Affichage des articles dont le libellé est commerce. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est commerce. Afficher tous les articles

vendredi 21 janvier 2011

"Notre goût est-il incompatible avec le goût chinois ?" (N. Rondot, 1847)

Marchand chinois photographié avec sa femme
à la fin du XIXe siècle en Birmanie. Coll. British Library.

« L'industrie variée de la ville de Reims, productrice d'étoffes légères, avantageuses de prix et de qualité, avait paru devoir être l'une des favorisées, dans le cas où des débouchés s'ouvriraient à nos importations dans l'extrême Orient. Les faits que nous avons constatés ont confirmé ces prévisions, et les observations que nous avons consignées prouveront la possibilité de placer avec plus ou moins de succès les articles de cette fabrique en Chine et dans les colonies espagnoles, anglaises et hollandaises de l'Archipel indien.

L'une des premières conditions de réussite des articles destinés à l'exportation, c'est d'être exécutés dans les manufactures spéciales par des fabricants habitués à produire des étoffes similaires et dont l'expérience est une garantie de succès. Il arrive trop souvent, ou que l'on achète, sans souci des exigences de la consommation étrangère, des tissus établis suivant les goûts et les nécessités de la toilette française, ou que l'on ne se préoccupe nullement des habitudes de travail des ateliers auxquels on confie l'exécution des assortiments. Dans le premier cas, qui est le plus fréquent, on jette sur les marchés des Indes et des Amériques des marchandises qui ne sauraient y convenir, et qui y sont inévitablement rebutées et sacrifiées. Dans le second cas, on arrive à livrer des produits à peu près conformes aux types proposés, mais dont la laine, le montage, le tissage et presque toujours les apprêts laissent à désirer ; de là une cause non moins réelle de dépréciation. Nous avons constaté, dans les colonies françaises, hollandaises et espagnoles des mers de l'Inde et de la Chine, ces regrettables erreurs ; nous ne saurions donc trop conseiller à nos négociants, à ceux qui veulent loyalement remplir les ordres de leurs correspondants ou préparer des expéditions, de s'adresser aux foyers spéciaux des différents genres de lainages, et de ne pas provoquer par leurs commandes des déplacements ou des changements de fabrication. […]

Sans doute la toilette chinoise ne subit pas comme la nôtre la fantaisie de la mode ; la génération actuelle s'habille à peu près comme celle qui l'a précédée il y a dix siècles, et les traditions nationales, les lois somptuaires, les prescriptions des livres des rites, imposent à toutes les classes la rigoureuse observance des coupes, des couleurs et des ornements des vêtements. On exagère cependant la fixité des habitudes en matière de toilette ; les formes, et non point les étoffes, sont déterminées et consacrées par l'usage ; celles-là sont immuables, mais celles-ci peuvent être changées et varient en effet. […]

Si la Chine devait rester longtemps encore aussi immuable qu'elle l'a été pendant tant de siècles, il faudrait renoncer à nos espérances ; mais elle a déjà effectué dans ces dernières années quelques modifications dans ses coutumes. Ses affaires avec la Compagnie des Indes l'ont amenée à l'usage de nos étoffes de laine, et un contact continuel avec les étrangers l'habitue à nos produits et tend à les lui faire adopter. Suivant des négociants expérimentés de Canton, la flanelle est destinée à entrer, dans un temps plus ou moins éloigné, dans l'habillement des Chinois du littoral du Sud et du Sud-Est, et sa consommation serait déjà assez importante, si elle n'avait la concurrence de la finette américaine et du molleton de coton japonais. […]

Les Chinois se décideront-ils jamais à adopter dans leurs costumes et dans leurs ameublements les étoffes variées désignées en France par le nom un peu ambitieux de nouveautés ? Accepteront-ils nos dessins et nos combinaisons de nuances ? En un mot, notre goût est-il incompatible avec le goût chinois ?

S'il ne s'agissait ici que de satisfaire à un mouvement de curiosité, nous nous abstiendrions de toute recherche ; mais la question que nous posons a un caractère et un but essentiellement pratiques ; elle veut donc une solution, que nous avons essayé de trouver.

Les dessins qui couvrent ou constituent les tissus de Reims peuvent se diviser en quatre classes : 1° les rayures droites, diagonales ou flexueuses, les côtes-lignes, les carreaux à filets simples et les damiers ; 2° les dispositions quadrillées et écossaises variées à l'infini; 3° les mouchetés, les treillis lins et légers, les semis de fleurettes, de pois et de croisettes, etc. ; 4° enfin, les ramages, les fleurs, les lianes et tous les sujets à fond couvert.

