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mercredi 9 février 2011

"Un ouvrier allait prendre place au gouvernement" (H. Castille, 1854)


Alexandre Martin Albert (1815-1895), dit "l'Ouvrier Albert", fils de cultivateur devenu ouvrier mécanicien, il rejoint sous la Monarchie de Juillet diverses sociétés secrètes, avant de fonder avec d'autres ouvriers le journal L'Atelier. Pour Daniel Stern (pseud. de la Comtesse Marie d'Agoult), "la nomination d'un ouvrier au gouvernement provisoire est un fait historique dont il ne faut pas méconnaître le sens et le caractère. Elle est le signe de l'émancipation, aveugle encore, mais désormais assurée de la classe laborieuse ; elle marque l'heure du passage de la révolution politique à la révolution sociale." (Histoire de la révolution de 1848, vol. 1, 1851).

« Les Tuileries prises, le roi parti, La Réforme et Le National sentirent la nécessité d'un rapprochement immédiat. Il n'y avait pas une minute à perdre en vaines querelles. La Chambre pouvait se remettre de sa stupeur. Le peuple lui-même n'attendrait pas longtemps qu'on lui offrît un gouvernement. […] Les haines étaient vives entre ces deux journaux. La compétition du pouvoir ne semblait pas de nature à les ramener à des sentiments de conciliation. De part et d'autre on avait formé un comité en permanence. Depuis plusieurs heures, ces deux comités rivaux recrutaient les notabilités de leur faction. Au National se tenaient MM. Emmanuel Arago, Marrast, Martin (de Strasbourg), Sarrans, Dornès, Recurt, Vaulabelle, etc. A La Réforme MM. Beaune, Flocon, Gervais (de Caen), Cahaigne, et vingt autres discutaient sans arriver à une conclusion. […] Des deux parts, on dressait des listes de gouvernement provisoire. Mais si l'on parvenait à se rencontrer sur quelques illustrations qu'un mérite spécial et qu'une gloire extra-politique plaçaient dans une sorte de neutralité ; il n'en était pas ainsi des autres. On acceptait M. Lamartine comme poète, M. Arago comme astronome, M. Dupont (de l'Eure) comme honnête homme et comme octogénaire. Mais M. Marrast ne voulait pas entendre parler de M. Ledru-Rollin. M. Flocon avait M. Garnier-Pagès en horreur, et M. Marie frémissait à l'idée de partager le pouvoir avec le communiste Louis Blanc. […]

L'impossibilité de s'entendre amena purement et simplement un partage du pouvoir. Ce fut une conclusion fatale, inévitable. Il en résulta plus tard dans le gouvernement provisoire un manque d'homogénéité, qui devint pour la seconde République la source de tant de maux. La patrie en saigne encore et les larmes en couleront longtemps ! […]

On parvint enfin à s'entendre sur une liste ainsi conçue : "Dupont (de l'Eure), François Arago, Ledru-Rollin, Flocon, Marie, Armand Marrast, Crémieux, Garnier-Pagès, Lamartine, Louis Blanc." Ce dernier alla aussitôt lire la liste à la foule de combattants qui se pressaient dans la cour de l'hôtel. De rauques acclamations l'accueillirent. Pourquoi applaudissaient-ils ? Sans doute parce qu'applaudir est un besoin des masses, un prurit qui se déclare à la paume des mains de l'homme-multitude aussitôt qu'un homme-individu se place en face de lui et parle. Cette liste éclectique ne méritait certainement pas l'approbation du peuple. La science, le talent et la vertu s'y trouvaient réunis. Il y manquait l'unité. L'impéritie gouvernementale devait résulter de cette impuissante mixture de noms si diversement nuancés. Cela ressemblait trop à un dépècement du pouvoir par des ambitions secondaires. On ne sentait là personne qui eût le nerf d'un Cromwell ou d'un Robespierre, qui dût absorber les individualités inférieures et imprimer au gouvernement de la République une forte impulsion.

Les combattants pressés dans la cour eurent peut-être une vague perception de ce partage de la proie gouvernementale, car la pensée de s'en attribuer une part leur vint à l'esprit. Il fallait pour cela qu'un des leurs fût promu au rang des futurs dictateurs. La lecture de la liste était à peine achevée qu'un nom volait de bouche en bouche : "Albert ! Albert !" s'écriait-on. Lorsque ce nom arriva dans la salle de la rédaction, où se trouvaient de nombreux ouvriers, le cri de "Vive Albert !" retentit et consacra sa nomination. Un ouvrier allait prendre place au gouvernement d'une des premières nations du monde.

M. Albert était-il donc un de ces génies inconnus que les révolutions font soudain sortir de la foule ? En aucune façon. Ouvrier mécanicien, appartenant d'ailleurs à une famille aisée, M. Albert ne se distinguait par aucune de ces hautes et rares qualités qui désignent un homme aux fonctions gouvernementales. Sa notoriété ne s'étendait pas au delà des régions dans lesquelles s'écoulait sa vie. Depuis longtemps affilié aux sociétés secrètes, il avait pris part, dans les derniers temps du règne de Louis-Philippe, à la direction des Saisons. Hâtons-nous d'ajouter que M. Albert était estimé de tous à cause de la pureté de son caractère, de sa bravoure, de son dévouement à la cause républicaine. Il faut que ces nobles qualités aient été bien incontestables chez lui pour qu'aucun des agents secrets qui ont infecté la presse de dégoûtantes calomnies n'ait osé touchera cette simple et honnête figure.

Il est à regretter, au point de vue démocratique, que M. Albert n'ait pas été doué de facultés éminentes. Il eût donné à sa nomination une portée considérable qu'elle n'avait pas en réalité. Examinée de bonne foi, la nomination de M. Albert au gouvernement provisoire de la République française atteste bien plutôt la puissance des sociétés secrètes, que la volonté déterminée chez le peuple de se gouverner lui-même et d'arriver à une répartition plus rigoureuse, plus exacte de l'autorité. L'ouvrier des sociétés secrètes est un homme déclassé. Il n'appartient plus en réalité au travail ; il appartient à la politique. La nomination de M. Albert, dans la cour et dans les bureaux de La Réforme, par une foule d'hommes auxquels il avait commandé dans les sections, n'a pas d'autre sens que l'hommage rendu à un bon chef par ses soldats. Pour que cette élection eût pris le caractère que les hommes du parti avancé cherchèrent à lui donner, il eût fallu, au lieu de M. Albert, voir surgir quelque ouvrier connu de tous, désigné par l'acclamation générale des légions du travail, ou plutôt par une sorte de sentiment public. Il n'en existait pas de tel.

La nomination de M. Albert eut donc plutôt l'air d'une flatterie à l'adresse du peuple, qu'un fait de la volonté du peuple lui-même. Que ce soit là un signe considérable dans l'histoire d'une nation, quoiqu'il soit permis d'en relever l'importance, on ne saurait sans exagération lui donner un caractère de réforme sociale. Après tant de sottises perpétrées au soleil, quiconque a conservé des convictions démocratiques, est sommé, sous peine de mort éternelle, de déposer la dernière de ses illusions. M. Albert justifia d'ailleurs les réserves que l'histoire enregistre aujourd'hui par une inaction et un effacement absolus. Paris se demanda longtemps quel était cet Albert, ouvrier, en qui l'humble artisan et le penseur fondaient une secrète espérance. L'artisan se disait que les bienfaits du pouvoir allaient descendre, sous forme de lois généreuses, jusque dans son humble logis. Le penseur entrevoyait déjà l'aurore d'une grande évolution de l'esprit humain, le dernier cadre des classifications rompu, la naissance d'une société en participation collective, que sais-je ? La vertu, le mérite personnel, débarrassés de toute entrave et devenant la vraie, l'unique distinction entre les hommes. Quelque disciple d'Emerson y vit peut-être l'aurore du gouvernement des héros. Le nom de M. Albert a été un grand leurre. »

Hyppolite Castille, Histoire de la Seconde République en France,
vol 1, Paris, Victor Lecou éd., 1854.

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« LE CITOYEN ALBERT , OUVRIER ( SANS PORTEFEUILLE),

(C'est un Montagnard qui parle à un Conservateur.)

Quand je vous dis qu'Albert est habile ouvrier,
Dans quel art ? dites-vous d'un air mi-sardonique
Que je ne veux qualifier.
Apprenez qu'aujourd'hui l'art n'est plus qu'un métier
Nous fondons une République
Où doivent régner seuls les talents, les vertus,
Et ce n'est que dans la boutique,
Parmi ces hommes aux bras nus,
Qu'on trouve ces Romains, nouveaux Cincinnatus,
Sortant de l'atelier ou quittant leurs chaumières
Pour détrôner les rois et punir les tyrans ;
Ou , s'il le faut, sortant des derniers rangs ,
Baïonnettes intelligentes
Qui n'ont besoin de vieillir sous les lentes,
Pour être aussi bons chefs qu'intrépides guerriers ;
Puis, retournant dans leurs humbles foyers,
Y trouvent leurs femmes et filles ,
Filant le lin , lissant leurs vêtements grossiers ,
Et leur tenant tout chaud le potage aux lentilles.
Ah ! vous pensez, bourgeois et riches corrompus,
Modernes Lucullus, Crassus, Apicius,
Bravant la frugale Montagne,
Siège des grands et nobles cœurs,
Vous pensez, de ce peuple adroits explorateurs,
Vous abreuver toujours de ses sueurs
Où vous semblez trouver le bouquet du Champagne,
Sans jamais vous désaltérer !
Mais le temps est venu de vous régénérer.
C'est à son tour à faire un peu cocagne.
Cédez-lui donc la place en payant son écot,
N'oubliant que le pain tout seul est chose fade,
Qu'il attendit assez la grasse poule au pot
Et ne boit jamais qu'à rasade.
Sinon, le triangle d'acier
Pourrait bientôt reprendre son office,
Machine régénératrice
Qui dort depuis la fin du grand siècle dernier
Et finirait par se rouiller.
J’entends, le mot est dur et vous fait sourciller.
Prétendez-vous du peuple entraver la justice ?
Quand on fonde un nouveau sur un vieil édifice,
Ne faut-il pas d'abord qu'on démolisse ?
C'est là tout l'art des modernes maçons.
Entendez-les déjà crier avec courage :
Frères, amis, mettons-nous à l'ouvrage.
Démolissons, démolissons.
Pour reconstruire après, manquons-nous d'architecte ?
Eh bien ! Albert est là : suffit.
Sa force au moins n'est pas suspecte.
Quel besoin a-t-il donc d'études et d'esprit,
De savoir même ce qu'il dit ?
Quand on sait, les bras nus, s'il faut, jusqu'à l'aisselle,
Manier le marteau, la scie ou la truelle,
Quel conservateur insolent,
Regrettant l'état monarchique,
Oserait bien lui nier le talent
De gouverner la République ? »

