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vendredi 14 janvier 2011

"Le quartier latin ! M. Duruy a-t-il donc oublié ce qu'il est ?" (F. Dupanloup, 1867)



Victor Duruy (1811-1894), ministre de l'Instruction publique de 1863 à 1869. Portrait en héliogravure tiré de V. Duruy, Notes et souvenris, t. 2, Paris, 2e éd., 1902.


« Monseigneur,

Dans la lutte engagée entre M. Duruy et nous, un grand nombre de nos vénérés Collègues alarmés comme je l'ai été moi-même, se sont hâtés d'élever la voix. Vous n'avez pas manqué, Monseigneur, de donner à la grande cause que nous défendons le puissant appui de votre parole, comme toujours si élevée et si ferme. L'Église et toutes les familles chrétiennes vous en seront reconnaissantes.

Vous le dites avec raison, Monseigneur, l'entreprise de M. Duruy est "sans précédents dans l'histoire des sociétés, depuis que, devenues chrétiennes, elles ont environné la femme de respect et d'égards." Comme vous le dites encore, "c'est un fait inouï" qu'un ministre puisse ainsi changer, seul et à son gré, et radicalement, les conditions de l'enseignement des jeunes filles en France, le transporter des mains des femmes aux mains des hommes, destiner aux jeunes filles, de sa pleine autorité, sur tout le territoire français, les 3.000 professeurs que la loi donne aux jeunes gens ; qu'il ose de pareilles tentatives, sans consulter personne, ni le Conseil d'État, ni le Corps législatif, ni le Sénat, ni même le Conseil supérieur de l'instruction publique, sans se préoccuper en rien des embarras qu'il crée, et créera de plus en plus au gouvernement ; et se lance enfin de la sorte, sans frein ni guides, à travers les questions les plus délicates et les intérêts les plus sacrés. […]

Quoi ! des cours réguliers, quotidiens, de jeunes filles, six jours de la semaine, deux fois par jour, dans le quartier latin, à la Sorbonne, c'est-à-dire au lieu où se tiennent tous les professorats littéraires et scientifiques, où se font tous les cours des jeunes gens, tous les examens des bacheliers, etc., etc. !

Le quartier latin ! M. Duruy a-t-il donc oublié ce qu'il est ? Pour moi, malgré l'entrée par la rue Gerson, je ne suis guère rassuré sur ce quartier-là, et je n'ai pu qu'être fort attentif aux paroles d'un des plus honorables fonctionnaires de noire ville qui s'écriait, à propos de tout cela : "le quartier latin, il est donc bien changé depuis notre temps ! Appeler là les jeunes filles, mais cela n'a pas le sens commun !"

J'ai moi-même été professeur à la Sorbonne, et je n'en ai jamais traversé les cours et les abords, sans les voir, comme ils le sont encore aujourd'hui, remplis d'étudiants qui vont et viennent, qui attendent l'ouverture des amphithéâtres, ou, après les leçons des professeurs, se forment en groupes pour discuter. Ce sera donc au milieu et sous les regards de tous ces jeunes étudiants, dispersés dans les cours ou aux abords de la Sorbonne, que devront sans cesse passer les jeunes filles, pour se rendre aux leçons qu'institue M. Duruy !

Mais, dit-on, ces jeunes filles, elles ne seront pas seules, elles viendront chacune, à défaut de sa mère, avec une gouvernante. Mais quel âge aura cette gouvernante ? M. Duruy ne le fixe pas plus que l'âge des professeurs. Et celles qui n'ont pas de gouvernantes, et dont les mères sont trop occupées, c'est-à-dire le plus grand nombre, elles viendront là, avec une bonne, plus ou moins jeune : et au lieu d'un péril, en voilà deux. Ce n'est pas tout : elles peuvent venir seules, car on n'exige pas qu'elles soient accompagnées. Mais alors quelles garanties aura-t-on sur celles qui viendront ainsi, et, s'il faut tout dire, sur ce qu'elles pourront venir chercher là?

Non, tout cela est absolument impossible. Il y a ici une absence, ou du moins un oubli passager du sens moral, qui ne se conçoit pas. M. Duruy lui-même serait effrayé, si je lui répétais le mot qu'un homme d'État éminent me disait, il y a peu de jours, sur le péril de ces étudiants et de ces étudiantes ainsi obligés sans cesse à se rencontrer. […]

Ce sont là les premiers pas dans une voie qui mènera loin, si le bon sens public ne fait résistance. Bien aveugle qui ne le voit point ! Et ceux d'ailleurs qui n'ont pas ici leurs raisons pour mettre des gants et des masques, ont dit nettement les choses, et déchiré tous les voiles.

Le jour même où ma lettre sur M. Duruy et l'éducation des filles était imprimée, et avant qu'elle eût paru, Le Siècle voyait dans cette circulaire de M. Duruy le moyen d'arracher les femmes "au joug de superstitions ridicules, et de préparer des générations nouvelles." (16 novembre.)

Quand la lettre eut paru, Le Siècle écrivit : "je demande, dit M. Dupanloup, qu'on ne forme pas pour l'avenir des femmes libres-penseuses ! Nous le croyons sans peine. Avec des femmes libres-penseuses, plus de superstitions, plus de confréries de la Vierge dirigées par des prêtres, plus de denier de saint Pierre, plus d'influences cléricales, plus de riches offrandes !" Puis Le Siècle ajoutait : "que (M. Duruy) crée le plus tôt possible une école normale supérieure de professeuses ! Pour vaincre l'ennemi qui fait obstacle à tout progrès, il n'y a qu'un moyen, un seul : instruire les femmes pour qu'elles instruisent les jeunes filles, et former des libres-penseuses." (Le Siècle, 20 novembre.)

