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dimanche 19 décembre 2010

"L’Oncle Tom est plus qu'un livre ; c'est un événement" (La Semaine des familles, 1853)

L'Oncle Tom au théâtre, vu par Cham (Le Charivari, 1853).

« La Cabane de l'oncle Tom fait fureur depuis un an dans les deux Mondes […] D'abord, L’Oncle Tom est plus qu'un livre ; c'est un événement. Mme Beecher-Stowe est plus qu'un romancier ; c'est un apôtre. A tort ou à raison, voilà deux faits incontestables. […]

A peine éclos dans un coin de l'Amérique, L’Oncle Tom fait explosion d'un hémisphère à l'autre. On en suit les éditions à une traînée de larmes et de bravos. On le tire et on le répand par centaines de mille exemplaires. Tous les journaux le publient et le traduisent. L'Angleterre donne le branle à l'Europe. Pas un magasin de Londres, où ne brille le titre prestigieux : Uncle Tom's cabin !

En France, c'est un critique du Journal des Débats, M. John Lemoinne, qui s'écrie le premier : "Voici un petit livre qui contient, en quelques centaines de pages, tous les éléments d'une révolution. Ce livre, plein de larmes et plein de feu, fait en ce moment le tour du globe, arrachant des pleurs à tous les yeux qui le lisent, faisant frémir toutes les oreilles qui l'entendent, et trembler toutes les mains qui le tiennent; c'est le coup le plus profond peut-être qui ait jamais été porté à cette institution impie : l'esclavage, et ce coup a été porté par la main d'une femme. C'est une note aiguë et perçante qui traverse l'air comme une flèche, et fait frissonner toutes les cordes sensibles de l'humanité. Ce livre est une suite de tableaux vivants, de tableaux de martyrs qui se lèvent l'un après l'autre en montrant leurs blessures et leur sang et leurs chaînes, et qui demandent justice au nom du Dieu mort pour eux comme pour nous. Mme Stowe a élevé les esclaves au rang des créatures humaines ; elle a prouvé qu'ils avaient une âme, comme il fallut le prouver autrefois, dit-on, pour la femme ; elle les a fait parler le même langage, éprouver les mêmes sentiments que les maîtres ; elle a montré qu'il y avait chez les noirs des pères, des mères, des enfants, des maris, des femmes, absolument comme chez les blancs. Je sais bien qu'on l'avait dit depuis longtemps, mais on ne l'avait pas encore fait voir d'une manière aussi saisissante. Quand elles s'en mêlent, les femmes sont de terribles révolutionnaires. Il n'y a qu'elles pour trouver le chemin des cœurs et le secret des passions. Nous avons tous entendu parler de ces êtres spécialement doués, qui devinent la place des sources sous la terre avec une simple baguette de coudrier. Les femmes possèdent aussi cette sorte de divination magnétique ; elles savent où sont les sources cachées ; elles ont la baguette magique qui ouvre le mystérieux réservoir des larmes. C'est là ce qui fait d'elles des instruments irrésistibles de propagande."

Les feuilletons de quatre ou cinq grands journaux parisiens, une vingtaine d'éditions dans tous les formats et à tous les prix, un million d'exemplaires dévorés en quelques semaines, un drame palpitant à l'Ambigu-Comique, un drame larmoyant à la Gaîté, un vaudeville sentimental au Gymnase, des parodies sur les petits théâtres, telle a été la réponse de la France au signal donné par M. Lemoinne. […]

Mme Stowe, malgré l'ardeur de son prosélytisme et la pureté de ses intentions, est-elle bien sûre […] que la portée donnée à L’Oncle Tom par elle-même sans le savoir, et volontairement par les abolitionnistes et les socialistes, ne sera pas plus funeste qu'utile à la cause des esclaves noirs?