Charles-Louis Rey (pseud. Géronte cadet), Poésies diverses,
Nîmes, chez les principaux libraires, 1852.

mardi 1 février 2011

"Il faut décréter le droit au travail... rien de plus, rien de moins" (E. Vermersch, 1871)


« Décider que l’on va s'emparer des ateliers des jean-foutres de patrons qui ont foutu le camp !...
S'installer en leur lieu et place ;
Leur foutre une bonne saisie sur tout leur matériel...
Et ça pour faire travailler les bons bougres de patriotes qui n'ont tous qu'un seul désir...
Foutre une brûlée à ces canailles de Versaillais...
Pour aller manier ensuite la lime, la pioche ou le rabot...
Nom de Dieu !
Voilà qui était bien !...
Et je ne saurais trop le répéter aux citoyens de l'Hôtel-de-Ville...
Ce jour-là,
Pour les récompenser...
Je me suis offert une bonne petite chopine...
Qui m'a agréablement chatouillé le gosier,
Nom de nom !...
Mais, à côté de ça, ne pas dire par quel moyen pratique on se procurera assez de commandes et assez de travaux pour faire suer la machine,
Et travailler les bras,
Nom de Dieu !
Voilà qui est mal !...
Et je m'étonne que les citoyens membres de la Commune n'aient pas pensé à ça...
Parbleu ! moi, je n'irai pas par quatre chemins pour leur dire leur fait.
Non, citoyens membres,
Vous n'avez pas résolu la question,
Foutre!...
Et je vais vous le prouver !...
Pour faire un civet,
Que faut-il ?...
Même en République...
Un lièvre !...
Pas vrai ?...
Qui est-ce qui nous le foutra, ce lièvre-là ?! A coup sûr ce ne sont pas toutes ces crapules d'aristos et de calotins qui ont préféré aller s'adressera ces jean-foutres de la province pour exécuter leurs commandes,
À ces ruraux, qui ne comprennent qu'une chose...
Vivre comme des brutes toute leur vie, au milieu de jean-foutres que le mouvement révolutionnaire va foutre en bas...
Et qui ne savent qu'engueuler les Parisiens toutes les fois qu'ils demandent des choses raisonnables...
Telles que, par exemple :
L'abolition du mariage, qui est une atteinte à la liberté individuelle, et une institution immorale au dernier degré ;
Le renversement du militarisme, qui est une entrave à la fraternité des peuples ;
Le bouleversement des choses convenues, enfin, que les niais sentimentaux respectent, et qui n'ont été imaginées que par des jean-foutres qui n'entendaient rien du tout à la vie.
Eh bien !
Nom de Dieu !
Puisque tous nos savoyards de bourgeois ont lâchement foutu le camp pour se jeter dans les bras de ces crapules de ruraux, qui ne sont bons que pour foutre leur sale éteignoir sur le flambeau de la Liberté chaque fois que nous l'allumons...
Pourquoi ne nous arrangerions-nous pas entre nous...
Comme de bons bougres que nous sommes ?...
Foutre de foutre !...

Et voilà ce que je dis :
Les ateliers ouverts, que faut-il  ?
Des commandes !
Eh bien ! nom de Dieu,
Encore une fois...
C'est bien simple...
Il faut décréter le droit au travail.
Le droit au travail.
Rien de plus, rien de moins,
Voici ce que je veux.
Parce que c'est cela seulement qui peut nous sauver.
Parce que le fils Duchêne désire le bonheur du peuple, et qu'il est convaincu qu'il n'y a pas un citoyen à Paris qui refuserait son concours à un pareil principe.
Le droit au travail !...
Voilà une crâne idée !
Foutre!...
Prenons, comme exemple, l'honorable corporation des citoyens ferblantiers !...

Qu’est-ce qu’il y a faire ?...
Forcer tous les patriotes restant à Paris à se commander dans les vingt-quatre heures une batterie de cuisine au complet, pour ceux qui n'en ont pas — et une nouvelle pour ceux qui en ont déjà une !
C'est pas plus difficile que ça...
Je ne parlerai pas d'une baignoire, c'est du luxe !...
Et voilà une corporation qui marche.
Et des autres ainsi de suite !...
Et Paris, en huit jours, redevient ce qu'il était...
C'est-à-dire...
Le foyer de l'industrie,
Le miroir de l'intelligence,
La première capitale de l'Europe !
Allons, nom de Dieu !
C'est entendu,
Si l'on veut nous sortir de la mélasse,
Il faut qu'on décrète le droit au travail.
Il le faut, il le faut,
Ou bien,
Citoyens membres,
Je vous en fous mon billet,
Dans son prochain numéro,
Le fils Duchêne serait capable de se foutre en colère contre vous.
Et il en serait désolé,
Nom de Dieu ! »

Eugène Vermersch, "Le droit au travail", Le fils du Père Duchêne : illustré, n° 2, 6 Floréal an 79.

jeudi 20 janvier 2011

"Ce que certaines gens redoutent... c'est la ressemblance avec 93" (E. Loudun, 1848)

"La République est proclamée !",
aquarelle de Pierre-Eugène Lacoste, 1848.

« Après le grand coup que Dieu vient de frapper, et qui a bouleversé un puissant Etat contre toute prévision, quand les conseils d'un roi renommé par son adresse et sa prévoyance ont été subitement aveuglés, lorsqu'une sanglante catastrophe, tout paraissant apaisé et la royauté rassise, a fait recommencer une lutte implacable, et qu'en moins de douze heures le pouvoir royal a été renversé, il serait insensé à l'homme de prétendre préparer l'avenir dans sa pensée, et de dire : Voilà ce qui sera ! Dieu ! que faites-vous là-haut, vous qui par des traits si inattendus, si invisibles, par cette volonté dont nous ne connaissons que les effets, abatte ? ce qui semblait le plus profondément enfoncé dans la terre, qui chassez les rois, poussez quelques hommes de la foule à la puissance, et, inaltérable, laissez tout dans le trouble et l'attente ! Mon Dieu ! que nous sommes petits, et que vous êtes grand !

La France vivait dans la torpeur ; le monde, inquiet, s'étonnait. Quoi donc ! se disaient les nations, ce gouvernement corrupteur a-t-il été si fort que non-seulement il ail dompté ceux qui l'approchaient et le servaient, mais encore qu'il ait abattu et endormi ce peuple généreux chez qui plus rien ne bouge, pas un cri, pas un souffle ! Les jours de la France sont-ils finis ? Mais non ; tout d'un coup, et sans que personne s'y attende, ce peuple abaissé se relève, et il se trouve uni. Tous se regardent; on crie : Marchons ! plus de corruption ! plus de rois ! Les bras ont fait voler les voilures en éclats, déraciné les pavés, coupé les grands arbres, arraché les barreaux de fer. Ce peuple était le même qu'il y a cinquante ans, aussi spontané, aussi indigné, aussi vivant : il était libre !

Le roi Louis-Philippe a été chassé en trois jours comme le roi Charles X ; mais tous deux n'ont point eu la même condition dans leurs départs. L'un fut reconduit par des députés qui escortèrent sa majesté tombée ; il sortit dans un appareil encore royal : c'était là le dernier acte d'une grande et noble tragédie. L'autre s'est enfui précipitamment de son palais, sans adieux, sans guides ; il s'est dérobé au milieu de l'émeute populaire rugissante : ça a été la première scène d'un drame qui s'est ouvert par de violentes colères, de fiévreuses convulsions, et qui nous fait attendre des péripéties inaccoutumées.

Il est accompli à demi ce vœu d'un ouvrier du Midi : Mon Dieu ! faites donc tomber un jour de poudre et une heure de feu, et que tout soit dit ! Tout n'est pas dit ; nous sommes trop près encore du choc qui nous a éblouis : tout à l'heure nous commencerons à en ressentir les premiers effets. Mais, dès aujourd'hui, ce que nous pouvons, ce que nous devons, c'est, examinant les événements d'après les passions immortelles de l'homme, écoutant cette immense rumeur populaire qui nous enveloppe, et demandant à la Providence de nous donner la bonne volonté et la foi, c'est de convoquer tous les esprits à l'union, de calmer les agitations emportées, de parler aux gouvernants de leurs obligations, aux peuples de leurs devoirs, et d'apporter à tous les conseils que nous dictent notre patriotisme et notre conscience. Nous ne nous occupons pas de plaire, mais de servir. Les conseils utiles, comme le dit Massillon, sont rarement des conseils agréables.

En un jour, en une soirée, la royauté a été abolie, un gouvernement provisoire a été institué, la République proclamée. Des hommes, presque tous connus et admirés de la nation à différents titres, ont été chargés des destinées du moment, de détruire et de conserver, de fonder et de préparer. En peu de jours, pressés par des exigences précipitées et incessantes, ils ont accumulé des actes marqués au coin de la sagesse et de la modération ; et cependant l'opinion publique, avide, inquiète, se disperse en mille bruits opposés ; on attend les choses les plus contraires : on craint la tempête, on espère le soleil.

Il n'est qu'un seul besoin, il ne doit y avoir qu'une seule pensée : l'unité ! Et c'est pour cela que nous venons ici chercher ce qu'il y a de vrai dans les craintes et les espérances, assurés d'avance que les craintes sont presque toutes vaines, que les espérances auront leur réalité, et qu'il suffira de montrer la vérité pour que les faibles se raffermissent, pour que les forts persistent, et que tous s'écrient d'un même élan : nous avons voulu devenir libres, et nous mériterons de l'être par notre commune volonté !