Selon L'Opinion nationale, et c'est pour cela qu'elle applaudit à M. Duruy, le but de la circulaire, c'est d'arracher l'éducation des filles à la religion, au catholicisme, à l'Église. C'est ce que L'Opinion appelle organiser "l'enseignement laïque des femmes". "C'est là, dit-elle, une question vitale pour le pays. En effet, le Clergé tient tout en France par les femmes, et il tient les femmes par l'éducation. La plupart des filles sont élevées chez les religieuses. Par là, les prêtres sont les maîtres chez nous, dans nos maisons. Si bas ou si haut que vous portiez les regards, ils ont dans chaque intérieur un œil sans cesse ouvert et une influence toujours active." […]

Selon Le Temps, la portée de la circulaire, "c'est d'enlever définitivement la direction des esprits à l'Église, c'est de consommer la sécularisation des intelligences. […]" (Le Temps, 21 novembre.) Le Temps dit encore : "il s'agit de savoir si le prêtre, qui tient encore la femme, recouvrera par son moyen l'empire sur la société, eu si la société achèvera de s'affranchir du prêtre, en lui enlevant la femme, pour la faire participer à la culture cl à la vie générales. Au fond, et en définitive, c'est le sort de la France qui est en question." (Le Temps, 21 novembre.) […] Enfin, un professeur de l'Université, qui intervient dans la question, choisit le Siècle pour écrire ce que voici : "nous voulons pour nos filles un enseignement secondaire qui soit plus en harmonie avec l'enseignement que reçoivent nos garçons.... qu'elles puissent lire dans le même livre que nous et y puiser les mêmes pensées" : c'est-à-dire, comme dit Le Siècle, devenir de libres-penseuses. Puis il continue en ces termes : "vous dont la vie tout entière se passe à étouffer tous les sentiments que la nature a mis dans l'homme, vous voulez la domination sur la femme pour dominer l'homme à son tour, vous voulez la retenir sous votre joug et la maintenir sous votre autorité afin de commander par elle dans la famille." (Le Siècle, 21 novembre). […]

Comme honnête homme, je vous demande : quelle France voulez-vous nous faire ? Et que lui restera-t-il de pudeur et d'honneur ? Et jusqu'où voulez-vous aller enfin, puisque vous trouvez "bien modeste encore l'effort que fait en ce moment M. Duruy pour tirer les femmes de l'ignorance, où le clergé se plaît à les voir c et à les maintenir." (Opinion nationale, 23 novembre.) […]

Tout cela est profondément triste, Monseigneur, mais à un point de vue, tout cela est heureux, et, dans la tristesse de mon âme, je bénis Dieu. Car le péril qui s'est tout à coup révélé ne date pas d'hier ; mais nous ne le voyions pas assez. Depuis quelques années l'Église est tellement menacée au dehors, et les passions impies et démagogiques, dans toute l'Europe, attaquent tellement tout ordre religieux, moral, et social, que nous n'avons pu toujours suivre d'assez près la marche et les progrès de l'impiété parmi nous. Sur cette grave question de l'enseignement public, il y a trop longtemps que les hommes religieux se sont laissés distraire. Nous sommes ainsi faits en France. La mode a chez nous une puissance étonnante. Ces questions ont été longtemps à l'ordre du jour : que de discours, de livres, de commissions, de pétitions, de projets sur l'enseignement pendant vingt ans ! Puis on passe à autre chose, et on n'y pense plus. Pendant ce temps, M. Duruy, et ses alliés, les livres et les circulaires font leur œuvre. Eh bien, si cette dernière circulaire nous réveille, je le dis, elle est heureuse.

Pour moi, il y a longtemps déjà que les actes et les livres de M. Duruy en particulier m'occupent, et que j'ai examiné et fait examiner, avec le dernier soin, non-seulement ses écrits, mais une quantité d'ouvrages historiques publiés en collaboration avec lui, sous sa direction personnelle (*), et répandus avec profusion dans nos lycées et dans nos écoles ; et j'en ai été effrayé.

Quand je pense que le Ministre de l'instruction publique d'une nation comme la France, dans une introduction solennelle à notre histoire, marchant sur les traces de ceux qui font de l'homme un orang-outang perfectionné, ose donner pour ancêtre à l'homme le singe, et pour point de départ à l'humanité l'état sauvage ; quand j'entends Le Moniteur universel, le journal officiel de l'Empire, nommer, lui aussi, et avec agrément, le singe un ancien congénère de l'homme, son aïeul peut-être (2 mai 1864) ; et ailleurs donner à la France des leçons de haute morale comme celle-ci : "l'homme n'est pas une intelligence servie par des organes, comme on l'a dit en style prétentieux, mais un organisme qui s'est élevé par degrés jusqu'aux plus fiers sommets de la pensée." Et un peu plus bas : "la véritable histoire du genre humain qu'il faut distinguer des légendes, atteste que le ventre fut le précurseur du cerveau. Nos premiers pères, ces anthropophages vénérés, avaient la tête bien petite, leurs crânes fossiles en font foi. La digestion a précédé la pensée, et de longtemps ; il y a des centaines de siècles entre ces deux ordres de phénomènes." (4 août 1867).