Sans doute l'esclavage en soi est une chose odieuse, absurde, barbare, insoutenable. Il n'est pas même besoin d'être chrétien, il suffit d'être homme, pour délester et combattre une institution antireligieuse et antihumaine... Mais l'esclavage existant comme fait, et servant de base sociale à la moitié des Etats-Unis, comment abolir cet usage de plusieurs siècles, comment réparer ce crime de plusieurs générations ? Est-ce en excitant les noirs contre les blancs, les esclaves contre les maîtres, par des tableaux, nécessairement exagérés, des vertus et des souffrances des uns, des vices et des cruautés des autres ?...

Quand L’Oncle Tom soulèverait le monde entier pour l'abolition de l'esclavage, cette abolition en serait-elle plus facile et plus praticable en l'état des choses? Cela donnerait-il à tous les nègres la sagesse et la piété de Tom, l'intelligence et le courage de George, la tendresse et l'héroïsme d'Elisa, l'habileté économique et industrielle des cinq ou six noirs affranchis, cités par Mme Stowe, comme ayant fait fortune dans le commerce et les métiers de la civilisation ?

L'auteur sait, aussi bien que personne, qu'elle a peint l’exception et non la règle ; elle sait que les trois quarts des esclaves des Etats-Unis ne sont pas en mesure de recevoir la liberté ; elle sait que les affranchir, tels qu'ils sont, ce serait les jeter en proie à la misère, à la faim, au meurtre et au brigandage ; elle sait que leur sort, malgré l'impiété de l'esclavage, est vingt fois préférable à celui de la plupart des ouvriers libres des fabriques anglaises et américaines; elle sait que l'intérêt des dix-neuf vingtièmes des maîtres les force de jour en jour à rendre le joug de leurs esclaves aussi léger que possible ; elle sait enfin ce que sont réellement les nègres, soit qu'on les examine à l'état sauvage, soit qu'on les juge au point de vue de la civilisation.

Ceci est de l'évidence frappante, de l'histoire incontestable. La race noire est la seule au monde qui se refuse en masse au progrès, depuis l'origine de l'humanité. Reléguée au centre de l'Afrique, avec les monstres de la création, au milieu d'une nature aride ou désordonnée ; marquée au front du signe réprobateur de Cham, selon la tradition rabbinique ; chaînon intermédiaire entre l'homme et l'orang-outang, selon quelques physiologistes, cette race n’a jamais eu véritablement d'autre architecture que la hutte de houe et de feuillage, d'autre religion que le fétichisme le plus stupide, d'autre art que le tatouage et le collier de coquilles, d'autre luxe que la pommade de beurre fondu sur les cheveux, et les anneaux de verroterie aux narines ; d'autre langue et d'autre littérature que le bégayement de l'enfance ; d'autre esprit de famille que celui de sacrifier ses fils à Moloch, ou de les vendre contre une bouteille d'eau-de-vie ou une poignée de clous ; d'autre droit des gens que celui de s'exterminer de peuplade à peuplade, de s'échanger contre quelques charges de poudre, ou de se faire rôtir à la broche et de se manger à belles dents, avec des gambades imitées des singes et des macaques. Toutes les races blanches se sont élevées de la barbarie à la civilisation ; la race noire seule a résisté aux missionnaires, aux conquérants, aux législations divines et humaines, aux comptoirs du commerce, aux efforts de l'industrie, aux merveilles de la science, aux miracles de la foi ; elle n'a ni un saint, ni un poète, ni un guerrier, ni un artiste, ni un prophète... Toussaint-Louverture et Dessalines, outre qu'ils n'étaient plus des noirs purs, n'ont été que des héros monstrueux, moitié hommes et moitié bêtes féroces, et n'ont profité de la civilisation que pour se retourner contre elle. Voilà les nègres sur leur sol natal, à l'état de liberté et de nation. Qui oserait nier un fait aussi universellement attesté par les voyageurs, les annalistes et les témoins de tout genre ?

Comment un certain nombre de noirs sont-ils sortis de cette barbarie incurable? Par l'esclavage, et par l'esclavage seulement ! Cela est aussi vrai que triste à dire. Mais la destinée humaine, depuis la chute d'Adam, a ses lois fatales et ses expiations séculaires.