Détruisons les craintes d'abord ; nous serons plus à l'aise pour exprimer nos espérances.

Il peut y avoir trois sortes de craintes : les craintes immédiates, celles qui surviendraient peu à peu, et celles qui tiennent au fond même de notre caractère et de notre situation morale.

Ce que certaines gens redoutent, et ce qui n'est point à redouter, c'est le manque d'argent et la détresse du commerce, l'influence des partis contraires, les mines souterraines des communistes, la ressemblance avec 93, la guerre générale, un despotisme militaire, enfin l'abus de la force du peuple armé.

L'argent ne manque pas et ne manquera pas ; un trésor considérable est entre les mains du gouvernement ; des besoins imprévus ont forcé de faire des dépenses inopinées, mais passagères ; les distributions de pain cesseront à mesure que les grands travaux commencés diminueront la masse des nécessiteux. La garde nationale mobile est chèrement payée, il est vrai ; mais la réduction de l'armée établira une compensation, si même elle ne donne un bénéfice. Par une sagesse remarquable, aucun impôt considérable n'a été aboli, d'abord parce que le gouvernement n'en a pas le droit, puis parce qu'il devait faire face aux dépenses. La République nouvelle n'a pas, comme le Consulat, trouvé tout désorganisé ; ici, au contraire, tout est organisé. Elle n'est pas, comme la monarchie de Juillet en 1830, sans soldats, sans finances, quand l'Europe entière semblait vouloir nous déclarer la guerre, et qu'il fallait tout de suite créer une armée ; et pourtant alors nous nous en sommes tirés ; les gens de bourse furent émus un moment, puis tout reprit son cours accoutumé. Aujourd'hui les services sont assurés, les administrations fonctionnent, aucun trouble n'a détruit une seule ressource ; jamais révolution n'a été dans de meilleures conditions.

Le commerce ne souffrira pas davantage ; on n'a point vu, ainsi qu'en 1830, émigrer rapidement les étrangers, les riches, les nobles ; ils abandonnaient la cité parce qu'ils avaient la peur du peuple et la haine du nouveau gouvernement. Rien de semblable en ces jours-ci. La conduite du peuple a été si héroïque et si calme à la fois que, loin d'en avoir peur, on l'admire ; la République a été accueillie par un parti riche et nombreux avec une faveur d'acclamation ; les étrangers rassurés ne sont pas partis ; bien plus, ces nobles et ces riches ont compris le devoir que les circonstances leur imposent : c'est d'en haut qu'il faut que vienne l'exemple de la confiance. Déjà des fêtes dans le faubourg Saint-Germain sont annoncées ; on cite les jours choisis par les grandes maisons ; avec les fêtes, le mouvement, les achats, les échanges, le commerce. On est calme, on est content, et l'on veut le prouver à tous.

Quand on dit que les légitimistes sont contents, il faut entendre qu'ils le sont surtout du renversement de Louis-Philippe : ils se réjouissent de voir un trompeur trompé ; pourtant, dès qu'ils ont su que la République garantissait l'ordre et la propriété, ils ont les premiers applaudi à l'établissement d'un gouvernement sage, fort et modéré : ce n'est pas eux pour le moment que la République aurait à regarder comme ses ennemis.

Des hommes qui ne finissent pas, mais qui commencent, ce sont les communistes et les socialistes. Il a existé, en ces dernières années, un homme qui a cru avoir trouvé le mot d'une civilisation inconnue et infinie, qui a donné le principe d'une association universelle, qui en a établi les rapports, les conditions et les conséquences. Dans son vaste cerveau, le monde a été constitué en ses moindres détails ; il a touché à tout : le gouvernement, la religion, la famille, il a tout brisé en mille pièces, et, prenant l'inverse de ce qui existait, il a étendu sur l'univers l'immense et complet réseau de la société universelle. Rien n'en a été distrait; chaque homme y a eu sa place, chaque action du jour son moment, chaque vie son but. La société a été montée comme une grande machine dont tous les mouvements sont prévus, et l'homme a pu entrevoir dans l'avenir, définie et marquée en chiffres mathématiques, invariables, la réalisation de l'existence éternelle de l'humanité.

Mais orgueil et aveuglement insensé ! Pour faire cette œuvre qui traçait à l'homme sa destinée dans les siècles, le génie de Fourier a été obligé de méconnaître la moitié de l'homme ; il a ouvert une route profonde, et l'homme devait y marcher jusqu'à la fin, sans pouvoir en dévier ; il était poussé au but sur des rails de fer : c'est en prison qu'il était emporté vers le bonheur. Pour tenter ce que Dieu fait par sa seule volonté, Fourier avait pris la plus rude barre de fer des tyrans, il avait enlevé à l'homme sa liberté.

Pourtant aucune utopie n'est complètement inutile ; il est resté de cet immense rêve une idée juste et féconde, l'association, et elle est juste parce qu'elle est la première application du plus grand principe qui ait jamais été proclamé sur la terre, la fraternité, ou, pour dire le mot du Christ, la charité, l'amour ! S'associer, c'est pratiquer l'Evangile.

Les communistes ne sont que l'exagération de l'école socialiste ; ils ont poussé les conséquences à l'extrême, mais aussi leurs moyens, sont de la rigueur la plus absolue. Ici, plus de liberté, plus de volonté ; tout pour la commune, rien pour soi. Il n'est permis à personne de demeurer oisif; vous ne travaillez pas, vous êtes puni ; vous êtes sûr de manger, mais vous êtes attaché. C'est l'histoire du chien gras qui porte au cou les traces de son collier ; le loup préfère rester maigre et libre. Le peuple est comme le loup, il veut rester libre. On a fait grand bruit du communisme ; il est moins étendu qu'on ne l'a dit : il n'y a de communistes, et encore en petit nombre, que dans les grandes villes et à Paris. Aux journées de février, ils n'avaient qu'une barricade sur huit mille. La province ne les connaît pas et n'en veut pas ; en supposant qu'ils tentassent un mouvement, pense-t-on qu'elles resteraient tranquilles, toutes ces villes où les petits bourgeois, les maîtres-ouvriers, presque tous les artisans, sont propriétaires d'un pré, d'une vigne ou d'un coin de terre ? Moins on possède, plus on tient à sa propriété. "J'ai remarqué, disait Pascal, que, quelque pauvre que l'on soit, on laissait toujours un héritage." Et chacun veut laisser un héritage. La propriété est le droit naturel. Je comprendrais que l'on eût des craintes en Angleterre, où vingt-cinq mille privilégiés possèdent le sol ; mais en France, où nous avons six millions de propriétaires, ce sont six millions de soldats contre les communistes. Avec une telle armée passionnée de son intérêt, je n'ai point peur des communistes.

Le renouvellement de la Terreur n'est pas davantage à craindre : il faudrait que ce fût le pouvoir ou le peuple qui la fît, et le pouvoir, par ses actes, prouve qu'il ne le veut pas ; le peuple, par ses idées, ne le peut pas. Le gouvernement a tout d'abord proclamé ses nobles intentions en abolissant la peine de mort pour crimes politiques, et cette décision, l'Assemblée nationale non-seulement la confirmera, mais la complétera ; elle abolira la peine de mort dans tous les cas, nous l'espérons, nous le croyons. Quant au peuple, le peuple de 1848 n'est pas celui de 93. Si nous voulons égaler notre première révolution, comprenons-la ! Le peuple n'a aucune des conditions de la Révolution : ni l'abaissement inouï, ni l'inégalité en tout établie, ni des misères invengées, ni une lutte indispensable contre une caste maîtresse absolue, ni des fureurs amassées pendant des siècles. D'autres idées, d'autres besoins le poussent, et ce sont des idées nouvelles. Les opinions vieillies ont du penchant à assurer leur domination par le sang ; les jeunes idées sont généreuses, confiantes, libérales ; elles ne veulent pas la violence ; nées au matin, elles ont l'avenir; elles se présentent le front serein, l'œil bleu, l'air souriant ; elles semblent dire : Venez à moi ; elles appellent l'amour, et on vient à elles.

Nous ne demandons pas la guerre : nous savons ce qu'elle entraîne de misères, même heureuse; nous n'attaquerons pas l'Europe. "Hier nous disions à l'Europe, s'est écrié avec éloquence un des membres du gouvernement, Marrast, laissez-nous en paix, et nous serons sages ! Aujourd'hui nous dirons : nous resterons en paix si vous êtes sages !" La guerre pourtant est inévitable peut-être ; peut-être pour les deux nationalités de Pologne et d'Italie, descendrons-nous de l'autre côté des Alpes et du Rhin. Mais sans parler ici, NOUS le dirons plus loin, du rôle magnifique et de la mission divine que la France aura alors u remplir vis-à-vis des autres nations, en ce qui nous regarde, loin que la guerre doive nous faire peur, elle nous sera utile, elle nous sauvera peut-être! Nous avons besoin de mouvement; à l'activité humaine il faut des efforts proportionnés à son énergie : ou des luttes contre la nature, comme la jeune Amérique empiétant sans cesse sur ses forêts immenses et domptant les géants, fils de la terre, ou des combats de l'homme contre l'homme. Nous ne sommes pas un peuple à tomber dans l'apathie, nous sommes un peuple ardent ; si nous restions chez nous, dans le lièvre qui nous agite, inoccupés, peut-être descendrions-nous dans la rue et ferions-nous des guerres civiles. Pas de guerre, si nous ne sommes pas attaqués ; mais qu'elle vienne, chacun trouvera la place à son impatience et à sa flamme ; le gouvernement sera facile : nous aurons la gloire avec la liberté !

Mais si cette gloire nous valait un despote militaire ! Non ! nous ne sommes pas en Prusse, pour croire qu'un homme en uniforme est autre qu'un homme en habit de bourgeois ; nous avons eu un despote militaire, c'est assez : le prestige est tombé ; il serait singulier, quand on ne croit plus à la couronne, qu'on crût à l'épée. Aujourd'hui un général n'est rien s'il n'est que général. Ceux-là seuls qui aient eu une valeur réelle, Foy, Lamarque, etc., n'avaient de militaire que le nom ; le laurier de leur gloire, ils l'avaient fait refleurir à la chaude atmosphère des assemblées publiques ; ils n'étaient grands que parce qu'ils étaient de grands citoyens !