De ces genres, celui dont l'adoption a été la plus générale chez nous est sans contredit l'écossais ; il semble que l'on ait épuisé, pour obtenir des effets nouveaux, toutes les combinaisons possibles de ligues, de rayures et de carreaux, et on les a diversifiés par des ombrés, des diversions de tissu, des jaspures et des oppositions de couleurs souvent originales. Que ce travail fût appliqué à des coatings, à des mérinos ou à des mousselines, peu importait aux Chinois ; ils le regardaient à peine, et plus d'une fois des marchands de Canton offrirent pour certaines tartanelles un prix avantageux, à la condition qu'elles ne seraient pas couvertes de quadrillés écossais. La vente de tout article façonné de la sorte est réellement impossible. […] Quelques Chinois éclairés, qui se rendent familiers les usages et les goûts européens, ont pensé à adopter pour les ameublements celles des dispositions qui leur plaisaient le plus. Ils avaient choisi, parmi les échantillons, des écossais qui devaient être affectés à une double destination ; les uns, en tartan léger, auraient recouvert des coussins de sièges ; la répétition de 40 centimètres au carré environ devait être entourée d'une double bande à filet qui eût servi de bordure; les autres, en mérinos ordinaire, étaient pour tentures et fichus de tête ; ces derniers devaient imiter les mouchoirs hong-ki-poun fabriqués dans les environs de Canton.

Les rayures et les damiers n'ont pas eu plus de succès que les écossais, et, à Canton comme à Chang-Hai, on a manifesté pour eux une antipathie singulière. On les a partout rejetés ; il a suffi de la présence d'une côte-ligne dans une disposition pour amener la dépréciation d'articles d'ailleurs excellents. Cette répulsion a d'autant plus lieu d'étonner que les Chinois fabriquent eux-mêmes des étoffes en coton à carreaux grands et petits et à mille raies quadrillées. Ils n'aiment pas non plus les fonds unis mouchetés, résiliés de linéoles, finement zébrés, guillochés ou semés de pois, de fleurettes, etc. Ce qu'ils recherchent, ce sont les ramages, les enlacements de feuilles et de fleurs, les dessins qui se rapprochent de ces arabesques particulières à la Chine et qu'il serait plus juste d'appeler des chinesques. […]

Nous avons déjà établi qu'en Chine les formes seules des vêtements sont strictement maintenues ; elles sont, en effet, imposées par la loi civile, motivées et consacrées par les souvenirs historiques. La nature des étoffes a varié, les couleurs traditionnelles ont été altérées ; enfin, à l'exception des insignes et des sujets symboliques, les dessins et les ornements ont été modifiés. Le goût n'est donc pas immuable en Chine, chaque jour il y devient moins exclusif ; les ramages des mousselines lancées de Saint-Quentin, les bouquets des indiennes perses d'Alsace, les arabesques et les fleurs des damas et des vénitiennes de Rouen et de Roubaix ont obtenu les éloges des Chinois. On sait que les négociants américains, habiles à profiter du bas prix de la main-d'œuvre et de la soie en Chine, y font exécuter, d'après les dessins de Lyon et de Paris, les soieries destinées à la vente de l'Amérique du Sud et des Etats-Unis. Nous avons constaté que la plupart de ces dessins ont été adoptés par les fabricants chinois et sont aujourd'hui tout à fait naturalisés. […]

Reims ne produit pour hommes, en étoffes de fantaisie, que des tartans pour habillements du matin ou doublures de manteaux, diverses armures légèrement drapées pour pantalons, des circassiennes et des mérinos doubles pour vêtements d'été, des duvets, des cachemires et des salins pour gilets, des napolitaines imprimées et des mérinos écossais pour cravates d'hiver, etc. Pas un seul de ces articles ne peut s'appliquer au costume des Chinois.