L'esclavage est une de ces lois et une de ces expiations, comme la guerre, la peste, la maladie et la mort. Hélas ! l'enfantement lui-même est une douleur. Les nègres sont évidemment enfantés à la civilisation par l'esclavage. Un critique éloquent le disait hier : "Rude est l'apprentissage, sévère est le maître, coupante est la lanière du fouet ; mais des élèves qui ne suivaient que les classes du lion, de l'hippopotame et du serpent boa ont la tête et la peau dures. Les charmants noirs de Mme Stowe, en les admettant tels qu'elle les peint, s'ils n'avaient pas été amenés du Congo ou de la côte de Guinée par des négriers philanthropes sans le savoir, ne liraient pas si pieusement la Bible, et danseraient une bomboula effrénée autour d'un quartier d'ennemi cuisant à petit feu."

Est-ce à dire qu'il faille consacrer et défendre l'esclavage et les vices de la législation américaine ? A Dieu ne plaise ! Mais ce n'est ni Mme Stowe, ni L’Oncle Tom, ni les fanatiques de l'un et de l'autre, qui adouciront ou abrégeront l'épreuve des esclaves. Ils l'aggraveraient et la prolongeraient plutôt par leurs excitations et leurs illusions les mieux intentionnées. Témoin la conflagration morale que L’Oncle Tom et sa vogue ont allumée aux Etats-Unis. L'esclavage — ses fruits en sont la preuve — doit se détruire par lui-même et disparaître dans la série de progrès que la Providence, celte véritable amie des blancs et des noirs, dirige et gouverne de là-haut par la main des hommes et la force des événements. Ce travail est lent, comme tous les travaux de la société.

Il n'a pas fallu moins de huit siècles pour accomplir, même imparfaitement, la fusion des races saxonne et normande en Angleterre, des races latine, franque et gauloise en France. Souhaitez que la fusion des maîtres et des esclaves, des blancs et des noirs, dure moins longtemps. Faites pour cela tout ce que commandent la sagesse, l'humanité, la religion. Mais surtout évitez les exagérations, les violences, les erreurs et les fausses routes de la passion, de la colère, de l'impatience, et même de la bonne volonté irréfléchie !

Ceux qui ont érigé L’Oncle Tom en événement social et en machine de guerre pour les noirs contre les blancs, se sont jetés, nous le croyons, dans une de ces fausses routes. Un grand nombre s'en sont aperçus trop tard, et ne savent plus comment rentrer dans le véritable chemin. Pour arriver à l'abolition de l'esclavage, les maîtres et les esclaves ont, chacun de leur côté, un apprentissage pénible à faire. Aidez-les dans cet apprentissage de conciliation, au lieu de les aigrir et de les armer les uns contre les autres.

Qu'en reconnaissant réciproquement la nécessité, l'utilité relative et momentanée de l'esclavage, le blanc et le noir s'avancent peu à peu vers sa suppression, d'autant plus certaine qu'elle sera mieux graduée. Que le premier — c'est l'urgent et l'essentiel — par la religion, par la loi, par l'intérêt, devienne de jour en jour un maître plus humain ; que le second soit élevé par l'éducation, autant que possible, à la dignité de chrétien, de père, de mère, de frère, de fils et d'homme ; qu'une fois amenée à celte hauteur morale, la famille nègre ne puisse plus être séparée légalement par une vente ; enfin que la transformation successive conduise les deux partis à un état meilleur, et non à un état pire, ce qui arriverait infailliblement dans une abolition hâtive. […]

Quant à nous, convaincus de l'impuissance des nègres par eux-mêmes, frappés de leur résistance à se civiliser, même au milieu de la civilisation, nous voyons leur émancipation écrite pour l'avenir, non pas dans les bibles, les romans et les prédications de Mme Stowe, mais dans la loi de charité qui s'applique au noir comme au blanc, et au maître comme à l'esclave, c'est-à-dire qui les rapproche pour l'accomplissement du bien commun, au lieu de les diviser par le tableau du mal respectif.