Enfin, quelques-uns voudraient nous présenter le peuple armé comme un épouvantail ; ces hommes en blouse qui portent un fusil, cette foule qui possède un sabre ou une baïonnette enlevé dans la bataille, ces canons de l'Hôtel-de-Ville gardés par des enfants effrayent des esprits timides. Leur épouvante vient de leur ignorance ; ils ne connaissent pas le peuple, ils ne l'ont vu sans doute ni dans les barricades, ni le lendemain de la victoire. Aux barricades le peuple était impatient d'ardeur, prêt à braver mille morts, et, en même temps, généreux, confiant; il appelait des conseils, il choisissait pour chef tout homme qui semblait combiner et penser. Il ne s'abusait pas ; il avait la candeur, cette vertu de l'enfance. Toutes les forces bouillonnaient en son âme, et il ne savait comment les employer ; il se sentait le bras, il demandait la tête.

Après le combat, quand le sang fumait encore et que la rumeur de sa colère grondait dans l'air, le voilà tout à coup changé ; il est maître, il est fort : il veut l'ordre ; aussitôt lui-même il fait sa police ; il arrête le pillage, il saisit les voleurs et en fait justice ; il n'est plus armé comme peuple, il l'est comme gardien de la propriété nationale et de la paix.

Un crucifix est enlevé des Tuileries, et ces hommes, ivres de la bataille, découvrent leur front et font au Maître de tous un cortège imposant et recueilli ; ils sentaient sans doute que ce n'étaient pas eux qui avaient vaincu, que rien n'avait été fait d'après un plan et par une volonté humaine. Cette révolution si soudaine, si imprévue, presque impossible, elle avait été menée comme les bouleversements de la terre. Un craquement s'était fait entendre : les uns avaient été jetés à droite, les autres à gauche, les rois poussés à un lointain rivage, le peuple apporté comme un flot jusqu'au pied du trône. C'était un déluge ; où se trouvaient les terres s'étendait l'Océan, et la grande main de Dieu planait sur le monde.

C'est qu'il faut le dire, nous parlerons plus loin des défauts du peuple, ici il ne s'agit que de ses vertus; de toutes les parties de la nation française, le peuple est celle où le sentiment religieux est le plus vivant. Les hautes classes étaient religieuses par politique ou par souvenir, un petit nombre par une grande science. Le pouvoir et ceux qui dirigeaient l'opinion, orateurs, publicistes, professeurs, défendaient la religion dans leurs discours, parce qu'ils savaient par principe qu'elle était nécessaire. Ils entrevoyaient ce qui devait résulter de la liberté sans contrepoids, et ils mettaient en avant la religion pour que les esprits fussent frappés du prestige d'un pouvoir qui est au-dessus de l'homme ; mais ce n'était qu'une affectation. On parlait plus du Christianisme au Parlement et dans les feuilles publiques qu'au temps de Louis XIV, parce que, sous Louis XIV, les gouvernants pratiquaient le culte, et que les nôtres le dédaignaient. Quant à la classe moyenne, n'ayant pas l'instruction des hautes classes, les idées d'irréligion du XVIIIe siècle étaient passées chez elle à l'état de préjugé ; elle n'avait senti le besoin de s'élever vers Dieu ni par la gratitude, ni par la souffrance ; elle se réglait d'après une morale facile, qui n'était ni la vie, ni la vertu, et, assise dans une confiance ignorante, se fortifiant dans son isolement et son égoïsme, elle se riait de la loi de charité et de fraternité humaine, sans prévoir que cette loi est la seule force qui empêche la société de s'écrouler et de se disperser en mille débris.

Mais le peuple est religieux par instinct, parce qu'il souffre, parce qu'il attend, parce qu'il espère ; il invoque Dieu, il parle à Dieu, il croit en Dieu, comme il aspire l'air, comme il se réchauffe au soleil. Le sentiment de la religion tient au sentiment de la dignité humaine; un esclave peut être superstitieux, un peuple libre seul est religieux. Aussi, dès qu'il a été appelé à agir, le peuple s'est montré ce qu'il était naturellement, pénétré de l'instinct de l'ordre et de la majesté des assemblées. Lorsqu'on a convoqué ses délégués pour traiter de ses intérêts les plus pressants, on a vu ces ouvriers, rudes manieurs du bois et du fer, venir s'asseoir avec calme sur les fauteuils occupés hier par les chefs de l'aristocratie de la France, et, modérés dans une puissance survenue sans préparation, présenter fermement leurs prétentions, écouter en silence les réponses et les difficultés, discuter sans emportement, proposer et arrêter des mesures de conciliation, des arrangements de moyen terme dont on eût pu croire que le peuple était incapable d'apprécier la délicate prévoyance. Presque au même moment les littérateurs et les artistes se réunissaient pour de médiocres questions de présidence et de comité, et l'assemblée des ouvriers l'emportait sur ces hérauts de l'intelligence, en réserve, en convenance, en sagesse et en dignité. On a fait appel à l'honneur du peuple, et l'on a eu raison. Toutes les fois que l'on aura confiance en lui, il sera capable de tout.

Les craintes immédiates sont donc fausses ; il peut y avoir quelque doute sur celles qu'inspirent les événements qui vont se succéder.

On pourrait redouter que le gouvernement, ne persistant pas dans la voie prudente qu'il a tenue, ne fût poussé à des mesures violentes ; puis que, l'Assemblée nationale ne soit influencée par des passions excessives de timidité, de peur, d'emportement ou d'intérêt.

Jusqu'ici le gouvernement a été soutenu par l'opinion ; on a foi surtout dans quelques hommes d'un éminent talent et d'un beau caractère ; les mesures que le gouvernement a prises ont été marquées d'une fermeté modérée et contenue. Il n'a pas détruit ; il n'a repoussé des fonctions publiques qu'un petit nombre d'hommes. Il a ménagé habilement, sans jactance ni faiblesse, les partis et les classes ; un seul décret, l'abolition des titres de noblesse a excité des réclamations : cet acte est peu important d'ailleurs, et le patriotisme éclairé du gouvernement, son dévouement infatigable à la chose publique, son langage calme et élevé tout ensemble, cette modération qui est venue à des hommes impétueux dès qu'ils ont eu appris les difficultés du pouvoir, sont des marques assez rassurantes de la bonne foi de ses intentions et de la persistance de ses efforts ; le présent fait compter sur l'avenir. »

Eugène Loudun (pseudonyme d'Eugène Balleyguier, 1818-1898),
« Du présent et de l’avenir de la révolution ». Le Correspondant, t. XXI, 10 mars 1848.

La suite de l'article d'Eugène Loudun est à retrouver en cliquant sur le lien suivant :
http://aimable-faubourien.blogspot.com/2011/01/on-murit-vite-par-les-revolutions-e.html

vendredi 14 janvier 2011

"Vivre en travaillant ou mourir en combattant. Cette formule restera dans l’histoire" (anonyme, 1835)

Estampe anonyme (1ère moitié du XIXe siècle). Musée de l'Histoire de Lyon, Lyon.

« La révolte de Lyon n’est qu’un symptôme partiel d’une crise générale : le prolétariat est la question sociale du siècle. Depuis 1830, elle est née à la discussion publique. […] l’idée a tout d’un coup fait irruption dans l’ordre politique, et passé dans les faits.

Le prolétaire est intervenu sur la place publique à l’ère de Juillet, aux tentatives des 5 et 6 juin, mais surtout aux deux insurrections lyonnaises. Il a hautement protesté de son droit au bien-être ; et, après ses avertissements, il est rentré dans le travail, indiquant par là dans quelles conditions il plaçait la société de l’avenir. Il veut l’émancipation ; mais il veut l’ordre, symbolisés tous les deux par le travail dans le progrès. Là est en effet pour lui le plus sûr moyen de l’affranchissement, quoique plus lent ; c’est par ce procédé qu’il aspire à se racheter et s’élever : car le travail est sa vie, et ce n’est que par force qu’il s’arrache à cette condition de son existence. Mais, d’un autre côté, il a conscience de son droit ; il réclame hautement l’instruction et la moralité ; et, en fait, il a joint à la justice de sa cause le préjugé magnifique de sa modération. Satisfait d’avoir témoigné de sa force et réveillé l’attention des gouvernants sur des nécessités qu’il a mis à l’ordre du jour, il a fait voir ainsi son instinct de conservation en même temps que sa puissance de destruction. Ces nécessités ont consenti à redevenir pacifique ; mais elles ont montré qu’elles seraient de nouveau armées, dès qu’on les réduirait à agir pour elles-mêmes, si on refoulait encore le prolétaire dans un désespoir sans adoucissement comme sans terme.