Quand je vois ces doctrines abjectes, honorées d'un tel patronage, élevées dans les plus hautes chaires de l’enseignement, décorées par la fortune, mais en vérité je me le demande : où en sommes-nous donc, et où allons-nous ? Est-ce avec de telles bassesses qu'on préparera nos jeunes et vaillantes générations aux luttes de l'avenir, et les jeunes Françaises aux vertus sans lesquelles la famille et la société s'écrouleront dans des abîmes de honte et de douleur ! La vérité est que le mal social fait au dehors depuis dix années n'a d'égal que le mal fait au dedans par la presse impie, à laquelle en ce moment un ministre aveugle, c'est le moins que je puisse dire, bon gré, mal gré, donne la main. Et tout cela systématiquement, froidement, implacablement. […]

Encore quelques années de ce régime et de la résignation plus ou moins expresse, plus ou moins silencieuse des honnêtes gens, et l'on recueillera la moisson de tout ce qui a été semé. Et déjà l'on commence. Les plus funestes doctrines faisant explosion, les grandes écoles de radicale impiété, l'athéisme, le matérialisme, et les théories les plus subversives de toute morale, s'étalant avec audace, se propageant avec une ardeur redoublée par l'espérance d'un prochain triomphe, voilà ce que nous voyons.

Pour moi, ma conviction profonde est que nous ne pouvons pas fermer les yeux plus longtemps. Et quand je vois ces graves questions de l'enseignement, qui portent en elles la vie ou la mort des sociétés, traitées comme elles le sont par M. le Ministre de l'instruction publique, je ne puis pas ne pas être ému, et ne pas le dire. Non, c'en est trop, et il faut qu'on sache enfin si les grands pouvoirs publics n'ont rien à voir sur de pareilles entreprises. […]

Veuillez agréer, Monseigneur, l'hommage de tous mes bien dévoués respects.

† FÉLIX, Evêque d'Orléans. »
_________________
[note du texte] "50 volumes, format in-12, publiés par une société de professeurs et de savants, sous la direction de M. V. Duruy, 1852".

Félix Dupanloup, Seconde lettre de Mgr l'évêque d'Orléans
sur M. Duruy et l'éducation des filles, Paris, Charles Douniol, 1867.

vendredi 7 janvier 2011

"Ces bonnes bougresses... témoignent du plus grand désir de combattre" (E. Vermersch, 1871)


"La vierge... folle. Les Jeanne d'Arc de la Commune" par H. Nérac (1871).  
 

« J'ai dit, dans un article précédent, que notre bonne Commune était en train d'aller de travers...
Eh bien, oui, nom de Dieu !...
Et je le répète...
Parce que je suis bougrement mécontent de la voir s'occuper d'un tas de foutaises qui ne valent pas chiquette, alors qu'il faudrait déployer de l'audace et de l'énergie.
De l'énergie, foutre de foutre !...
Tout est là !...

Comment, citoyens membres, vous vous amusez à foutimasser à l'heure où ces coquins de Versailleux sont peut-être en train de frapper à la porte des forts qui sont actuellement occupés par ces canailles de Prussiens.
Vous organisez des Chambres de notaires, au moment où nous demandons tous l'union libre et l'abolition de l'hérédité.
Vous nous foutez des huissiers à l'heure où il est convenu qu'on ne peut pas payer ce qu'on doit.
Je sais bien,
Vous passez toute une séance à jaboter sur le citoyen Pilotell !...
Ah ça ! mais, nom de Dieu !...
Vous n'avez donc rien à foutre?...
Et la levée en masse !...

Vous n'y pensez donc plus ?...
Sans la levée en masse, qu'est-ce que vous foutrez pour faire face à l'ennemi sur tout le périmètre de la cité?
Sont-ce les pauvres bougres qui font campagne depuis un mois déjà et qui se sont esquinté le tempérament à passer des nuits en, grand' garde dans les tranchées...
Et ça par des temps à ne pas foutre un chien dehors ?...
Non, citoyens membres...
Il faut des troupes fraîches !
Et voilà ce que je propose.

A défaut d'hommes, d'enrégimenter les bonnes bougresses de patriotes, qui ne demandent qu'à faire le coup de feu avec leurs maris...
Et qui ne bouderont pas devant une charge de cavalerie,
Foutre de foutre !...
J'ai reçu des lettres de plusieurs de ces bonnes bougresses, qui témoignent du plus grand désir de combattre.
La femme, nom de dieu !...
Mais on peut l'employer autrement qu'à faire une panade ou à raccommoder un fond de culotte,
Tonnerre de dieu !...
Rappelez-vous les citoyennes Jeanne d'Arc et Jeanne Hachette !...
Voilà des bonnes bougresses !

Je sais bien qu'on pourra m'objecter qu'il sera dur pour un chef de corps de crier à des femmes, sous forme de commandement :
Pelotons, par le flanc droit ! et Pelotons, par le flanc gauche !...
Parce qu'il y a des jean-foutres qui y verront malice.
Mais ceci ne doit pas vous arrêter, citoyens membres...
Et il faut armer les femmes qui veulent marcher !..,
Nom de Dieu !...
Il y a une idée ! Réfléchissez-y !...
La femme incorporée,
Foutre de foutre !...
Voilà un sujet sur lequel le fils Duchêne aimerait à s'étendre.
Et il y reviendra. »
Eugène Vermersch, "La levée en masse",
Le fils du Père Duchêne : illustré, n° 3, 10 Floréal an 79 (29 avril 1871).

___________________

"Les amazones de la Seine" (v. 1870-71),
coll. Universitätsbibliothek Heidelberg.