Nous voyons surtout cette émancipation dans la destruction du préjugé cruel qui pèse encore si injustement sur les sang-mêlé. Car, il faut le dire, sauf les rares exceptions qui ne font que confirmer la règle, le nègre ne deviendra un homme complet qu'en se mariant au blanc. Voyez l'intelligence et les qualités du mulâtre, à côté de l'ignorance et des vices du noir pur ! Quelle différence dès la première génération ! Et combien le progrès serait rapide, sans la haine fatale qui poursuit la race métisse jusque dans la liberté, la fortune, le talent et la vertu ! C'est donc là qu'est le vrai mal, l'obstacle terrible, et voilà ce qu'il faut attaquer par l'exemple et l'action plutôt que par la théorie !

En résumé — et c'est là que nous en voulions venir— c'est là notre conviction profonde: l'esclavage des nègres ne s'effacera entièrement qu'avec les nègres eux-mêmes... La race inférieure ou dégénérée disparaîtra — en Afrique, par l'isolement et l'extermination, résultant de sa propre barbarie — en Amérique, comme en Europe, par l'absorption du sang des noirs dans le sang des blancs, comme les ténèbres de la nuit s'absorbent dans la lumière du jour. Et le monde civilisé n'aura plus qu'une race blanche, véritable race humaine, au milieu de laquelle les derniers nègres se perdront dans les restes de la servitude, comme les ombres du crépuscule dans les recoins des vallons, que le soleil, cet œil de la nature, n'a pas encore pénétrés de ses rayons vivifiants... Mais ce ne sera pas là certes — on le comprend de reste — l'œuvre d'un roman, d'une société biblique, d'un meeting de ladies, ni d'une session législative !

S'il nous était permis de donner un conseil à Mme Stowe, nous lui dirions franchement : "Vous êtes une femme de cœur, vous avez le plus beau génie, le génie du bien. Vous voulez et préparez sincèrement le salut des esclaves noirs. Eh bien ! faites dans ce but admirable quelque chose de plus efficace et de plus décisif que L’Oncle Tom et ses millions d'exemplaires arrosés des larmes des populations ! Vous avez quatre ou cinq enfants qui hériteront de vos vertus, de votre dévouement, de votre mission, de votre considération, de votre gloire. Mariez-les à autant de nègres et de négresses libres, ou du moins de mulâtres et de mulâtresses, choisis parmi les plus pures et les plus nobles victimes du préjugé américain. Dites à tous les abolitionnistes : "Que ceux qui aiment réellement les noirs suivent mon exemple !" Et vous aurez ainsi, madame, donné au monde cette vraie Clef de la case de l'Oncle Tom, que vos éditeurs annoncent si pompeusement. Et vous aurez fait pour la réhabilitation des nègres, par vous-même et par votre postérité, plus que tous les prédicants, que tous les législateurs, que tous les écrivains, et que tous les séides de votre ouvrage !" »

Pitre-Chevalier, "L'Oncle Tom, par Harriet Beecher-Stowe",
Musée des familles. Lectures du soir. 2e série, t. X, 1852-1853.

samedi 4 décembre 2010

"Aujourd'hui Monsieur Prudhomme est presque partout" (X. Aubryet, 1869)


« MONSIEUR PRUDHOMME.

SYNTHESE DE LA SOTTISE.

L'existence officielle de MONSIEUR PRUDHOMME date de vingt-cinq ans. Auparavant il était, sans nul doute, mais il n'était qu'à l'état de chaos. Rudis indigestaque moles, il attendait son créateur : le limon dont Henri Monnier forma le premier Prudhomme fut un employé de ministère qui lui tomba un jour sous la main, chez un feuilletoniste célèbre logé dans une maison entre cour et jardin ; l'employé arriva et dit gravement :

"Vous habitez un Edenne, monsieur, un véritable Edenne."

Dans ce vagissement incertain, Henri Monnier trouva l'éloquence de son type.

