mardi 13 avril 2010

La journée du 22 mai 1848 à la Martinique



"L'abolition de l'esclavage dans les colonies françaises (27 Avril 1848)", peinture de François Briard (1798-1882), musée national du château de Versailles.



« ASSEMBLÉE NATIONALE.

Présidence de M. Sénard. — Séance du 22 juin.

M. L'Amiral Casy, ministre de la marine est des colonies. Il m'est parvenu ce matin des nouvelles fâcheuses des Antilles. Je crois devoir en donner connaissance à l'Assemblée pour que l'émotion publique n'aggrave pas encore le mal. (Oui ! oui !)

Voici le résumé des dépêches qui me sont parvenues de la Martinique et de la Guadeloupe :

Sans attendre l'abolition officielle de l'esclavage, on a proclamé cette grande mesure, cela a été le signal d'une grande agitation dans la Martinique; cependant l'ordre avait été maintenu jusqu'au 20 mai, mais à cette date des rassemblements se formèrent à Saint-Pierre pour demander l'élargissement des noirs arrêtés par la police. La ville a été envahie par la population noire et livrée au meurtre et au pillage.

La journée et la nuit du 22 mai ont été signalées par des actes déplorables. Une maison occupée par la famille Desabaye et de laquelle un coup de fusil avait été tiré contre les noirs a été incendiée, maîtres, enfants et domestiques, en tout 35 personnes, ont été brûlées. (Sensation.)

Vingt autres maisons ont été brûlées et de malheureuses victimes ont succombé.

Le lendemain 23, l'autorité municipale de Saint-Pierre a pris les mesures nécessaires au maintien de l'ordre et elle a publié l'arrêté suivant :

"Art. 1er. L'esclavage est aboli à partir de ce jour à la Martinique. Le maintien de l'ordre public est confié au bon esprit des anciens et des nouveaux citoyens français. Ils sont, en conséquence, invités à prêter main forte à tous les agents de la force publique pour assurer l'exécution des lois.
Saint-Pierre, 23 mai 1848.
 Le général de brigade, Rostoland."

 L'arrêté était suivi de la proclamation suivante :

"Citoyens de la Martinique, la grande mesure de l'émancipation que je viens de décréter a détruit les distinctions qui ont existé jusqu'à ce jour entre les diverses parties de la population ; il n'y a plus parmi nous de maîtres ni d'esclaves; la Martinique ne porte aujourd'hui que des citoyens. J'accorde amnistie pleine et entière pour tous délits politiques consommés dans la période du mouvement que nous avons traversée. Je recommande à chacun l'oubli du passé. Je confie le maintien de l'ordre, le respect de la propriété, la réorganisation si nécessaire du travail à tous les bons citoyens; les perturbateurs, s'il en existait, seraient désormais réputés ennemis de la République, et comme tels, traités avec toute la rigueur des lois.

Saint-Pierre, 23 mai 1848.
Le général de brigade, gouverneur provisoire, Rostoland."

M. le gouverneur termine en m'annonçant qu'au départ de sa dépêche la situation était aussi bonne que possible.

Le gouverneur de la Guadeloupe m'écrit qu'à la nouvelle des événements de la Martinique, il a cru devoir ordonner l'abolition immédiate de l'esclavage, qui lui a été demandée par le conseil de la Pointe-à-Pître ; sa lettre se termine ainsi :

"Tout est calme autour de moi ; j'ai lieu de penser que la tranquillité ne sera troublée nulle part."

J'ai cru devoir porter immédiatement ces faits à la connaissance de l'Assemblée.

[...]

Un membre à droite : C'est le décret intempestif du gouvernement provisoire qui est cause de tout ce sang répandu.

M. Le Président : L'Assemblée entend-elle que la communication qui vient de lui èlre faite devienne l'objet d'une discussion incidente?

Voix nombreuses : Non ! non ! »


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« Importantes nouvelles de la Martinique.
Soulèvement des hommes de couleur contre les blancs.

Des événements déplorables ont signalé les dernières journées de mai à la Martinique.

Une sourde fermentation, provoquée par des nouvelles de la métropole et par l’annonce d’une prochaine émancipation, régnait depuis quelque temps. Les esclaves étaient travaillés par les hommes de couleur, et ces excitations avaient presque complètement fait disparaître le travail.

Le lundi 22 mai, le maire de Saint-Pierre fit arrêter un esclave qui avait proféré contre son maître des menaces d’assassinat. L’adjoint, homme de couleur, fit remettre cet esclave en liberté.

Le soir, effervescence générale. Les noirs et les mulâtres descendent dans la rue. Les blancs prennent la fuite ou sont forcés de se cacher. Trois familles s’étaient retirées dans une maison du quartier du Fort. Elles se composaient de trente-trois personnes, dont sept hommes seulement. Sous prétexte que cette maison constitue un camp, les insurgés s’y introduisent en brisant des portes et des fenêtres ; ils se précipitent dans l’escalier. L’un des assaillis, M. Desabaye père, placé au haut de l’escalier, fait feu ; il tue l’un des assaillants, et tombe lui-même immédiatement frappé de mort. Des noirs munis de torches mettent le feu à la maison.

"On vit alors, nous dit notre correspondant, un spectacle digne de pitié. Les flammes s’élèvent avec une horrible furie, toutes ces familles éperdues répandent des cris lamentables ; ces pauvres femmes demandent grâce pour elles et pour leurs enfants ; des fenêtres de la maison elles présentant à la foule ces petits êtres innocents qui lui tendent les bras. Elles la prient de les sauver au nom de la liberté, au nom de la République. Des cris de vengeance répondent seuls à ces voix suppliantes. Enfin l’incendie dévore toutes intéressantes victimes, et pas un être pour les secourir, pas une autorité pour les protéger.

M. l’adjoint du maire, préposé à la police, et qui a tant d’influence sur sa classe, n’avait même pas eu la précaution de placer les moindres agents de surveillance, de sorte que l’incendie avait déjà fait de rapide progrès, lorsqu’un détachement de troupes de la ligne et la compagnie des sapeurs-pompiers sont arrivés sur les lieux, non sans beaucoup de lutte.

Un assez grand nombre de maisons sont devenues la proie des flammes ; l’incendie s’est aussi propagé par l’effet de la malveillance, dans plusieurs autres rues du Fort ; le matin même, ces brigands promenaient insolemment et impunément leurs torches dans la ville, malgré la présence du général Rostoland, arrivé vers dix heures du soir. Le mouillage a été heureusement protégé du fléau."

Dans un autre quartier, un jeune homme, M. Fourniols (fils), assis sur le seuil de sa demeure, a été traîtreusement assassiné.

Le lendemain, le général Rostoland, gouverneur provisoire, décréta, sur l’invitation du conseil municipal de Saint Pierre, l’abolition immédiate de l’esclavage. Mais au lieu de prendre en même temps une attitude ferme et énergique, le gouverneur eut le tort de laisser croire que l’émancipation était la conquête des crimes de la nuit. Aussi l’effervescence était-elle loin d’être calmé le 25 mai, jour du départ du paquebot. »

La Presse, n° 48, jeudi 22 juin 1848.

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