Ce costume se compose de quatre pièces principales : le , espèce de chéong-cham, est une longue robe flottante qui se boutonne sur le côté, descend presque jusque sur le coude-pied, et dont les deux pans de devant et de derrière sont distingués par deux fentes fermées par de petits boutons ronds en cuivre estampé. Les manches sont amples et longues, mais les parements se retroussent et le pli formé par leur rabattement est maintenu par un bouton. Le collet, ordinairement rapporté, est en drap lin ou en soierie bleu-ciel. Le est le vêtement que portent les marchands dans leurs boutiques, les négociants dans leurs hongs et les dignitaires dans leurs appartements ; c'est la tenue habituelle, le costume de travail et d'intérieur. […] Le ma-koua est un surtout, une sorte de pèlerine à manches amples, qui se boutonne par devant et descend jusqu'à la ceinture. […] Le taï-koua est aussi un surtout, une pelisse, presque un paletot ; il descend jusqu'aux genoux, a de larges manches terminées en forme de sabot de cheval, et relevées, quand on est dans l'intérieur, pour ne pas gêner les mouvements des mains. Cet habillement est porté ordinairement par les dignitaires ; les négociants et les bourgeois ne s'en révèlent que les jours de fête et de cérémonie. […]

Telles sont les quatre pièces principales du costume chinois : la première est de couleur grise ou bleue (bleu clair et gentiane); la deuxième, bleu mazarin ou fleur de pensée, et la troisième, le taï-koua, est bleu foncé pourpré, pensée ou grenat riche. Les doublures sont de préférence en satin ou en damas bleu ciel. Les nuances des culottes sont variées à l'infini. Comme cette partie du vêtement n'est souvent pas visible, les Chinois en choisissent la couleur suivant leur fantaisie ; il y en a en vert-pomme, en rosé, en mordoré, en bleu ciel, en jaune paille, en solitaire, et beaucoup en vert-doré.

Ces détails prouvent l'impossibilité d'appliquer au costume des Chinois des classes supérieures et moyennes les articles de nouveauté de Reims : quant aux gens du peuple, coolies, artisans, bateliers, tisserands, trop pauvres pour acheter des lainages, ils ne consomment que des (issus de coton ; et au fur et à mesure que la brise fraîchit, que le froid devient plus rigoureux, ils se contentent de multiplier sur eux le nombre de casaques de cotonnade bleue, blanche ou brune, ou d'en endosser une ou deux ouatées de coton bombax. […]

Le costume des femmes du Céleste Empire diffère en tous points, nous l'avons dit plus haut, de celui des Européennes. Les vêtements sont montants et fermés, et les surtouts de soie, légers l'été, ouatés l'hiver, remplacent avec avantage les fichus et les châles ; l'usage de ceux-ci est inconnu et il ne faut pas espérer en donner le goût aux Chinoises. Quant aux cravates, les dames de distinction portent au cou, nouée négligemment et pendante jusqu'aux genoux, une longue et large bande roulée en soierie souple et légère, ordinairement fond blanc avec des lignes ponceau quadrillées, et garnie aux deux extrémités de bordures brochées. On pourrait leur présenter en lainage des dispositions semblables qui plairaient également. Les châles de Reims, pour la plupart, ne conviennent pas pour la Chine, au moins en vue de l'usage auquel ils sont ordinairement consacrés. »

Natalis Rondot*, « Rapport à la Chambre de commerce de Reims »,
Etude pratique des tissus de laine convenables pour la Chine, le Japon,
la Cochinchine et l’archipel indien, Paris, Chez Guillaumin & Cie, 1847.

____________
* Natalis Rondot (1821-1902) :  économiste, industriel du textile, il est attaché en mission extraordinaire à l'ambassade française en Chine, afin de négocier des traités de commerce en Asie extrême-orientale.

"La France est la seule puissance... qui n'ait aucune possession dans l'extrême Orient" (P. Douhaire, 1857)


John Arrowsmith, The London Atlas of Universal Geography, London, 1842, David Rumsey Historical Map Collection.










« Au moment où l'extrême Asie, impuissante à maintenir son isolement séculaire, a cessé d'être impénétrable, où la Chine voit sa politique ébranlée au dedans par l'insurrection, menacée au dehors par une expédition a laquelle nous prenons part, le souverain de l'empire annamite dont la dynastie doit à la France son trône se déclare l'ennemi de l'Europe et du nom français, affiche son mépris pour nous, repousse nos navires, verse à grands flots le sang de nos missionnaires, et vient de nous jeter pour défi la tête d'un évêque.