MONSIEUR PRUDHOMME n'a été longtemps que l'élève de Brard et Saint-Omer, expert assermenté près les cours et tribunaux, mais ce modeste calligraphe répondait à des personnifications si complexes, que sa contagion de vérité gagna tout de suite les milieux environnants et enfin tous les corps d'état. Aujourd'hui MONSIEUR PRUDHOMME est presque partout, ce qui prouve qu'il est une large réalité, et non pas un étroit idéal de bourgeois, imaginé par un rapin mécontent. Chaque sphère sociale contient plus ou moins son Prudhomme; les artistes ont le leur, ainsi que les gens de lettres; il y en a dans l'industrie, dans la magistrature, dans la finance, dans les hommes d'épée ; on ne peut donc pas accuser ce nom si répandu d'excitation à la haine des citoyens les uns contre les autres ; seulement l'épanouissement entier de ce type demande surtout la petite aisance, la fortune pénible, l'éducation commune ; les hommes de travail ont trop peu de temps, les gens de haut loisir ont trop de temps pour tomber dans le Prudhomisme.

MONSIEUR PRUDHOMME n'est donc pas une individualité, c'est une famille, un genre, une race; créature aussi parisienne que départementale, tout le monde l'a rencontré, la police de l'observation, même indifférente, a son signalement. On le reconnaît à la mise, au regard, à l'attitude, à la parole, à l'intonation de la voix. La définition morale de ces types sans commencement ni fin est assez difficile. Définir, c'est borner, et à mesure qu'on croit avancer sur ce terrain où l'alluvion est perpétuelle, la limite recule ; nous essayerons pourtant de donner la carte du domaine spirituel de ce Carabas roturier.

MONSIEUR PRUDHOMME, c'est toute cette incarnation collective : la nullité auguste ; la verbosité solennelle ; la critique à rebours ; l'impression triviale de toute idée noble, et vice versa ; la propriété dans le lieu commun ; l'imposance dans le saugrenu ; la bonhomie aigre ; la fleur de rhétorique dans l'inepte ; l'emportement dans la platitude ; l'égoïsme doucereusement brutal ; la consolation qui désespère ; la gaieté qui navre ; le scepticisme bête ; l'hilarité vulgaire ; le sérieux dans la futilité. Il a forcément le port décisif, le geste magistral, le son de voix raisonneur et la physionomie délibérante.

MONSIEUR PRUDHOMME est le plus radical incurable de cette maladie des intellectualités médiocres que le vocabulaire dérobé de l'art a nommé le Poncif. Le Poncif, c'est la formule de style, de sentiment, d'idée ou d'image qui, fanée par l'abus, court les rues avec un faux air hardi et coquet.

Le Poncif est la cérémonie du banal. Exemples : La voir, l'atteindre, la saisir, la sauver, fut pour notre héros l'affaire d'un instant.C'est plus qu'un bon livre, c'est une bonne action. — To be or not to be, comme dit Hamlet.On ne remplace pas une mère. — Le plus beau fleuron de sa couronne. — Un pareil fait n'a pas besoin de commentaires.La plus franche cordialité n'a pas cessé de régner pendant le banquet. Le courage du lion et la prudence du serpent.L'horizon politique se rembrunit, etc. Le Poncif est encore la pépinière des substantifs tout adjectivés : le meilleur des pères, l’aventure la plus piquante, la mâle fierté, les intraitables convictions, les bons et simples habitants des champs.

Enfin, à un point de vue plus élevé, l'élément Prudhomme, ce sont les petites misères des riches d'esprit, les défaillances courtes des intelligences les plus sûres d'elles-mêmes, et, pour les trouveurs les mieux exercés, la rencontre fatale du mot ou du sentiment qui ne sont pas ceux de la situation. L'organisation la plus épurée a peut-être dans sa composition un peu de Prudhomisme à l'état d'alliage : parmi les fées qui viennent vous douer au jour de votre naissance, la fée Carabosse ne se glisse-t-elle pas toujours ? Henri Monnier lui-même a parlé par la bouche de son héros, lorsqu'il s'est appelé dans la Famille improvisée : Joyeux artiste observateur. On prétend même, calomnie vraisemblable, qu'à force de se mettre dans la peau de MONSIEUR PRUDHOMME, Henri Monnier a fini par y rester : vengeance risible ! le créateur remanié par sa création; le bourreau qui devient sa victime; l'homme chassé de lui-même par son propre type !