Car il veut vivre en travaillant ou mourir en combattant. Cette formule restera dans l’histoire : elle est écrite avec le sang des Lyonnais sur le drapeau du prolétaire ; malheureusement elle est destinée à reparaître à chacune des crises futures de notre société industrielle. C’est l’ultimatum de cette puissance qui s’est posée en face, et avec laquelle il n’y a eu jusqu’ici qu’un armistice : car on pense bien que, pour les ouvriers, la dernière victoire du pouvoir ne fait que balancer sa précédente défaite. Et même, dans cette équation de forces, l’avantage moral est pour le prolétaire, qui n’a marqué son triomphe d’aucun fait de férocité. […] le prolétariat forme le fond de la société. Il est partout ; il cohabite avec nous ; il ne nous quitte pas : c’est notre ombre. Et nous sommes condamnés à trouver la solution de ce grand problème contemporain dans un sens favorable aux masses, ou, si nous leur fermons toute issu, à nous voir ensevelir avec elles sous les ruines de l’édifice social. […] la marche de cette révolution des masses ne s’arrêtera point. Le prolétaire ne fait que subir sa loi intime et naturelle de développement, commune à tout être organisé qui tend à son perfectionnement indéfini. Le phénomène nous suivra donc jusqu’à ce que, nous ayant insensiblement enveloppés, la question, grosse d’une révolution, éclate avec la souveraine puissance d’un fait universel. Ce sera l’organisation du prolétariat s’asseyant sur lui-même. A la fois gouvernant et gouverné, il ne scindera plus en deux nations isolées un tout homogène, identifié désormais dans une même vie. Et alors, l’unité étant établie, la liberté ne sera plus que le mouvement régulier de la vire propre du peuple. […]

Aujourd’hui, l’erreur volontaire de notre aristocratie bourgeoise, au lieu d’adopter le progrès pour loi sociale du présent et de l’avenir écrite dans son passé, est de vouloir qu’après l’expulsion des vieilles castes, le monde s’inféode à ses nouveaux suzerains, et soit frappé pour eux d’immobilité. Cependant, aux trois jours, derrière le triomphe de la bourgeoisie, nous avons vu une seconde question surgir du gouffre un moment ouvert, aussitôt refermé : dans l’éruption de Juillet, pendant qu’une élévation moyenne tentait de se reformer avec les fragments de l’ancienne société, le prolétariat s’est dressé en dominant tout. Mais l’idée est si démesurément radicale qu’elle a effrayé la société européenne tout entière, en mettant à nu le fondement même sur lequel elle repose. Et l’instinct de conservation ne se méprend pas. Aussi la coalition des rois s’est-elle résumée depuis en une sorte d’assurance mutuelle contre l’incendie de la révolution démocratique. En Europe, il n’y a plus que le gouvernement de la peur ; et il n’y en aura pas d’autres jusqu’à ce que l’instinct moral ait transformé cette hostilité rétrograde en un immense mouvement de sympathie marchant à la tête des sociétés avec toutes leurs forces vives, ou jusqu’à la grande révolte finale du prolétariat, forcé d’intervenir pour son compte, après avoir subi pour dernière oppression (et ce sera la plus dure) celle des riches. Or nous marchons à grands pas au second de ces deux dénouements, et nous nous éloignons de plus en plus du premier, qui pouvait être pacifique. »

L. S., « Aperçu sur la question du prolétariat », in : La révolte de Lyon en 1834,
ou la fille du Prolétaire, Paris, Moutardier, 1835.



jeudi 6 janvier 2011

"Le socialisme révolutionnaire étreint la France comme dans un étau" (B. Chauvelot, 1850)

Honoré Daumier, La barricade, huile sur toile (1852-1858).

« Nous assistons, depuis quelques années, à une orgie intellectuelle sans exemple dans l’histoire. La raison humaine, dévoyée, est en pleine révolte contre l’éternelle vérité. Depuis que cette raison a abandonné la foi et la philosophie chrétiennes, elle se précipite avec une frénétique ardeur dans les plus monstrueuses erreurs ; au lieu de répandre la lumière autour d’elle, elle crée une nuit de plus en plus profonde ; au lieu de construire et d’édifier, elle renverse et détruit ; tourmentée par l’esprit du mal, elle attaque audacieusement l’édifice majestueux qui avait jusqu’ici abrité les âmes.

Aucune vérité n’est restée debout. L’idée d’un Dieu, cette clef de voûte de tout ordre social, s’est obscurcie dans l’esprit des masses ; l’idée de devoir, ce ciment des sociétés, n’échauffe plus les cœurs ; l’idée de l’immortalité, cette source de tant de consolations et de si douces espérances, ne brille plus sur l’humanité malheureuse.

Le socialisme, cette synthèse de toutes les folies, ce ramassis de toutes les contradictions, ce cri d’orgueil révolté, est tombé comme un fléau terrible dans le champ de l’intelligence, et a détruit sur son passage toutes les plantes, toutes les fleurs que le christianisme y avait été semées.

Le but de la destinée humaine a été méconnu ; les rêveries les plus insensées, les utopies les plus nuageuses ont, sous l’action des apôtres du socialisme, remplacé les plus éclatantes vérités. On a bien encore, il est vrai, parlé quelquefois de devoir aux hommes de notre temps ; mais comme cette idée n’avait plus de base ni de sanction, les hommes l’ont dédaignée, et la recherche d’un bonheur égoïste est devenue leur principale étude.

Combien est profond l’égarement de la raison humaine à notre époque, pour que des doctrines aussi absurdes, aussi stériles que celles de Fourier et de Proudhon aient trouvé de nombreux adeptes et excité d’immenses enthousiasmes !

Ces doctrines, qu’on appelle régénératrices, ne sont-elles pas un brûlant appel aux passions inférieures ? Ont-elles d’autre but que d’exciter la cupidité et d’allumer l’égoïsme ? Leur premier mot, à toutes, n’est-il point une infernale malédiction sur le travail de nos pères, sur le passé de l’humanité ? Ne nient-elles pas la légitimité de tous les droits acquis ? Ne confondent-elles pas le juste et l’injuste ? Ne coupent-elles pas les ailes à l’espérance, en affirmant le néant après la mort ? Ne bercent-elles pas le genre humain du chimérique espoir de transporter sur la terre la félicité du ciel ? Ne veulent-elles pas enfermer l’humanité dans un cercle étroit, où toute spontanéité serait condamnée, où toute grandeur serait flétrie, où le génie même serait regardé comme un crime ? Ne veulent-elles pas sacrifier, au nom d’une égalité impossible et injuste, les droits sacrés de la liberté ? ne méconnaissent-elles pas toutes les lois économiques de la production et de la distribution des richesses ? ne proclament-elles pas, en face des crimes qui déshonorent l’humanité, l’innocence native de l’homme ? Ne prétendent-elles pas rendre la société responsable de tous les forfaits attribués jusqu’ici à la liberté individuelle ? L’idéal qu’elles poursuivent n’est-il pas de fonder, sur les ruines du monde chrétien, une société athée, panthéistique, matérialiste et anarchique ? […] N’ont-elles pas nié la légitimité de la propriété et la nécessité d’un gouvernement ? N’ont-elles pas, bravant les enseignements positifs de l’histoire, et étouffant la voix solennelle de la tradition universelle, déversé le ridicule sur les dogmes les plus sublimes de la religion chrétienne ? N’ont-elles point cherché par tous les moyens possibles à remplacer le culte du VRAI, du BEAU et du BON par le culte avilissant du ventre ?

Ces doctrines sont demeurées pendant longtemps dans le domaine de la spéculation, dans les régions de la théorie ; pendant longtemps dans le domaine de la spéculation, dans les régions de la théorie ; pendant longtemps elles n’eurent d’autres défenseurs, d’autres adeptes que quelques pauvres intelligences dévoyées, que quelques rêveurs habitués à prendre les ombres pour des réalités. Mais bientôt, grâce au scepticisme religieux que nous légua le XVIIIe siècle, elles descendirent peu à peu des hauteurs de l’abstraction dans les foules des cités ; peu à peu, grâce à la grande liberté dont nous jouissions sous l’odieux tyran Philippe, elles gagnèrent du terrain ; elles recrutèrent des adeptes, formèrent des centres, établirent des foyers de propagation active dans presque toutes les villes de France, et s’universalisèrent de telle sorte, que, quand éclata la révolution de février, des légions immenses, armées en leur nom, jurèrent de détruire le vieux monde, c’est-à-dire la société et la civilisation. A la vue de ces doctrines de destruction, le vieux jacobinisme, ce monstre hideux à la mâchoire ensanglantée, frémit de bonheur dans les repaires où il se tenait caché : il vit là, dans ce monstrueux pêle-mêle de toutes les erreurs et de toutes les folie, un précieux arsenal où il pourrait se ravitailler pendant longtemps et trouver des armes merveilleuses pour la guerre de destruction que, depuis près d’un siècle, il a déclarée aux principes fondamentaux de l’ordre social ; aussi se précipita-t-il avec rage sur cette pâture nouvelle, et, après s’en être gloutonnement repu, rôda-t-il nuit et jours autour des murailles de la cité du bien, afin de la surprendre, de s’en emparer, de la dévaster et de la détruire. […]

Au lieu de diminuer, le nombre des adeptes du jacobinisme-socialiste ne fait que grandir de plus en plus : il semble que les flots de sang qu’il a déjà fait couler et qu’il se promet de faire couler encore exhalent une odeur qui enivre et change les hommes en bêtes. Il semble que le drapeau rouge qu’il agite au sein des populations ait le funeste don de les rendre folles, cruelles, féroces mêmes. […]

Le socialisme révolutionnaire étreint la France comme dans un étau : ses hordes affamées hurlent d’impatience dans leurs antres sauvages. Le plan de destruction, de pillage et d’incendie est dressé. Si la société s’oublie un seul instant, elle est perdue ; si la vigilance et l’énergie gouvernementale fléchissent un seul instant dans leur action, c’en est fait de la civilisation, c’est est fait de la liberté, de cette liberté si chèrement conquise par nos pères […] »

Barnabé Chauvelot, La solution, Paris, D. Giraud & J. Dagneau, 1850.

dimanche 17 octobre 2010

"Si je crois à la Liberté, c'est parce que je crois à l'Égalité" (P. Leroux, 1848)

Jules Ziegler (1804-1856), La République (1848), Musée des Beaux-Arts, Lille.


« … si vous me demandez pourquoi je veux être libre, je vous réponds : parce que j'en ai le droit ; et j'en ai le droit, parce que l'homme est égal à l'homme. Et de même, si je reconnais que la charité et la fraternité sont un devoir de l'homme en société, mon esprit n'en demeure d'accord qu'en vertu de l'égalité de notre nature.

