. La princesse Mathilde fut outrée et parla "de ce peuple qui avait traîné sa réputation dans la boue." Elle reçut fort mal Eugène Giraud un de ses familiers plein d'esprit, qui la voulait calmer et lui dit : "Émilien n'y perdra rien." En effet, Émilien, c'est-à-dire le comte de Nieuwerkerke, fut nommé sénateur peu de temps après, et la princesse dit sérieusement : "on lui devait bien cette compensation." […]
Cette manifestation, qui s'adressait à un surintendant des Beaux-Arts, grand officier de la Légion d'honneur, amant avoué, sinon déclaré d'une princesse du sang, personnage de quelque importance, quoique secondaire, est la première qui se produisit dans la rue. Il fallait sévir, ce qui eût été excessif, ou en comprendre la signification. En somme, les élèves de l'École des Beaux-Arts ne voulaient point de Viollet-le-Duc ils le renvoyaient à son gothique aux fêtes de Compiègne, aux restaurations des édifices diocésains, et ils demandaient un autre professeur ; ils l'eurent. Par arrêté du 26 octobre 1864, Taine prit possession de la chaire d'esthétique ; l'ovation qu'on lui fit prouva que l'opposition n'avait rien de systématique et qu'elle ne s'était adressée qu'à une individualité dont les titres étaient trop discutables. Je ne suis pas certain que Viollet-le-Duc n'ait gardé rancune de sa mésaventure à l'Empire. Peu d'hommes ont été plus comblés que lui par Napoléon III et par l'Impératrice après les heures néfastes, il fit plus que de l'oublier il se souvint sans doute que Nestor Roqueplan a dit : "L'ingratitude est l'indépendance du coeur." Il fut indépendant jusqu'à l'héroïsme. »
Maxime Du Camp, Souvenirs d’un demi-siècle, t. 1,
Paris, Hachette, 1949 (ouvrage rédigé en 1882).
Passionnant !
RépondreSupprimerMille mercis pour les informations rassemblées ici.