MONSIEUR PRUDHOMME est donc l'étiquette d'un ordre de faits et d'idées plus saillant dans la basse classe, plus circonspect dans la classe moyenne, presque effacé dans la haute classe. C'est en effet à la petite bourgeoisie que commence et à la grande bourgeoisie que finit ce type laborieux ; nous avons dit pourquoi ni le peuple ni l'aristocratie ne comprennent guère de Prudhommes. Maintenant que nous avons essayé de définir MONSIEUR PRUDHOMME, tâchons de le faire agir et parler. Pour ne pas prendre un milieu trop criard, c'est lui qui, à propos d'un amiral mort dans son lit, s'écrie, avec le soupir rassis des gens qui philosophent :

"Voyez ce vaillant capitaine; pendant vingt ans il a affronté le courroux des cléments déchaînés et l'horreur des batailles, et il vient de décéder comme un simple particulier ! Ce que c'est que de nous !..."

C'est encore lui qui laisse entendre que la cathédrale de son choix serait celle qui réunirait : la nef d'Amiens, le portail de Reims, le chœur de Beauvais et la flèche de Strasbourg. En attendant, il cite avec orgueil l'architecture de Saint-Sulpice. En parlant des artistes, il ne dit plus : Ce sont des meurt-faim, mais il déclare poliment que jamais sa fille n'épousera un artiste. […] Il confond, avec la frivolité de l'homme sérieux, tous les rangs de l'art contemporain : il y a des talents supérieurs dont il ne saura jamais le nom ; mais ces expressions voltigent toujours sur ses lèvres avec un sourire admiratif : le pinceau de Zeuxis, — le ciseau de Praxitèle. […] Quant à la poésie, qu'il prononce pouahsie, quand il vous a révélé que c'est de la viande creuse, il ajoute : "Eh mon Dieu ! des vers ! qui n'en a pas fait !... Moi aussi, dans mon temps, je versifiais très-joliment !..." Expliquez maintenant pourquoi il a un baromètre en forme de lyre ? D'un autre côté, aperçoit-il un poète qui déjeune à la fourchette, il lui dit avec un sourire de dédain : "Savez-vous que ce que vous faites là n'est pas très-poétique !" Il aime les petits motifs coulants, auxquels on peut hocher la tête, et qui se retiennent aisément. [...]

En religion, lorsqu'il est entre quatre yeux, il vous dira en clignant de l'œil, et parlant des gens qui communient, qu'il ne prise pas beaucoup ces mangeurs de pains à cacheter. C'est encore lui qui vous riposte quand vous vous plaignez du froid : Si vous étiez en Sibérie, qu'est-ce que vous feriez ? N'avez-vous que vingt-cinq ans, et êtes-vous fatigué d'avoir monté sept étages, il vous dit ironiquement : Un jeune homme ! Ses idées sur le mariage consterneraient George Sand : Après tout, décrète-t-il, une femme est une femme, la beauté est un don éphémère. Quant à l'esprit, il ne sert qu'à faire des sottises ; aussi épouse-t-il une femme qui est à la fois un zéro et un épouvantail. Quant à l'amour, il hausse les épaules en en parlant, et il ajoute : J'aime mieux qu'un jeune homme aille voir les filles que d'avoir une maîtresse ; au moins il ne se ruinera pas. Des romans de Balzac, il prétend qu'ils farcissent l'imagination. D'un homme qui, en dehors du mariage, aura aimé dix ans la même femme, il dira qu'il s'adonne à la débauche. Ses enfants construisent un château de cartes : le château fond ; il leur dit en levant les yeux au ciel : Voilà l'image de la vie ! Il répand partout que sa dame ne lit pas, et un compère lui réplique : Vous êtes bien heureux ! C'est lui enfin qui, en wagon, lorsqu'on lui demande si la fumée ne l'incommode pas, répond magistralement : Non, monsieur, elle me rappelle la gloire ! […]