Depuis soixante-dix ans ce pays répond à nos bienfaits par des outrages ou par des crimes. Notre longanimité sert d'encouragement à une insolence, tour à tour hypocrite ou sanguinaire, que la force seule peut réprimer par un châtiment trop différé et trop mérité. "Les Français aboient comme des chiens et fuient comme des chèvres." C'est par cette phrase, devenue proverbiale, que l'ingrate dynastie de Gia Laong caractérise nos bontés et brave nos représailles. […]

En septembre 1856, M. de Montigny, chargé par le gouvernement français de négocier un traité avec l'empire annamite, fit porter à Touranne une lettre par le Catinat, commandé par M. Lelieur de Ville-sur-Arce. Les mandarins de Touranne et ceux d'Hué, la métropole, refusèrent de la recevoir. Ils se portèrent sur le rivage avec mille démonstrations de haine et de mépris. En même temps les batteries de Touranne se garnirent d'artilleurs et se préparèrent à ouvrir leur feu contre les Français. Le commandant Lelieur se contenta de faire débarquer une compagnie d'infanterie qui pénétra dans le fort, encloua soixante pièces, noya la poudre ; les mandarins vinrent alors Caire d'humbles excuses ; ils les ont renouvelées au capitaine Collier, arrivé sur la Capricieuse. Ils ont reconnu l'insolence inouïe de leurs actes et ont humblement demandé pardon au grand empereur des Français. La lettre, précédemment refusée, fut acceptée avec respect et transportée pompeusement à la capitale.

Le Moniteur de la Flotte, en rendant compte de ces faits, ajoutait ces mots : “nos relations avec les Cochinchinois sont maintenant des meilleures, et notre influence ici n'a plus rien à désirer. Nos pauvres missionnaires en profiteront, car on n'osera plus les maltraiter si facilement à l'avenir.”

Mais, selon le proverbe oriental, les mandarins n'ont fait que baiser ta main qu'ils ne pouvaient couper. Leur humiliation accrut leur fureur. A peine les pavillons français s'étaient-ils éloignés, que, comme dans des occasions précédentes, la réaction s'opéra violente. Enfin, à cette heure dernière, la nouvelle du martyre d'un évoque dominicain, monseigneur Diaz, vicaire apostolique du Tonkin central, décapité le 20 juillet dernier, à Nan-Ting, vient, en quelque sorte, sommer l'Europe de mettre un terme a cette longue série d'attentats commis contre tout ce qui vient d'elle.

La France surtout est mise en demeure d'agir. Ses missionnaires, massacrés par centaines, son pavillon plusieurs fois insulté, les répressions restées sans effets, comme de vaines démonstrations ; les commerçants vexés ou chassés ; toutes les promesses violées par des redoublements de persécution dont six cent mille chrétiens sont victimes; un traité solennel déchiré : voilà les remerciements de la dynastie annamite envers la nation qui la replaçait sur son trône par la main d'un évêque, en 1787. Tels sont les droits, tels sont les griefs de la France. Son devoir parle assez haut. L'heure est venue d'intervenir. Mais dans quelle mesure, par quels moyens?

Disons-le tout d'abord sans hésiter. Si les faits que nous avons exposés contiennent une leçon, c'est qu'une demi-mesure, une promenade militaire, un bombardement, une occupation incomplète, resteront absolument sans effet, ou plutôt auront pour effet certain d'amener, après de menteuses promesses, un redoublement de persécution. Ou bien ne faisons rien, laissons un des derniers peuples du monde tromper, insulter, frapper la France; ou bien, ayons la résolution, comme nous en avons la force et le courage, d'accomplir une conquête. Notre honneur ne parlerait pas, que notre intérêt politique nous commanderait impérieusement cette conduite.[…]

La France est la seule puissance maritime importante qui n'ait aucune possession dans l'extrême Orient. Les Russes ont au nord le Kamchatka et toute la côte de la Sibérie qui borde la mer d’Okhotsk. Ils viennent de reprendre une partie de la Mandchourie et de s'emparer de tout le cours de l'Amour. Ce fleuve immense, dont les eaux descendent de l'Altaï, dont le cours est de plus de huit cents lieues, et qui peut être remonté à une grande distance par les navires du plus fort tonnage, met en communication toute la Sibérie avec la mer de Tartarie. La politique russe convoitait depuis longtemps ce débouché précieux pour son commerce. Pierre le Grand s'en était emparé, Catherine avait été obligée d'y renoncer. Au milieu des préoccupations de la guerre de Crimée, le czar n'a pas hésité à s'en ressaisir. Cette facile conquête a porté immédiatement ses fruits ; elle a offert aux frégates russes un abri contre les forces combinées de la France et de l'Angleterre. Cet abri a été si sûr, que, malgré leur supériorité, les marines alliées ont dû renoncer a toute tentative d'attaque. Ceux-là seuls qui ont visité la partie méridionale de la Sibérie et chez lesquels se sont dissipées les idées fausses que nous nous en faisons peuvent juger de l'avenir de cet établissement.

