samedi 3 avril 2010

Une correspondance entre la lune et la terre est-elle possible ? (Le Magasin Pittoresque, 1843)

« Pendant une belle nuit sereine, quand le disque de la lune brille seul au firmament, quel est l'homme qui ne s'est transporté en imagination dans cet astre silencieux, quel est celui qui ne s'est demandé si ce fidèle satellite de la terre n'est pas peuplé comme elle d'êtres intelligents, et s'il ne serait pas possible de communiquer un jour avec les voisins les plus proches que nous ayons dans l'immensité des espaces célestes ? Le génie humain a fait tant de découvertes imprévues, il a tant osé et ses hardiesses ont été si souvent heureuses, qu'un voyage de 38.300 myriamètres ne saurait l'effrayer. C'est dix fois le tour du monde, et bien des navigateurs ont fait plus de chemin dans le cours de leur vie. Examinons cependant quelles sont les difficultés et les chances d'un pareil voyage, et dussions-nous détruire quelques beaux rêves, ou encourir l'accusation de limiter le pouvoir de l'homme, montrons-lui que ce pouvoir qui est sans bornes dans le domaine de l’intelligence, est impuissant contre les obstacles matériels, et ne saurait le transporter au-delà de l'étroite demeure qui lui a été assignée. Il a pu à force de génie et de temps supputer la distance des étoiles fixes, et calculer le retour des comètes ; mais il ne saurait quitter la petite planète qui l'emporte dans l'espace. Imaginons qu'il ait construit un aérostat, et que le vent le plus favorable le porte sans cesse vers la lune en lui faisant parcourir 5 mètres dans une seconde, il lui faudra pour son voyage deux ans et cent soixante-dix-neuf jours. Préférez-vous la vitesse qu'on obtient à l'aide de la vapeur ? Supposez une locomotive faisant 6 myriamètres à l'heure, et qu'on marche sans relâche, on arrivera le deux cent soixante-dixième jour.

Le temps, me dira-t-on, ne fait rien à l'affaire. Je suis de cet avis ; on ne saurait mieux employer deux ans de sa vie qu'à faire un pareil voyage; mais j'entrevois d'autres difficultés bien autrement effrayantes. Je suppose la machine à vapeur toute prête; elle a été éprouvée de toutes les manières ; elle a voyagé à travers les airs, de Paris à Pékin ; tout est prêt pour le voyage lunaire, il n'y a qu'à partir. Mais de quel côté se diriger ? Belle question ! direz-vous ? Du côté de la lune qui brille au firmament. Sans doute; mais la lune tourne autour de la terre, et en allant toujours dans la direction primitive, l'aéronaute ne la trouvera plus sur sa route. Il y a plus, la terre elle-même tourne autour du soleil avec une vitesse de 263 myriamètres par jour, en entraînant la lune avec elle et pendant que la terre achève en un an sa révolution autour du soleil, la lune tourne douze fois autour de la terre. La route qu'elle parcourt, figurée sur une carte, ressemble à un fil replié douze à treize fois sur lui-même, et formant une courbe tellement compliquée, que dans le cours de plusieurs milliers d'années la lune ne se retrouvera peut-être jamais à la place qu'elle occupait dans l'espace au moment du départ de l'aéronaute.

Mais ce n'est pas tout ; pour aller dans la lune il faudrait se soustraire à l'action de la pesanteur exercée par le globe terrestre, qui jamais, depuis qu'il existe, n'a laissé échapper la moindre parcelle de matière pondérable faisant partie de son domaine. C'est en vertu de cette action même que les aérostats s'élèvent au-dessus du sol, et loin de pouvoir franchir les limites de notre atmosphère, ils ne peuvent certainement pas les atteindre. Supposons encore cette difficulté vaincue ; admettons que, par le plus étonnant des hasards, l'aéronaute, au lieu de se perdre dans l'immensité de l'espace, arrive dans la sphère d'attraction de la lune. Alors il sera attiré vers cet astre par une force croissante à mesure qu'il s'en approchera et il tombera à sa surface avec une vitesse telle, qu'il s'y brisera en mille pièces.

C'est à dessein que nous ne sommes pas entrés dans le détail des impossibilités physiques que notre organisation oppose à une pareille tentative ; elles sont généralement connues et ce sont les seules qu'on mentionne habituellement ; leur réalité est incontestable. La limite de l'atmosphère ne saurait être au-delà de 43.000 mètres, et déjà à 8.000 mètres l'air est tellement raréfié qu'il est presque impossible de respirer. Supposons encore que cette difficulté soit écartée, et que le voyageur emporte avec lui une provision d'air pour deux ans, comme celui qui descend sous certaines cloches de plongeur en emporte pour quelques instants ; supposons-le arrivé heureusement au terme de son voyage, pourra-t-il vivre à la surface de la lune ? Cela est très peu probable, car tout prouve que cet astre est privé d'atmosphère. En effet, lorsque la lune passe devant une étoile, l'éclat de celle-ci ne s'affaiblit point à mesure que le disque lunaire s'en approche; elle disparaît au contraire subitement au moment où le bord de la lune vient à la recouvrir. Il n'en serait pas de même si la lune avait une atmosphère : l'éclat de l'étoile commencerait à s'affaiblir, et s'éteindrait peu à peu à mesure qu'elle s'approcherait du disque. Il serait même difficile de noter l'instant exact où l'étoile passe sous le bord du disque. L'absence d'atmosphère ou d'air entraîne celle d'un liquide quelconque, et celle de l'eau en particulier. Ainsi donc il y a impossibilité pour un être organisé physiquement comme le sont les animaux terrestres, de vivre sans respirer à la surface de la lune.

Mais, je l'ai déjà dit, si les Sélénites ou habitants de la lune sont des êtres doués de raison, l'homme peut établir entre eux et lui une correspondance intellectuelle. En effet, si chez eux les arts et les sciences sont aussi avancés que chez nous, ils ont contemplé souvent le globe immense qui brille à leur firmament, et dont le diamètre leur paraît seize fois plus grand que celui de la pleine lune vue de la terre. Ce globe, c'est celui que nous habitons. […]

Mais quel signe employer ? à quel langage recourir ? Tout est convention, arbitraire dans les signes par lesquels nous traduisons notre pensée ; nous avons toutes les peines du monde à nous faire entendre, sans paroles, d'êtres organisés comme nous, sentant et pensant comme nous. Comment correspondre à une énorme distance avec des êtres qui peut-être n'ont de commun avec nous que l'intelligence ? »

"Sur la possibilité d'une correspondance entre la lune et la terre", Le Magasin Pittoresque, vol. 11, 1843.

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