« J'ai dit dans mon numéro précédent, que la femme incorporée étant un sujet sur lequel le fils Duchêne aimerait à s'étendre,
Il y reviendrait,
Et il y revient
Parce que j'ai pensé à une chose...
Et cette chose la voici .....
Parmi les hommes que l'on a foutus dans la garde nationale, il y a des vieux et des jeunes, n'est-ce pas?...
Les vieux forment la sédentaire,
Et les jeunes sont dans les compagnies de guerre.
Il faut qu'il en soit de même des femmes.
Et pour ça, que faut-il faire ?
Presque rien, foutre de foutre !...
Faire deux catégories distinctes.
Prendre les honnêtes femmes d'abord, qui ont des soins à apporter au ménage, des petits enfants à allaiter et à qui il serait difficile de tenir la campagne huit jours de suite.
De celles-là, il faut former la sédentaire.
Quant aux compagnies de guerre, vous allez me dire, avec quoi les formerez-vous ?...

Avec quoi, nom de Dieu !...
Mais, avec toutes ces gueuses qui se maquillent la frimousse et qui se collent des chignons gros comme une botte de foin.
Avec toutes ces gourgandines qui rodaillent sur le boulevard et empoisonnent le musc... et la société.
Avec ces drôlesses enfin qui sont le déshonneur d'une famille et d'une nation, que le règne de Badinguet III a trop favorisées et qui ont fait de Paris le plus grand lupanar de l'Europe.
Il y a là dedans de bonnes bougresses qui ne demandent peut-être qu'à se réhabiliter.
Il faut donc leur en fournir l'occasion, nom de Dieu !...
Et leur foutre quelque chose dans la main.
Un revolver ou un chassepot,
Peu importe.
Il faut sauver le pays et réhabiliter ces filles-là !
Le feu purifie tout ! pas vrai ?...
Eh bien alors....
Il faut envoyer toutes ces bougresses-là au feu !...
Et que ça ne traîne pas !
Mille tonnerres !...»

Eugène Vermersch, "Les femmes incorporées",
Le fils du père Duchêne : illustré, n° 4, 13 Floréal, an 79 (2 mai 1871).



dimanche 17 octobre 2010

"L'idée de nivellement nous répugne" (A. de Gasparin, 1869)

       Illustration parue dans Le Diable à Paris, 3e partie (1845).

« L'égalité est un terme vague, qu'il est aisé de répéter, et qu'on répète en effet sans en préciser le sens. Volontiers on se figurerait qu'il est possible d'établir une égalité complète entre les hommes. Volontiers on se figurerait d'autre part qu'aucune égalité n'existe parmi eux et que tout est à créer sous ce rapport. Double erreur, qu'il importe de signaler nettement. S'il existe des inégalités ineffaçables, nous ne pouvons songer à les supprimer. S'il existe des égalités toujours subsistantes, nous n'avons pas à les fonder. Donc le champ des modifications réalisables s'étend beaucoup moins qu'on ne le croit et surtout qu'on ne le dit. Il est borné d'un côté par la vaste région des inégalités nécessaires, et de l'autre par la région plus vaste encore des égalités indestructibles.

Ceci est bien simple, et pourtant trop oublié. Or, il résulte de cet oubli que la question n'est pas seulement obscurcie, mais envenimée. Les champions de l'égalité s'irritent, quand ils aspirent à tout niveler et qu'ils s'aperçoivent que leurs plus énergiques essais se brisent contre l'impossible. Les discussions seraient à la fois éclairées et apaisées, si nous savions que nombre d'inégalités sont naturelles et qu'il faut en prendre notre parti, si nous savions en outre que nombre d'égalités sont non moins naturelles, qu'elles sont essentielles à l'humanité, qu'il ne nous est donné ni de les fonder ni de les détruire, et qu'elles ont une valeur immense. Notre patrimoine d'égalité est grand, messieurs, et ce que nos efforts pourront y ajouter est peu de chose en comparaison de ce que nous possédons tous, nécessairement et partout, en notre seule qualité d'hommes.

[…] Je prends au sérieux le mot nécessaire ; les inégalités nécessaires, ce sont celles que toute organisation sociale, quelle qu'elle soit, se sent forcée d'accepter.

Telle est l'inégalité qui existe entre les hommes et les femmes, les inégalités, devrais-je dire, car il y en a deux : si la femme est inférieure à l'homme en certaines choses, elle lui est supérieure en certaines autres ; chaque sexe est supérieur dans l'accomplissement de la mission qui lui est propre. Aussi s'agit-il plutôt ici de diversité que d'inégalité. Nos réformateurs à contre-sens ne remarquent point cela : ils nous démontrent gravement que la femme a autant d'esprit que nous. La belle trouvaille ! Il y a longtemps, je pense, que nous nous en sommes aperçus. Il faut autant d'esprit, ce me semble, pour remplir la mission spéciale et magnifique de la femme, que pour s'acquitter du rôle réservé à l'homme. Reste à savoir si en fabriquant des femmes-hommes d'abord et des hommes-femmes ensuite, nous aurons fait deux chefs-d'œuvre. Abolir ces deux inégalités-là, ce serait accomplir un médiocre progrès.

Il s'agit en ce moment, on nous l'annonce de tous côtés, de mettre au monde la femme électeur, la femme député, la femme orateur, la femme ministre, la femme préfet, la femme conseiller d'État, c'est-à-dire la femme dépouillée du charme féminin, la femme exposée aux froissements grossiers, la femme sans retenue, la femme qui se produit en public, qui harangue, qui contredit, qui gouverne.