Vainement vous m'objectez le fait actuel de l'inégalité qui règne partout sur la terre. Il est bien vrai, l'inégalité règne partout sur la terre ; nous la trouvons à quelque époque des temps historiques que nous remontions, et le jour où elle disparaîtra est peut-être encore bien loin. N'importe ; l'esprit humain s'est élancé au-dessus de cette fange de misères et de crimes que l'inégalité entraîne, et il a rêvé une société fondée sur l'Égalité. Puis, rapportant son idéal à Dieu, comme à la source éternelle du beau et du vrai, l'homme a dit : puisque, malgré ma faiblesse, je conçois un monde où règne l'Égalité, ce monde a dû être le monde voulu de Dieu ; il a donc été préconçu en Dieu, et, à l'origine, il est sorti de ses mains. Et, soit qu'en effet nous venions d'un Eden, d'un Paradis, d'un monde meilleur, soit que ce monde n'ait jamais été réalisé que spirituellement au sein de Dieu et dans notre âme, et que le seul monde organisé où l'Égalité ait régné jusqu'ici soit le monde embryonnaire de la nature, l'état de sauvagerie primitive où le genre humain touchait encore à l'animalité, toujours est-il que nous sommes fondés à dire que l'Égalité est en germe dans la nature des choses, qu'elle a précédé l'inégalité, et qu'elle la détrônera et la remplacera. C'est ainsi que, de cette double contemplation de l'origine et de la fin de la société, l'esprit humain domine la société actuelle, et lui impose pour règle et pour idéal l'Égalité.

Si donc, encore une fois, je crois à la Liberté, c'est parce que je crois à l'Égalité ; si je conçois une société politique où les hommes seraient libres et vivraient entre eux fraternellement, c'est parce que je conçois une société où régnerait le dogme de l'Égalité humaine. En effet, si les hommes ne sont pas égaux, comment voulez-vous les proclamer tous libres ; et, s'ils ne sont ni égaux ni libres, comment voulez-vous qu'ils s'aiment d'un fraternel amour ?

Ainsi, ce troisième terme égalité représente la science dans la formule. C'est une doctrine tout entière, je le répète, que ce mot ; doctrine prophétique, si vous voulez, en ce sens qu'elle regarde plutôt l'avenir que le présent; doctrine encore à l'état d'ébauche, et qui s'offre à beaucoup d'esprits comme vague, incertaine, ou même fausse, mais qui n'en est pas moins la doctrine déjà régnante à notre époque. […]

Il est bien vrai que ces trois mots, liberté, égalité, fraternité, s'impliquent au fond, et qu'on peut logiquement déduire d'un seul les deux autres. Mais il n'en est pas moins certain qu'ils sont d'ordres divers, en ce sens qu'ils correspondent aux trois facultés ou faces différentes de notre nature. En effet, vous aurez beau répéter aux hommes qu'ils sont libres et tous libres, ce mot de liberté n'équivaudra pour eux qu'à un droit égoïste d'agir. Ils en concluront leur propre virtualité, leur propre activité ; mais nul sentiment fraternel pour les autres hommes n'en résultera directement. C'est au nom de la Liberté qu'en tout temps et en tout pays les esclaves ont brisé leurs chaînes et terrassé leurs tyrans ; mais ce mot, bon pour la guerre, n'a jamais engendré ni clémence ni paix. Nulle morale ne peut résulter d'un mot qui exprime le droit d'être, de se manifester, d'agir, mais qui n'exprime et ne rappelle pas le sentiment et la connaissance, ces deux autres faces de la vie. Et de même, prêchez aux hommes la Fraternité ; vous les touchez sentimentalement, mais vous ne les éclairez pas. Les Chrétiens se sont faits moines, et ont admis tous les despotismes. Enfin l'homme qui aurait le plus réfléchi sur l'origine et le but de la société, et qui aurait de l'Égalité l'idée la plus sublime, aurait encore besoin d'exprimer la dignité de sa propre nature par le mot Liberté, et le lien qui l'unit aux autres hommes par celui de Fraternité.

Isolés, donc, ces trois mots n'expriment chacun qu'une face de la vie ; et, bien que les deux autres faces se retrouvent dans celle-là, à cause du mystère de l'unité qui constitue notre être, bien, par conséquent, que chacun de ces mots implique, comme nous venons de le voir, les deux autres, néanmoins chacun, par sa signification même , n'est qu'un lambeau de la vérité. Mais, unis, ils forment une admirable expression de la vérité et de la vie.

Sainte devise de nos pères, tu n'es donc pas un de ces vains assemblages de lettres que l'on trace sur le sable et que le vent disperse ; tu es fondée sur la notion la plus profonde de l'être. Triangle mystérieux qui présidas à notre émancipation, qui servis à sceller nos lois, et qui reluisais au soleil des combats sur le drapeau aux trois couleurs, tu fus inspiré par la vérité même, comme le mystérieux triangle qui exprime le nom de Jéhovah, et dont tu es un reflet.

Qui l'a trouvée cette formule sublime ? qui l'a proférée le premier ? On l'ignore : personne ne l'a faite, et c'est tout le monde pour ainsi dire qui l'a faite. Elle n'était pourtant littéralement dans aucun philosophe quand le peuple français la prit pour bannière. Celui qui le premier a réuni ces trois mots, et y a vu l'évangile de la politique, a eu une sorte d'illumination que le peuple entier a partagée après lui : l'enthousiasme, dans les révolutions, met à nu et révèle les profondeurs de la vie, comme les grandes tempêtes mettent quelquefois à nu le fond des mers. »

Pierre Leroux, De l’égalité, Boussac, imprimerie de Pierre Leroux, 1848.

"L'idée de nivellement nous répugne" (A. de Gasparin, 1869)

       Illustration parue dans Le Diable à Paris, 3e partie (1845).

« L'égalité est un terme vague, qu'il est aisé de répéter, et qu'on répète en effet sans en préciser le sens. Volontiers on se figurerait qu'il est possible d'établir une égalité complète entre les hommes. Volontiers on se figurerait d'autre part qu'aucune égalité n'existe parmi eux et que tout est à créer sous ce rapport. Double erreur, qu'il importe de signaler nettement. S'il existe des inégalités ineffaçables, nous ne pouvons songer à les supprimer. S'il existe des égalités toujours subsistantes, nous n'avons pas à les fonder. Donc le champ des modifications réalisables s'étend beaucoup moins qu'on ne le croit et surtout qu'on ne le dit. Il est borné d'un côté par la vaste région des inégalités nécessaires, et de l'autre par la région plus vaste encore des égalités indestructibles.

Ceci est bien simple, et pourtant trop oublié. Or, il résulte de cet oubli que la question n'est pas seulement obscurcie, mais envenimée. Les champions de l'égalité s'irritent, quand ils aspirent à tout niveler et qu'ils s'aperçoivent que leurs plus énergiques essais se brisent contre l'impossible. Les discussions seraient à la fois éclairées et apaisées, si nous savions que nombre d'inégalités sont naturelles et qu'il faut en prendre notre parti, si nous savions en outre que nombre d'égalités sont non moins naturelles, qu'elles sont essentielles à l'humanité, qu'il ne nous est donné ni de les fonder ni de les détruire, et qu'elles ont une valeur immense. Notre patrimoine d'égalité est grand, messieurs, et ce que nos efforts pourront y ajouter est peu de chose en comparaison de ce que nous possédons tous, nécessairement et partout, en notre seule qualité d'hommes.

[…] Je prends au sérieux le mot nécessaire ; les inégalités nécessaires, ce sont celles que toute organisation sociale, quelle qu'elle soit, se sent forcée d'accepter.

Telle est l'inégalité qui existe entre les hommes et les femmes, les inégalités, devrais-je dire, car il y en a deux : si la femme est inférieure à l'homme en certaines choses, elle lui est supérieure en certaines autres ; chaque sexe est supérieur dans l'accomplissement de la mission qui lui est propre. Aussi s'agit-il plutôt ici de diversité que d'inégalité. Nos réformateurs à contre-sens ne remarquent point cela : ils nous démontrent gravement que la femme a autant d'esprit que nous. La belle trouvaille ! Il y a longtemps, je pense, que nous nous en sommes aperçus. Il faut autant d'esprit, ce me semble, pour remplir la mission spéciale et magnifique de la femme, que pour s'acquitter du rôle réservé à l'homme. Reste à savoir si en fabriquant des femmes-hommes d'abord et des hommes-femmes ensuite, nous aurons fait deux chefs-d'œuvre. Abolir ces deux inégalités-là, ce serait accomplir un médiocre progrès.

Il s'agit en ce moment, on nous l'annonce de tous côtés, de mettre au monde la femme électeur, la femme député, la femme orateur, la femme ministre, la femme préfet, la femme conseiller d'État, c'est-à-dire la femme dépouillée du charme féminin, la femme exposée aux froissements grossiers, la femme sans retenue, la femme qui se produit en public, qui harangue, qui contredit, qui gouverne.

Pauvres femmes ! Ceux qui prétendent les grandir ainsi ne savent donc pas qu'ils les abaissent, qu'ils les privent de l'influence qui vaut mieux que l'autorité, qu'ils en font des hommes manqués, des hommes de second ordre et décidément inférieurs ?

II est vrai que, par compensation, on ne tardera pas sans doute à nous relever, nous aussi, de notre infériorité sous d'autres rapports. Nous aurons notre tour dans les plans de ces réformateurs ingénieux. Si leur galanterie a commencé par le beau sexe, ils ne sauraient oublier toujours le sexe laid. Sommes-nous incapables de débarbouiller les marmots, de diriger le ménage et de surveiller le pot-au-feu ? Pourquoi l'empire du home et l'éducation des enfants ne nous écheraient-ils pas, le jour où nos gracieuses compagnes monteront à la tribune et gouverneront l'État?

Ceci, messieurs, est plus sérieux qu'on ne le croit, et je me reprocherais d'en rire. Assurément les deux inégalités dont je parle résisteront aux efforts des niveleurs, aucune inégalité nécessaire ne peut périr ; mais les attaquer est déjà un mal, un grand mal. Il en résulte un trouble profond, et la cause de l'égalité n'a rien à gagner, bien s'en faut, à ces tentatives qui la discréditent. Inclinons-nous devant l'inégalité nécessaire des femmes vis-à-vis des hommes, et devant l'inégalité non moins nécessaire des hommes vis-à-vis des femmes. Plus nous respecterons ces différences providentielles, mieux nous serons placés pour attaquer d'autres différences qui n'ont rien de providentiel, que les lois ont établies et que l'équité réprouve. L'égalité a sous ce rapport plus d'un progrès à accomplir, et plus d'un article de nos codes montre clairement que les législateurs avaient de la barbe au menton.