Aux Philippines nous trouvons les Espagnols. Du jour où un peu de calme se rétablira dans la mère-patrie la marine espagnole reprendra le rang qu'elle doit occuper, et des flottes entières peuvent s'abriter dans l'immense rade de Manille et commander les mers de Chine.

Les Hollandais, avec leur persévérance inflexible, ont fait de Java la plus belle des colonies du monde. Leur marine militaire, nombreuse et bien armée, fait la police de toute la Malaisie. Ils dominent surtout un immense archipel; et les derniers journaux nous apprennent qu'ils vont ajoutera ces possessions la Nouvelle-Guinée, terre à elle seule plus grande que les Iles Britanniques.

Faut-il parler de l'Angleterre ? Tout le monde sait assez ce qu'est sa marche envahissante. Les routes de l'Inde et de la Chine lui appartiennent. Une insurrection peut bien avoir éclaté dans une partie de son immense empire; mais qui connaît l'énergie persévérante du peuple anglais ne peut douter qu'elle ne soit bientôt comprimée. Nous voyons chaque jour la Grande-Bretagne accroître ses possessions. […] Pour les Américains, la colonisation de la Californie et de l'Orégon, la possession morale des îles Sandwich, augmentent chaque jour leurs intérêts dans les affaires de l'extrême Orient. Ils ont résolu de se faire ouvrir les portes du Japon et viennent de conclure un traité avec cet empire.

Les Portugais eux-mêmes, malgré leur décadence complète, possèdent encore Macao, et nous, qui nous prétendons la première puissance maritime après l'Angleterre, et qui même supportons cette infériorité avec quelque peine, nous n'avons rien, absolument rien.

Nous entretenons une station dans ces mers. C'est sur elle que s'appuie notre influence. Mais que la guerre maritime éclate demain, que deviendraient les navires qui en font partie ? où peuvent-ils s'abriter, se ravitailler, trouver des vivres et des munitions ? Nulle part, et leur position devient précaire.

Depuis la transformation de notre marine, un établissement de ce genre devient plus indispensable encore. Il est peu de navires de guerre qui ne soient pourvus aujourd'hui de moteurs mécaniques. Dans quelques années, grâce aux mesures prises, il n'y en aura plus un seul. Mais un navire a vapeur ne peut porter avec lui qu'un petit approvisionnement de combustible, et cet approvisionnement est d'autant plus restreint que la machine est plus forte et donne plus de puissance au navire. Le charbon est peut-être maintenant plus nécessaire à la guerre maritime que la poudre. Un navire doit toujours avoir à sa portée un lieu où ses soutes vides puissent être remplies ; sans cela, il n'est plus, au bout de peu de temps, qu'un mauvais bâtiment à voiles, proie facile offerte aux croiseurs mieux approvisionnés de l'ennemi.

Il faut donc renoncer à faire flotter notre pavillon dans ces parages, si nous ne voulons pas y créer d'établissement maritime. Par suite, il faut renoncer aussi à toute influence, a toutes nos anciennes traditions politiques, à la défense de nos nationaux et de notre commerce, abandonner ce noble rôle de protecteur de tous les intérêts religieux, qui est évidemment la mission de notre patrie. […]

L'importance d'un établissement serait peut-être plus grande encore au point de vue commercial. […] … les montagnes [sont] couvertes de forêts superbes. Elles fournissent les bois de rose, de fer, d'ébène, de sapan, le santal, surtout le bois d'aigle et le calambac, qui se vendent en Chine au poids de l'or. "Les trois provinces qui constituent la haute Cochinchine possèdent, au pied de ces montagnes, d'abondantes mines de zinc, de cuivre, en exploitation. C'est de là qu'on tire la quantité considérable de zinc versé dans la circulation sous forme de monnaie. Les mines d'or, d'argent et de cuivre du Phu-yen méritent une mention particulière ; mais les produits qu'on en retire vont grossir le trésor amassé par l'empereur dans les caves de son palais" (Itier, Voyage en Chine, IIIe vol., p. 113).

Il ne faut pas oublier non plus les mines de cuivre blanc et de cuivre rouge qui sont dans les environs de Saigon, dans la province du Quang-nam et dans celle de Quang-diu ou de Hué. Dans des mains plus habiles, ces mines seraient d'un grand revenu.