Pauvres femmes ! Ceux qui prétendent les grandir ainsi ne savent donc pas qu'ils les abaissent, qu'ils les privent de l'influence qui vaut mieux que l'autorité, qu'ils en font des hommes manqués, des hommes de second ordre et décidément inférieurs ?

II est vrai que, par compensation, on ne tardera pas sans doute à nous relever, nous aussi, de notre infériorité sous d'autres rapports. Nous aurons notre tour dans les plans de ces réformateurs ingénieux. Si leur galanterie a commencé par le beau sexe, ils ne sauraient oublier toujours le sexe laid. Sommes-nous incapables de débarbouiller les marmots, de diriger le ménage et de surveiller le pot-au-feu ? Pourquoi l'empire du home et l'éducation des enfants ne nous écheraient-ils pas, le jour où nos gracieuses compagnes monteront à la tribune et gouverneront l'État?

Ceci, messieurs, est plus sérieux qu'on ne le croit, et je me reprocherais d'en rire. Assurément les deux inégalités dont je parle résisteront aux efforts des niveleurs, aucune inégalité nécessaire ne peut périr ; mais les attaquer est déjà un mal, un grand mal. Il en résulte un trouble profond, et la cause de l'égalité n'a rien à gagner, bien s'en faut, à ces tentatives qui la discréditent. Inclinons-nous devant l'inégalité nécessaire des femmes vis-à-vis des hommes, et devant l'inégalité non moins nécessaire des hommes vis-à-vis des femmes. Plus nous respecterons ces différences providentielles, mieux nous serons placés pour attaquer d'autres différences qui n'ont rien de providentiel, que les lois ont établies et que l'équité réprouve. L'égalité a sous ce rapport plus d'un progrès à accomplir, et plus d'un article de nos codes montre clairement que les législateurs avaient de la barbe au menton.

Abolissons les privilèges injustes ; mais n'essayons pas de fonder la fausse égalité. Nul n'y gagnerait, et les femmes moins que personne. S'il y en avait ici, je suis sûr qu'elles m'approuveraient hautement; elles repousseraient comme une insulte la dégradante égalité dont on prétend les affubler. Elles sentiraient tout ce qu'il y a de respect pour elles dans l'énergie avec laquelle nous maintenons une inégalité nécessaire.

Il en est d'autres que personne ne contestera, cela est certain, parce que leur nécessité a le caractère de l'évidence absolue. Les inégalités fondées sur la différence des sexes se laissent discuter, bien qu'elles ne se laissent jamais abolir ; mais essayez de mettre en question les inégalités fondées sur la beauté, sur la force, sur la taille ! Je suis laid et vous êtes beau ; je suis faible et vous êtes fort ; je suis petit et vous êtes grand ; ces différences peuvent être plus ou moins importantes, en tous cas elles sont indestructibles. Nous n'y pouvons rien, nous n'y changerons rien. Cela est ainsi; les uns ne sont pas traités comme les autres, et chacun ira jusqu'au bout avec le lot qui lui est échu. […]

Oui, je l'affirme, messieurs, et sans crainte d'être démenti par vous, l'idée de nivellement nous répugne. Nous semblons prévoir, dès qu'on nous en parle, que, pour mettre de niveau ce qui diffère par tant de côtés, il faut estropier le genre humain. Avec des caractères inégaux, avec des organisations inégales, avec des intelligences inégales, avec des moralités inégales fonder l'égalité absolue, prendre des paresseux, des prodigues, des vicieux, des abrutis, et leur assurer la même situation qu'aux laborieux, qu'aux économes, qu'aux honnêtes, qu'aux intelligents, cela suppose un déploiement de violences, une mutilation de la destinée, une négation de la liberté, dont la pensée seule donne le frisson. »

Comte Agénor de Gasparin, L’Egalité, Paris, Michel Lévy frères, 1869.

______________________
Note : discours prononcé à Genève au cours de l’hiver 1868-69.

mercredi 22 septembre 2010

"Les femmes... quoique traitées avec égard... sont considérées comme une propriété" (N. Perrin, 1842)

"Femmes de Kaboul" par James Rattray (vers 1840).


« Les Afghans achètent leurs femmes. Cette habitude est reconnue par la loi musulmane et commune dans la plus grande partie de l'Asie ; le prix varie chez les Afghans suivant la fortune du mari. Le résultat de cette coutume est que les femmes, quoique traitées avec égard en général, sont, en quelque sorte, considérées comme une propriété. Un mari demande le divorce sans être obligé d'alléguer des motifs ; mais la femne ne peut quitter son mari. [...]

L'âge ordinaire pour le mariage, dans l'Afghanistan, est de vingt ans pour les hommes, et quinze ou seize pour la femme. Les hommes à qui leur état de fortune ne permet pas d'acheter une femme restent quelquefois jusqu'à quarante ans dans le célibat ; et on voit des femmes ne se marier qu'à vingt-cinq ans. Par contre, les riches contractent quelquefois des unions avant l'âge de puberté. Les citadins se marient aussi très-jeunes, et les Afghans orientaux unissent des jeunes gens de quinze ans à des filles de douze, et même plus tôt quand leur état de fortune le permet. Chez les Afghans occidentaux, le jeune homme ne se marie guère avant l'époque de son entier développement, et seulement quand la barbe orne son menton. [...]

La condition des femmes varie avec leur rang ; celles des classes supérieures de la société vivent dans une retraite complète, mais elles jouissent de tous les agréments, de tous les raffinements du luxe que leur position de fortune permet. Celles de la classe pauvre s'occupent des détails du ménage et vont chercher de l'eau. Dans les tribus les moins avancées en civilisation, elles secondent leurs époux dans les travaux du dehors. La loi musulmane permet au mari de châtier sa femme, mais l'emploi des moyens de rigueur serait pour un Afghan peu honorable.