Abolissons les privilèges injustes ; mais n'essayons pas de fonder la fausse égalité. Nul n'y gagnerait, et les femmes moins que personne. S'il y en avait ici, je suis sûr qu'elles m'approuveraient hautement; elles repousseraient comme une insulte la dégradante égalité dont on prétend les affubler. Elles sentiraient tout ce qu'il y a de respect pour elles dans l'énergie avec laquelle nous maintenons une inégalité nécessaire.

Il en est d'autres que personne ne contestera, cela est certain, parce que leur nécessité a le caractère de l'évidence absolue. Les inégalités fondées sur la différence des sexes se laissent discuter, bien qu'elles ne se laissent jamais abolir ; mais essayez de mettre en question les inégalités fondées sur la beauté, sur la force, sur la taille ! Je suis laid et vous êtes beau ; je suis faible et vous êtes fort ; je suis petit et vous êtes grand ; ces différences peuvent être plus ou moins importantes, en tous cas elles sont indestructibles. Nous n'y pouvons rien, nous n'y changerons rien. Cela est ainsi; les uns ne sont pas traités comme les autres, et chacun ira jusqu'au bout avec le lot qui lui est échu. […]

Oui, je l'affirme, messieurs, et sans crainte d'être démenti par vous, l'idée de nivellement nous répugne. Nous semblons prévoir, dès qu'on nous en parle, que, pour mettre de niveau ce qui diffère par tant de côtés, il faut estropier le genre humain. Avec des caractères inégaux, avec des organisations inégales, avec des intelligences inégales, avec des moralités inégales fonder l'égalité absolue, prendre des paresseux, des prodigues, des vicieux, des abrutis, et leur assurer la même situation qu'aux laborieux, qu'aux économes, qu'aux honnêtes, qu'aux intelligents, cela suppose un déploiement de violences, une mutilation de la destinée, une négation de la liberté, dont la pensée seule donne le frisson. »

Comte Agénor de Gasparin, L’Egalité, Paris, Michel Lévy frères, 1869.

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Note : discours prononcé à Genève au cours de l’hiver 1868-69.

lundi 4 octobre 2010

"Nous ne voulons pas de ce système qui s’abrite sous cette devise : laisser faire, laisser passer." (L'Atelier, 1848)

Affiche annonçant le décret du 2 mars 1848.

« Le décret du gou-vernement provisoire en date du 2 mars, qui limité la journée à dix heures de travail à Paris et à onze heures dans les départements, a été rapporté par l’Assemblée nationale et remplacé, le 9 septembre, par un décret dont la disposition principale est la fixation à douze heures, au maximum, de la journée de travail dans les manufactures et usines […]

Cette discussion a vivement ému les travailleurs, et le grand nombre de pétitions, réclamations et observations d’ouvriers de divers métiers qui ont été produites durant le débat prouve toute l’importance de cette question aux yeux de la classe ouvrière.

Nous avons déjà dit notre opinion sur le décret du 2 mars ; nous pensions alors, comme aujourd’hui, que la question était mal posée ; […] que la véritable question n’était pas de savoir si le salarié travaillerait dix ou douze heures pas jour, mais s’il serait toujours exploité ; que c’était là la véritable question à débattre, le problème à résoudre ; que de sa solution dépendait l’amélioration réelle de la classe laborieuse ; que cette solution, signalée, indiquée depuis longtemps, c’était l’association ; que tous les efforts des gouvernants jaloux de tenir les promesses de la Révolution et d’asseoir la République sur des bases solides devaient donc de tourner vers la recherche des moyens les plus propres à transformer les salariés en associés.

Les faits ont prouvé que nous raisonnions juste : le décret du 2 mars, s’il a profité à quelques travailleurs, n’a été qu’une cause de ruine pour le plus grand nombre, qui a vu les travaux se suspendre et les ateliers se fermer lors de sa promulgation. Des patrons n’ont pas voulu se soumettre à ses prescriptions ; des grèves s’en sont suivies ; les fabricants ont élevé le prix de leurs produits, et les spéculateurs ont été demander à la concurrence étrangère les avantages que l’industrie française était dans l’impossibilité de leur accorder.

De fait, le décret du 2 mars a complètement trompé les intentions toutes bienveillantes de ses auteurs, et jeté la perturbation dans la production industrielle du pays. Ce résultat, nous le reconnaissons, était loin de la pensée des promoteurs du décret ; ils avaient voulu mettre un terme à une exploitation excessive, cruelle, des forces humaines ; ils avaient surtout voulu atteindre ces spéculateurs éhontés qui ne rougissaient pas d’exiger de leurs ouvriers un travail de quatorze ou quinze heures par jour, et du même coup abrégeaient ainsi leur vie et abâtardissaient leur intelligence. [...]

Non, nous ne voulons pas de ce système qui s’abrite sous cette devise : laisser faire, laisser passer. En industrie comme en politique, nous ne choisissons pas exclusivement un des trois termes de la formule révolutionnaire : Liberté, Egalité, Fraternité, en négligeant les deux autres ; nous la voulons entière, complète, une ; nous savons trop, par une longue et douloureuse expérience, que la liberté sans règle entraîne bien vite l’anarchie et la tyrannie ; nous connaissons trop l’histoire industrielle des trente dernières années pour ne pas repousser de toutes nos forces les sophismes des prôneurs de la concurrence illimitée. Ils ont usé et abusé dans la discussion du fantôme de la concurrence étrangère ; il semblait, à les entendre, que tout était perdu, que toutes les fabriques et manufactures allaient se fermer si les ouvriers français ne travaillaient plus que douze heures par jour.

Nous croyons, nous, avec l’Assemblée, que l’industrie française n’en est pas réduite à cette extrémité : ou de cesser de produire, ou de ne produire qu’en décimant les travailleurs… […] Nous croyons avoir réduit à sa juste valeur le grand argument des économistes de l’école anglaise, la concurrence étrangère, lequel nous conduirait fatalement à travailler seize ou dix-huit heures par jour pour un salaire réduit le plus possible, c’est-à-dire à un suicide lent, mais certain. »

L’Atelier, 9e année, n° 1, 7 octobre 1848.

mardi 1 juin 2010

Itinéraire romanesque d'un ouvrier-poète autodidacte (Jérôme-Pierre Gilland / George Sand, 1849)

Alexandre Antigna, Un marchand d’images (1862). Musée des Beaux-Arts de Bordeaux.


« Je suis né le 18 août 1815, à Sainte-Aulde, petite commune du département de Seine-et-Marne. Mes aïeux furent tous bergers de père en fils. Je suis le premier de la famille qui ait rompu la tradition, non que le métier me déplût en lui-même ; au contraire : encore enfant, j'en aimais l'austérité, l'isolement et la poésie, que je comprenais fort bien. Mais il s'attachait à cette condition de mes parents une servitude, qui dégénérait peu à peu en véritable esclavage ; et si jeune que je fusse, la dégradation humaine m'a toujours fait horreur. Vous trouverez presque tous les détails de mon premier âge, dans le conte intitulé Les Aventures du petit Guillaume ; sauf le chapitre de la domesticité chez les Anglais, qui est une fiction, tout le reste est de l'histoire.

Mon éducation a été celle de tous les enfants pauvres des campagnes, je ne suis allé que trois hivers à l'école de mon village, et encore, j'ai été forcé de la quitter pour le travail des bras, avant de savoir écrire. Afin de mieux nous abrutir, apparemment, on nous apprenait à lire le latin, comme je l'ai dit dans mon conte. Pendant celte étude absurde, le temps se passait, l'âge du travail arrivait, on quittait la classe et on n'y rentrait plus. La génération des hommes de mon âge doit pour cela bien des actions de grâce à la mémoire de Louis XVIII, ce bon roi de France et de Navarre, qui a tant souffert pour nous dans son exil, comme chacun sait, et qui le montrait si bien par sa figure.

Le goût de la lecture me vint aussitôt que je pus comprendre ce que je lisais. Mes pauvres parents ne connaissaient ni a ni b : mais j'avais un oncle, sabotier, qui possédait quelques livres et qui me les prêtait. Il me les donna même tous un jour, quand il vit que j'en avais soin et que j'en faisais mon profit.

J'allais avoir onze ans, et je travaillais déjà depuis trois ans, lorsque mon père eut à la main un mal d'aventure qui le força de quitter son état. Il vint à Paris, résolu à se faire couper le bras ; mais, par bonheur, on le guérit. Nous étions six enfants à lui demander du pain. Il se fit portier pour nous en donner. En arrivant à Paris, je fus immédiatement mis en apprentissage chez un bijoutier. Le métier me convenait assez, mais j'en rêvais un autre. J'aurais voulu être peintre. En faisant mes messages, je ne pouvais m'empêcher de m'arrêter et de m'extasier devant les magasins de tableaux et de gravures. Vous ne sauriez croire combien Gérard, Gros, Bellangé, Horace Vernet, m'ont valu de coups.

A cet âge, avec les quelques pièces de pour boire que je recevais de temps en temps en allant livrer de l'ouvrage, j'achetais de ces petits livres à six sous que l'on voit étalés sur les ponts et sur les murailles. C'étaient les abrégés de Robinson, de Télémaque, de Paul et Virginie, de la vie du chevalier Bayard sans peur et sans reproche ! Que cette devise me semblait belle ! Et puis la Lampe merveilleuse, et puis Claudine, et puis Estelle et Némorin. C'était bien ; mais il y avait aussi des histoires de Cartouche et de Mandrin, et nombre d'autres histoires fort peu édifiantes, même obscènes, que l'on me vendait sans scrupule et que j'achetais sans défiance. On devrait mettre au pilori ceux qui font commerce de ce poison et qui le livrent a de malheureux enfants.