Économiste, il croit devoir démontrer la légitimité de la propriété, et il tire ses arguments de l'exemple des castors, ces industrieux animaux qui possèdent réellement… […] Le mobilier de MONSIEUR PRUDHOMME varie suivant la position sociale; quelques généralités suffiront; il a beaucoup aimé l'acajou, il le trahit maintenant pour l’imitation d'écaille ; de même qu'il avait abandonné les vases de fleurs artificielles pour les produits de la potichomanie ; il a un petit jardinier en bois colorié au fond de son parterre, et dans son cabinet il entretient sous un globe de verre un Napoléon en chocolat. ll vénère le ruolz ; il met de fausses manches pour faire aller sa chemise un jour de plus.

MONSIEUR PRUDHOMME est de tout. Il compose studieusement sa future épitaphe, et attache à sa personne un tas de petits titres dérisoires et abstraits, comme on attache des grelots au cou d'un épagneul : Président du comité de surveillance des intérêts locaux, secrétaire-archiviste du comité central de désinfection publique, correspondant honoraire de l'athénée du Beauvaisis, délégué cantonal, rapporteur, commissaire, etc. Nul n'est plus heureux que lui quand il peut dire, en parlant de lui-même, à sept ou huit personnes qui bâillent : Votre président, messieurs, ne se dissimule pas, etc. Enfin le signe de l'honneur aidant, avec la cravate blanche, et la calvitie, bien entendu, il arrive à être un homme considérable ; c'est alors qu'il se donne le plaisir de prononcer quelques discours sur la tombe de ses amis., dernièrement on enterrait Lefébure, un de ses pairs; MONSIEUR PRUDHOMME, qui tient à la vie, s'est écrié d'un ton pathétique :

"Puisqu'il nous est défendu de te suivre, ô Lefébure,
adieu, nous nous reverrons dans un monde meilleur."

[…] MONSIEUR PRUDHOMME est passé maintenant dans les intermédiaires reçus, dans les éléments de classification, dans les termes de comparaison. On sait à qui renvoyer telle sensation, tel jugement, telle manière d'être. Le cervelet de Prudhomme est devenu le foyer sacré d'une famille d'idées ; pour ces types d'une capacité inouïe, le plagiat, en effet, n'est pas à craindre ; à leur insu, les contrefaçons ajouteraient à l'œuvre ; depuis le Prudhomme primordial, il en a été créé cent autres, beaucoup plus complets et qui rentrent tous dans le premier. Ce que le crayon, la plume, la causerie, ont fait pour populariser et diversifier ce type, serait incalculable. Pour notre part, c'est à nous qu'a été dit, et c'est nous qui avons répandu ce mot fameux : Napoléon Ier était un ambitieux : s'il avait voulu rester simple officier d'artillerie, il se serait marié, il aurait eu des enfants, il vivrait peut-être encore tranquille. Prudhomme a naturellement porté à son avoir cette inspiration de sa judiciaire, et malgré les continuateurs, quoique l'idée première du type ait été bien remaniée, Henri Monnier n'en reste pas moins le glorieux créateur de l'immortel MONSIEUR PRUDHOMME.

Voici les armes parlantes que nous proposons pour l'auguste élève de Brard et de Saint-Omer : Une Lutécienne à voiles sombrant dans un cratère, avec cette devise dont le texte étourdissant est emprunté à son répertoire des fêtes carillonnées : Le char de l'Etat navigue sur un volcan ! »

Xavier Aubryet, "Monsieur Prudhomme" in (coll.), Le Diable à Paris. Paris et les parisiens : à la plume et au crayon, Vol. 4, Paris, J. Hetzel, 1869.