Les dames de la classe élevée savent lire pour la plupart et, à quelques-unes, la littérature n'est pas étrangère. D'un autre côté, il est peu décent pour une femme de prendre la plume parce que son talent peut lui offrir des moyens de correspondre avec un amant. Il n'est pas rare de rencontrer parmi elles des caractères supérieurs et il s'en trouve qui dirigent totalement leurs époux.

Les femmes des villes sortent enveloppées dans de grandes couvertures blanches qui descendent jusqu'aux pieds et cachent complétement leur figure ; mais elles font en sorte de se laisser voir à travers les mailles d'un réseau pratiqué dans le capuchon blanc qui couvre leur tête. Ce vêtement est adopté par les femmes de condition lorsqu'elles sortent, et comme elles montent alors à cheval, elles chaussent une paire de larges bottes de coton blanc qui dissimulent les formes de la jambe. Elles voyagent aussi dans des kedjaouas ou paniers placés de chaque côté d'un chameau et qui sont assez commodes pour leur permettre de se tenir dans la position horizontale ; mais alors on jette sur elles une grande couverture et la chaleur risque de les asphyxier.

"Femme de Kandahar", par James Rattray (v. 1840)

Telle est la condition des femmes dans les villes ; celles de la campagne sortent sans voile, et la seule réserve à laquelle elles soient soumises dans leur camp ou village est celle qui est imposée par l'opinion générale, qui leur refuse la faculté de se trouver avec des personnes de l'autre sexe. Aperçoiventelles un homme qu'elles ne connaissent point particulièrement, elles se couvrent immédiatement la figure; elles n'entrent jamais dans le saion de leur maison s'il s'y trouve un étranger ; mais elles mettent de côté ces précautions avec les Arméniens, les Persans ou les Hindous, qu'elles comptent pour rien. En l'absence de leur mari, elles reçoivent les hôtes avec tous les égards requis de l'hospitalité.

Toute personne qui connaît la nation afghane fait l'éloge de la chasteté des femmes de la campagne, et surtout de celles des pasteurs. La prostitution ne se rencontre que dans les villes, et encore y est-elle rare, surtout dans l'ouest. La fréquentation des filles publiques compromet; mais leur habitude de la société, la politesse de leurs manières, les artifices auxquels elles ont recours pour fasciner les regards, ont un tel charme, que la faculté dont on jouit, d'avoir le nombre de femmes et de concubines qu'on désire, n'est pas toujours suffisante pour détourner les hommes opulents de leur société.

Les Afghans sont peut-être le seul peuple de l'Orient chez lequel j'ai reconnu le sentiment de l'amour tel que le comprennent les Européens. »

Narcisse Perrin, L'Afghanistan, ou description géographique du pays théâtre de la guerre, Paris, Arthus-Bertrand libraire, 1842.  

dimanche 20 juin 2010

"L'habitude du cigare... modifiera... la race, le caractère et l'esprit français" (Dr L. Véron, 1856)

"Une bonne pipe avant la messe", lithographie Pellerin à Epinal, 1862.

« Nous avons emprunté aux mœurs de l'empire l'habitude de fumer. Un de mes anciens professeurs, le père Boyer, fumait une pipe tous les soirs après dîner ; mais l'usage du cigare et même de la pipe est aujourd'hui une habitude de tout le monde. L'enfant fume, on fume au collège malgré toutes les défenses ; un élève de quatrième me racontait qu'à défaut de tabac, ses camarades raclaient la semelle de leurs souliers, enveloppaient ces raclures dans du papier fin, et se trouvaient très-heureux de fumer de pareilles cigarettes. Les vieillards et beaucoup de femmes fument. On fume en travaillant, en écrivant, en buvant, en mangeant, en jouant et surtout en causant ; on fume chez soi, on fume dans certains lieux publics, on fume à pied, à cheval, on fume le matin, on fume le soir, à toute heure de la journée, même la nuit. On sert souvent des cigares à table au milieu des plats de dessert. Je suis entouré de fumeurs qui ne brûlent pas moins de douze, quinze ou vingt cigares par jour. On n'a pas encore complètement emprunté les mœurs du soldat, on ne chique pas encore.

Le cigare et la pipe ont sur notre économie une action qu'on ne peut contester. L'habitude du cigare en crée le besoin : il en est du cigare comme de l'opium, comme du vin, comme de l'eau-de-vie, comme de l'absinthe pris en grande quantité. Celui qui mange de l'opium ne peut plus s'en passer, de même que l'ivrogne ne peut se guérir de ses excès de vin, d'absinthe et d'eau-de-vie. Je conclus de ce fait que le cigare exerce une action vive et profonde sur tout l'appareil digestif, et, plus encore, sur tout le système nerveux. Cette action puissante ne peut être que délétère. Les "digestions ne peuvent plus s'accomplir qu'à l'aide de cet excitant; l'usage immodéré du tabac produit certainement sur le système nerveux des organes des sens, sur le système nerveux des fonctions organiques, une excitation suivie bientôt d'affaiblissement et d'adynamie.