Ces dangereuses lectures, jointes au séjour de l'atelier, aussi mauvais alors qu'aujourd'hui, troublèrent mon esprit et je faillis me corrompre comme bien d'autres que le ciel n'avait pourtant pas faits méchants. Mais vint l'époque où l'on vendait de grands ouvrages par livraisons. J'étais ouvrier alors, et je souscrivais à tout. Pour cela je vivais de pain sec une partie de l'année, mais je lisais, et mon pain me paraissait délicieux. Ces lectures sérieuses a me faisaient grand bien et me ramenaient peu à peu à ma première honnête nature. Un jour j'ouvris Jean-Jacques et je fus tout-à-fait sauvé.

Je pris dès lors la vie et la vertu au sérieux. Plus tard j'eus encore quelques accès de doutes et de trouble, mais grâce à ces grands modèles de l'humanité que nous pouvons invoquer, depuis Marc-Aurèle jusqu'à Fénelon, depuis Socrate jusqu'à St-Vincent de Paul, j'ai toujours ramené ma vie au bien et au vrai. »

Gilland s'attacha sérieusement à une ouvrière, sa sœur de condition, sa compagne de labeur [note de George Sand]:

« Si l'on peut donner le nom d'ange à quelqu'un pour exprimer la beauté, la douceur et l'intelligence, certes celle-là le méritait. Nous travaillions à côté l'un de l'autre, presque dans le même atelier ; moi chez le patron, de mon état de serrurier (état que j'avais définitivement adopté et que j'aime, quoi qu'il me fatigue beaucoup) ; elle chez la dame comme couturière. Nous nous aimions sans nous le dire et plus certains l'un de l'autre que si nous avions échangé des serments. Notre amour se manifestait par sa réserve même. Cette jeune fille n'avait que dix-sept ans. Depuis que je l'aimais, je travaillais comme dix nègres, le jour à mes serrures, pour me faire quelques épargnes et pour acheter un ménage, la nuit, à l'étude de la grammaire que j'apprenais seul et que je n'ai jamais pu mener plus loin que ce que vous voyez. Pendant ce temps, la jeune ouvrière travaillait aussi de son côté et avec des motifs semblables aux miens. Pauvre enfant ! Elle succomba sous la fatigue. Elle devint malade, elle s'affaiblit, elle languit, elle mourut ! Cette mort qui me frappait au cœur, aurait dû le fermer à jamais aux sentiments tendres ; mais j'étais né pour vivre de toutes les affections et pour souffrir de toutes les douleurs.

J'ai souvent entendu dire que les morts s'oublient vite. Quant à moi, mon souvenir reste fidèle à ceux que j'ai mis dans la tombe. Je voile aux regards indifférents, le deuil que je porte, mais il y a toujours quelque chose qui les pleure au fond de mon âme. Je restai quelque tems sous le coup d'un découragement sombre, d'un désespoir qui tenait de l'hébétement. Ma famille n'en savait rien, Dieu merci ! Mes camarades ne me comprenaient pas, et au lieu de me consoler, ils m'emmenaient boire avec eux ; mais le vin ne m'était d'aucune ressource, il m'abattait davantage et ne m'enivrait pas. J'y renonçai résolument, honteux même d'avoir espéré trouver l'oubli au cabaret et le courage dans ce délire abrutissant que des poètes ont osé nous vanter comme le premier des biens. Le temps que j'avais passé à cet essai ne fut pourtant pas perdu absolument pour moi. J'y observai, j'y pénétrai la nature humaine que je me serais laissé aller à mépriser, à détester peut-être, si je n'avais vu que la surface grossière. Plus curieux de la vérité, ou plus attentif que la plupart de mes compagnons, je les amenais en choisissant bien le moment, à s'épancher, à me faire leur confession, à se montrer à moi tels qu'ils étaient, et tels que Dieu nous voit tous.

Mes expérimentations me prouvèrent ceci : que tous les hommes étaient malheureux ; qu'ils nourrissaient tous, soit pour une cause, soit pour une autre, une grande tristesse au dedans d'eux-mêmes ; que l'on découvre ce mal jusque chez ceux qui le nient avec plus d'obstination et de prétendue insouciance ; que leur misère morale dépasse de beaucoup leur misère matérielle, quelque grande qu'elle soit. Enfin qu'il y avait un grand mal au milieu de nous tous, et que ce mal pouvait se soulager, diminuer, disparaître ! De là au travail de rénovation morale que j'entrepris comme fondateur de l'Atelier, il n'y avait plus qu'un pas. Au Moyen-âge, après mes premières déception, je me serais fait religieux indubitablement. Je me serais jeté tout entier dans la vie ascétique. En ces temps-ci, j'ai visé sinon plus haut du moins plus juste. J'ai compris l'utilité de la vie, j'ai eu en vue l'apostolat de l'égalité, et j'ai commencé par prêcher d'exemple, afin de donner plus de force à mes enseignements. Je suis devenu sage, sage relativement à beaucoup d'hommes auxquels je suis à même de me comparer; mais je suis encore loin d'atteindre ce que je voudrais être, car j'ai toujours devant les yeux un idéal de perfection sainte, que je rêve pour les hommes en le cherchant pour moi. […]

J'aurais pu à une certaine époque m'établir et devenir maître à mon tour. Il m'a été plusieurs fois offert de l'argent pour cela; mais j'ai voulu rester ouvrier. J'ai toujours pensé que l'association émanciperait les travailleurs, et qu'elle seule devait être soutenue et préconisée. J'y ai fait de grands sacrifices. Après avoir prêché, j'ai expérimenté. J'ai beaucoup perdu pour arriver à des résultats nuls ; mais je n'en persiste pas moins à rêver et à demander l'association, et j'ai la certitude qu'elle prospérera tôt ou tard. Plus que jamais je veux rester ouvrier. Si j'avais dix fois plus de talent et de ressources que je n'en ai, je persisterais, je tiendrais d'autant plus à mon idée, afin de prouver à tous les vaniteux égoïstes, que le travail doit être sanctifié, qu'il élève, et rend indépendants ceux qui l'aiment, et qu'il n'est incompatible avec aucune des positions de notre société actuelle. » […]

Après la révolution de février, Gilland dont la moralité et le caractère étaient connus, reçut la mission délicate d'apporter des paroles de conciliation au sein des populations de Buzançais, chez lesquelles le récent avènement de la République avait remué de tristes et sanglants souvenirs. Grâce à l'influence salutaire qu'il sut exercer, de nouveaux malheurs furent évités, et lorsque les esprits, éclairés par de sages conseils, furent calmés, Gilland revint à Paris, plus pauvre encore qu'il n'en était parti.

Porté à la candidature pour la députation dans le département de Seine-et-Marne, il échoua avec plus de vingt mille voix. Il avait été sur le point d'en réunir un plus grand nombre encore, niais la, comme partout, à la veille du scrutin, la réaction répandit soudain les bruits les plus absurdes, les calomnies les plus odieuses : Gilland était un buveur de sang, un débauché, un mauvais citoyen, un mauvais père, un mauvais fils ; il battait sa femme, il prêchait le meurtre et le pillage, etc. La réaction n'a pas fait de grands frais d'imagination dans ses intrigues électorales, car, sur tous les points de la France, le même jour, à la même heure, les mêmes calomnies ont été lancées contre les républicains. Quant à Gilland, personne ne pouvait avoir de haine politique contre lui, et ceux qui s'attachaient à le calomnier ne le connaissaient même pas. Mais c'était un homme du peuple, un homme de progrès, et il ne fallait pas de ces hommes-là.

Gilland était rentré dans son faubourg et gagnait sa vie tant bien que mal, l'ouvrage n'abondant plus, lorsqu’éclatèrent les évènements de juin. Au milieu de la mêlée, voyant le faubourg envahi, sa maison menacée par les boulets, son rôle impossible, car il ne pouvait ni se mêler à l'insurrection qu'il ne comprenait même pas, ni marcher contre ses frères égarés, il prit ses enfants dans ses bras, et, suivi de sa jeune femme, il sortit de Paris avec des peines et des dangers extrêmes. Il se rendait à Lizy auprès de son beau-père, le poète Magu, auquel il voulait confier les objets de son affection. Mais à peine arrivé à Meaux, des groupes de furieux s'élancent sur lui, des hommes exaspérés par l'horrible malentendu qui, en ce moment avait saisi la population de vertige d'un bout de la France à l'autre, s'écrient : "le voilà ce républicain, ce factieux, cet ennemi de la famille et de la propriété ! Il fuit, c'est un chef d'insurgés, ce ne peut-être qu'un communiste."

On arrache ses enfants de ses bras, on l'insulte, on l'aurait tué si la garde nationale ne fût intervenue et ne l'eût arrêté pour le sauver. En toute autre circonstance, il eût été relâché le lendemain. Mais il n'en fut point ainsi. La réaction qui sait si bien exploiter les évènements, ne lâcha point la proie qui lui tombait sous la main, et Gilland dut s'estimer heureux d'être gardé cinq mois en prison sans savoir- pourquoi, et de ne pas être transporté sans jugement. Il supporta cette épreuve avec une angélique résignation et enfin il passa devant le conseil de guerre qui le renvoya acquitté. Mais quel dédommagement nos lois donnent-elles à l'innocent qui a subi les rigueurs de l'arrestation préventive ? Un pauvre ouvrier est arraché à sa famille, à son travail, sa femme reste sans protection, ses enfants peuvent mourir de faim. Au bout d'une d’une année de captivité, où souvent la santé s'est perdue, on le met sur le pavé en lui disant : Allez en paix. On s'était trompé.

Gilland a occupé les tristes loisirs de sa prison à revoir et à compléter une série de contes populaires qu'il publie aujourd'hui dans le même but d'instruire et de moraliser le peuple, qui a dirigé toute sa vie : récits naïfs et touchants où se reflètent la clarté de son intelligence, la poésie de ses instincts et la beauté de son âme. Lisez-les, vous qui aimez, priez et souffrez. Vous y trouverez de bons conseils, des consolations fraternelles, et l'amour de l'humanité.
GEORGE SAND.
Nohant, février 1849. »

Les conteurs ouvriers, dédiés aux enfants des classes laborieuses, par Gilland ouvrier-serrurier. Avec une Préface de George Sand. Paris, Chez l'Auteur, 1849.