mardi 13 avril 2010

"... elle creusa avec ses mains... et découvrit un linge ensanglanté..." (docteur Bergeret, 1863)


"Maternité", peinture d'Eugène Carrière (1849-1906), musée d'Orsay.



« Le 24 avril 1855, le juge d'instruction près le tribunal d'Arbois fut prévenu que la fille Coubatit, de Cramans, canton de Villers-Farlay, était soupçonnée d'avoir, à la suite d'une grossesse dont les apparences frappaient tous les regards, accouché clandestinement et mis à mort sou enfant. Nous nous transportâmes à la mairie de ce village, et la prévenue nous fut amenée. Elle nia tout énergiquement. L'examen que je fis de sa personne me fit découvrir des traces certaines d'une parturition récente, et j'en fis part aux magistrats. On ramena la jeune fille, et le procureur impérial lui dit, d'un ton fort acerbe : "Mademoiselle, vous avez menti ; monsieur le docteur affirme que vous avez accouché." Le ton menaçant du magistrat produisit sur la prévenue une vive impression de terreur; elle s'exalta les dangers de sa position, et, voulant faire bonne contenance, elle répondit sur un ton très décidé : "Non, monsieur, cela n'est pas vrai. — Comment, cela n'est pas vrai, répliqua le magistrat, vous osez le dire après l'affirmation du médecin. — Non, non, cela n'est pas vrai." Le juge d'instruction appela les gendarmes et déclara à la jeune fille qu'elle allait être conduite en prison. "Conduisez-moi tant que vous voudrez, dit-elle, mais je suis innocente." Les gendarmes allaient la saisir ; alors je demandai aux magistrats de me permettre d'avoir avec la jeune fille un entretien particulier. Nous passâmes dans la chambre voisine.

Voici le motif pour lequel j'avais sollicité cet à parte. En examinant la jeune fille, j'avais reconnu les traces d'un accouchement récent, comme un écoulement lochial, une dilatation anormale de l'entrée du vagin, le col utérin ouvert, le corps de la matrice gros comme les deux poings; quelques gouttes de lait séreux avaient coulé à la pression des seins, qui étaient développés et durs. Mais le ventre n'offrait aucune vergeture; la fourchette n'était point effacée ni déchirée; l'aréole des mamelons n'était pas bistrée comme chez les femmes brunes avancées dans leur grossesse, et cette fille était brune au plus haut degré. Je présumai donc qu'elle avait pu faire une fausse couche de cinq à six mois, et que son enfant n'était pas né viable. Je lui fis part de ces soupçons en lui disant que, s'il en était ainsi et si elle voulait me mettre en mesure d'en donner la preuve aux magistrats, cette affaire n'aurait pas de suites. A ces mots, les traits de sa figure s'épanouirent, et elle me dit : "Serait-il bien vrai, monsieur ? — Oui, j'en réponds, lui dis-je ; ayez confiance en moi." Alors elle se leva en me disant : "Venez avec moi." Elle me conduisit au milieu de la forêt voisine, et là, derrière un buisson, elle creusa avec ses mains à environ un pied de profondeur et découvrit un linge ensanglanté dans lequel se trouvait un fœtus arrivé au cinquième mois de la grossesse. Non seulement il n'avait pas respiré, mais encore il était évident qu'il était mort dans le sein de la mère plusieurs jours avant la fausse couche, car il offrait tous les signes d'une macération prolongée dans les eaux de l'amnios.

Il n'y avait donc plus lieu de penser à un infanticide. Mais quelle avait été la cause de la fausse couche? Les magistrats interrogèrent plusieurs témoins à ce sujet. Ils apprirent que la rumeur publique accusait la jeune fille d'avoir fait usage de fortes doses de sabine ; que cette sabine lui aurait été préparée par un monsieur auquel on attribuait la paternité de l'enfant, et qui avait pu cueillir des rameaux de Sabine dans le jardin d'un de ses voisins où j'allai, en effet, constater l'existence d'un fort beau sujet de celle espèce. Mais toutes ces allégations ne reposaient sur aucun fait matériel dont la preuve pût être fournie aux magistrats. La jeune fille attribuait sa fausse couche à une chute sur le ventre.

Bref, les magistrats mirent la jeune fille en liberté. Mais supposons que je ne l'eusse pas amenée par la douceur et le raisonnement à nous découvrir le corps du délit ; que, se raidissant toujours contre l'interrogatoire plein d'aigreur du magistrat, elle eût persisté dans ses dénégations, cette fille eût été traînée en prison par les gendarmes au milieu de toute la population attirée par l'événement, puis condamnée, sinon pour infanticide, au moins pour défaut de déclaration de naissance et inhumation irrégulière. »

Dr Bergeret (Médecin on chef de l'hôpital d'Arbois, Jura), "quelques causes d'erreurs dans les recherches médico-légales", Annales d'hygiène publique et de médecine légale, 1863.

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