Il est certain que les maladies de la moelle épinière sont aujourd'hui plus fréquentes que jamais. Royer-Collard, qui a succombé à cette maladie, et qui fumait beaucoup, n'innocentait pas le cigare du mal dont il souffrait. Le comte d'Orsay mourut aussi d'une maladie de la moelle épinière. Cette mort causa sur un grand personnage de ses amis une vive impression. Le docteur Bretonneau (de Tours) fut appelé. Ce grand personnage se plaignit de fatigues dans les membres, d'énervation. Le docteur Bretonneau répondit : "Vous devez fumer douze ou quinze cigares par jour, fumez moins, abstenez-vous, si vous le pouvez encore, de la pernicieuse habitude du cigare, et vous ferez cesser tout cet ensemble de symptômes de faiblesse et d'énervation."

L'habitude du cigare, si universellement répandue en France, et contractée parmi nous dès l'enfance, modifiera assurément, dans l'espace d'un certain nombre d'années, la race, le caractère et l'esprit français. C'est d'ailleurs un trait qui révèle les penchants des temps nouveaux que cette passion insensée dont nous nous sommes pris pour le cigare ; le désir de jouissances nouvelles nous pousse aujourd'hui, hommes et femmes, à tous les ridicules et à tous les excès. »
Dr Louis Véron, Mémoire d’un bourgeois de Paris, vol. 1, Paris, Librairie nouvelle, 1856.
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Lithographie extraite de : L'Art de fumer, ou la Pipe et le cigare, poème en trois chants, suivi de notes,
 par Barthélemy, Paris, Lallemand-Lépine, 1844.

« Il est écrit dans les lois... de la nature que le cigare doit contribuer au bonheur de l'homme en général et de l'étudiant en particulier. […]

Tous les étudiants fument, mais tous ne fument pas de la même manière. Il existe une foule de nuances dans toutes ces nuées tabacales qui planent sans cesse comme des nuages au-dessus du quartier latin. Il est des degrés dans le tabac tout comme dans le crime — sans autre comparaison.

Le jeune étudiant qui débute dans le Code civil (titre premier, jouissance des droits civils) commence par jouir de ses droits de citoyen en achetant un cigare de quatre sous, le plus gros et le plus noir qu'il peut trouver; — mais, hélas ! les effets les plus prompts et les plus déplorables prouvent au néophyte que le tabac n'est pas seulement une plante narcotique ! Aussi est-ce avec un air d’envie que l'apprenti-fumeur admire les exercices de l'étudiant de septième année, qui fume vingt-trois cigares dans sa journée!

Jugez de la stupéfaction du novice, quand il voit son maître fumer par le nez, — et même par les oreilles! Le jeune adepte-fumeur est obligé d'aller graduellement, et de se mettre d'abord aux petites cigarettes formées avec des feuilles de rose, ou autres plantes qui n'ont pas une action directe et immédiate sur le cœur et sur l'estomac. C'est humiliant, mais c'est de rigueur ! Quand l'étudiant arrive vers l'article 390, qui traite de l’émancipation, il se risque à se lancer dans le véritable cigare de la régie. Et une fois, qu'il arrivé à l'article 488, qui déclare formellement qu'à vingt-et-un ans on est capable de tous les actes de la vie civile, notre jeune Français achète décidément une pipe, qu'il s'occupe à culotter avec tous les soins que mérite ce travail important.

Bref, à mesure que l'étudiant avance dans le Code civil, il découvre quelque nouvelle manière d'employer le tabac; et s'il n'est pas encore arrivé à le mâcher, à l'instar des marins et des tambours de la garde nationale, c'est que le Code civil n'a que 2,281 articles, —et c'est fort heureux ! Qu'on dise encore que l'étude du Code civil ne même à rien ; vous voyez que cela conduit à passer au moins bachelier en cigares et licencié ès-pipes.

L'étudiant en médecine prend ses degrés bien plus promptement encore que l'étudiant en droit, attendu que les études si elles anatomiques, ont un charme, n'ont pas du moins celui de charmer l'odorat, et le tabac remplace avantageusement l'eau de Cologne. Aussi l'étudiant en médecine, obligé de se parfumer presque du matin au soir, méprise-t-il souverainement le charlatanisme du cigare, bon tout au plus pour des rhétoriciens ou des femmes de lettres! Ce qu'il lui faut, à lui, c'est une bonne et vaste pipe, qui engloutisse dans ses larges flancs un demi-kilogramme de tabac de caporal.

Avec un ustensile pareil on peut fumer tranquillement depuis le déjeuner jusqu'au dîner, et quelquefois même le déjeuner et le dîner sont-ils compris dans cette pipe monstre, — surtout du 20 au 30 de chaque mois, quand les fonds sont excessivement rares, et qu'on n'a plus crédit que chez les marchands de tabac. C'est une manière de prendre ses repas en reniflant !

Dans toute fête donnée par un étudiant, le cigare joue le premier rôle ; très-souvent même ; il arrive qu'il joue tous les rôles, et qu'il compose à lui seul les diverses classes de rafraîchissements. Aussi, en général, les dames et demoiselles qui fréquentent ces soirées nocturnes ont reconnu la nécessité de se familiariser au moins avec le cigare, et toute étudiante pur-sang fume son petit cigare de manière à faire envie aux femmes de lettres les plus célèbres.

Les lionnes du quartier latin ont aussi admis en principe d'hygiène que le tabac est excellent pour la conservation des dents ; seulement, au lieu de s'en frotter légèrement les gencives, elles le fument complètement : voilà toute la différence. — Mais le gouvernement n'y trouve rien à redire, — au contraire! […] »

Louis Huart (1813-1865). L'étudiant. Paris, 1850.

vendredi 18 juin 2010

"Les femmes socialistes ne sont pas encore mortes sous le ridicule..." (Alex. Dumas, 1849)


Honoré Daumier, "L'émancipation des femmes par des femmes déjà furieusement émancipées", lithographie parue dans Le Charivari, 12 octobre 1848 (série : Les Divorceuses).


« Les femmes socialistes ne sont pas encore mortes sous le ridicule. Elles vivent encore, elles se réunissent encore dans des banquets. Nous en avons eu un aujourd'hui à la salle de la Fraternité, rue Martel, où tout s'est passé d'une façon assez froide. Le petit nombre de convives semblait causer quelque désappointement aux organisateurs, qui avaient sans doute compté sur les affiches placardées dans les divers quartiers pour augmenter ce nombre.

La salle n'avait reçu aucune décoration supplémentaire à l'intérieur ; mais à l'extérieur de la porte d'entrée on voyait de chaque côté une affiche bleue faisant un appel aux électeurs en faveur d'une candidature pour la prochaine Assemblée législative : cette candidature d'une espèce nouvelle est celle de Mme Jeanne Deroin, l'une des dames socialistes qui avaient organisé le banquet. Voici la circulaire électorale :

« Aux électeurs du département de la Seine.

Citoyens, je viens me présenter à vos suffrages par dévouement pour la consécration d'un grand principe : l'égalité civile et politique des deux sexes.

C'est au nom de la justice que je viens faire appel au peuple souverain contre la négation de principes qui sont la base de notre avenir social.

Si, usant de votre droit, vous appelez la femme à prendre part aux travaux de l'Assemblée législative, vous consacrerez dans toute leur intégrité nos dogmes républicains : liberté, égalité, fraternité, pour toutes comme pour tous.

Une Assemblée législative entièrement composée d'hommes est aussi incompétente pour faire les lois qui régissent notre société, composée d'hommes et de femmes, que le serait une Assemblée composée de privilégiés pour discuter les intérêts des travailleurs, ou une assemblée de capitalistes pour soutenir l'honneur du pays.

JEANNE DEROIN, Directrice du journal L'Opinion des femmes. »


Nous nous bornons à reproduire celle circulaire ; les électeurs la jugeront. Revenons au banquet. Une autre dame socialiste qui ne s'est pas encore, que nous sachions, présentée aux suffrages des électeurs, a porté le premier toast : Aux souffrants ! M. Hervé a porté un autre toast : A l'hospitalité ! Dans ses développements, faisant allusion aux désirs d'affranchissement des femmes socialistes, il a dit : "Que les femmes nous laissent faire, qu'elles ramassent les blessés qui resteront sur le bord du chemin ; leur lâche est assez belle. Le prolétaire n'est pas affranchi, la femme ne doit venir qu'après ; qu'elle attende, son heure viendra." II s'est élevé aussi contre l'expulsion de France du quelques étrangers.

On a entendu ensuite les toasts suivants : par M. Jean Macé, au respect de la dignité humaine ! par Mme Brasier : à la Pâque ! en mémoire de celui qui mourut sur la croix pour racheter le monde ! à la Pâque des travailleurs ! à la communion de l'intelligence ! Frères et sœurs, communions avec l'humanité, mais de cœur et non de bouche seulement. A la Pâque, banquet de tous, fête d'égalité, premier signe des temps pour les socialistes !

Mme Jeanne Deroin, candidat à la députation, a porté un toast à l'avènement social de la femme ! Elle a cherché à réfuter l'un des précédents orateurs, et s'est élevée contre les questions d'inopportunité et d'ajournement qu'on oppose toujours à la femme quand, après avoir vu transformer son esclavage en servitude, elle demande son affranchissement. La femme doit marcher avec les hommes comme citoyenne ; si elle demande à agrandir le cercle de ses devoirs, ce n'est pas par une pensée mesquine, pour une question personnelle ; il ne s'agit ni de mariage ni de divorce, mais d'une grande question politique.

Mme Jeanne Deroin, après être entrée dans quelques développements sur le dernier paragraphe de sa circulaire électorale, a terminé en disant qu'on avait commis une grande faute, en février, en ne prononçant pas l'affranchissement de la femme. "Vous avez crié alors, a-t-elle ajouté, après ceux qui voulaient garder leurs privilèges, et vous faites tout ce qui dépend de vous pour garder les vôtres ! La femme est une amie ; elle protège sans l'opprimer l'enfant qu'elle élève, et vous, vous ne voulez accorder aucune protection à la femme !..."

M. Gamet a répondu a Mme Deroin ; il a déclaré qu'en sa qualité d'homme il ne pouvait accepter la responsabilité qu'elle voulait faire peser sur la société ; il s'est livré à une courte, mais assez mordante digression sur un certain nombre de femmes qui, donnant plein essor a leurs penchants naturels, ne s'occupent nullement d'affranchissement ni de politique, mais passent des semaines entières pour savoir quelles toilettes elles mettront pour écraser ou éclipser madame une telle.

Le torrent des folies de ce siècle n'est pas encore passé ! Il y a des femmes pour assister à ces banquets, des femmes pour prononcer des discours, des compères pour leur répondre ; et tous ces gens-là se couchent contents le soir, croyant sans doute avoir remué le monde. Où sont les mots qui expriment le dégoût, le mépris, avec le plus de virulence, pour les jeter à la tête de ces mégères échappées du foyer domestique ou plutôt des cabanons de Bicêtre ! »

Alexandre Dumas, Le Mois. Revue historique et politique jour par jour de tous les événements qui se produisent en France et à l’étranger depuis Février 1848, 2e année, n° 17, 1er mai 1849.