"Les plaines, souvent inondées à l'époque des pluies, produisent une immense quantité de riz dont on fait double récolte, et ne coûte pas un sou la livre. On y trouve encore du maïs, du millet, plusieurs espèces de lèves et de citrouilles, tous les fruits de l'Inde et de la Chine, une grande quantité de cannes a sucre, des noix d'arec, des feuilles de bétel, du coton, de la soie de bonne qualité et de l'indigo. […] Le thé de la Cochinchine serait excellent si la récolte en était mieux soignée, et la plante nommée dinaxany ou l’indigo vert ferait à elle seule la fortune d'une colonie." (Malte-Brun, Géographie universelle, t. V, p. 380)

Est-il sous les tropiques un pays qui possède à lui seul une plus grande variété de richesses? On a envie, ce me semble, de finir, comme le père Alexandre de Rhodes, un des premiers voyageurs en Cochinchine, qui terminait une énumération semblable en s'écriant : "Et dîtes que ce n'est pas un bon pays !"

N'avons-nous pas intérêt à développer toutes les ressources de ce bon pays, surtout en considérant que, pour presque toutes les denrées que la nature y prodigue, nous sommes en général tributaires de l'étranger.

En 1856, une valeur de 22 millions de francs de riz a été achetée par nous dans l'Inde, et le commerce de celte substance alimentaire a créé l'importance d'Akiab dans le Birman, port qui n'était rien il y a quelques années. Nous achetons à l'Hindoustan pour 19,600,000 francs d'indigo, que la Cochinchine fournirait tout aussi bien et à tout aussi bon compte.

Notre production de soie, même dans les années les plus prospères, n'a jamais suffi aux besoins de notre fabrique. C'est au Levant, à l'Italie et à l'Inde que nous en avons toujours demandé le complément. Mais, dans ces derniers temps, la maladie des vers, l'anéantissement d'une partie des récoltes, nous a forcés a nous adresser a la Chine. Nos navires ont apporté à Marseille les soies grèges chargées à Shang Hai et payées non-seulement en numéraire, mais en argent seulement, parce que les Chinois ne veulent pas de la monnaie d'or. Ces achats considérables figurent au nombre des causes principales assignées à la disparition de l'argent monnayé. Ne serait-il pas de la plus extrême importance d'avoir à notre disposition un pays produisant en grande masse l'élément indispensable de l'une de nos premières industries ?

Ce qui est vrai de la soie l'est peut-être plus encore du coton. Ce sont les Etats-Unis presque exclusivement qui alimentent maintenant notre marché ; mais chacun sent l'intérêt qu'il y a pour nos filatures à ne pas dépendre uniquement de l'Amérique. On espère que plus tard l'Algérie pourra les approvisionner en partie; mais le climat de notre possession d'Afrique est moins favorable au coton que celui des tropiques, et il se passera longtemps avant que la main-d'œuvre y soit à un prix qui permette la concurrence. Les Anglais, pour se délivrer du joug commercial que l'Amérique leur impose, font de grands efforts pour développer la culture du coton dans l'Inde. Que l'insurrection se calme, et ils redoubleront ces efforts. La Cochinchine produit le coton comme l'Hindoustan; qu'elle soit française, et elle nous fournira bien vite une grande partie de ce que réclament les fabriques de Rouen et de Mulhouse. […]

Mais, pour toutes les cultures coloniales, il est une question maintenant qui domine toutes les autres : c'est celle des travailleurs. Qu'on puisse se procurer des bras a bon marché, et il est peu de points de la zone torride où l'on ne soit assuré de réussir. Nous en avons une preuve convaincante dans ce qui se passe à Bourbon et à nos Antilles. […] Le Cochinchinois, plus doux que le Malais, moins apathique que le Tagal, ne demande aussi qu'à travailler. La journée d'un laboureur annamite se paye 25 centimes, celle d'un engagé indien, à Bourbon, représente environ 1 fr. 40. La Cochinchine proprement dite et le Cambodge cochinchinois sont moins peuplés que le Tonkin, qui renferme quinze millions d'habitants, et dont les gros villages de deux à trois mille âmes se touchent.

Les bras ne feront donc jamais défaut ; mais, en fût il ainsi, l'empire d'Annam fût-il complètement inhabité, il trouverait toutes les ressources nécessaires à son développement dans le voisinage de la Chine, où la population surabonde, où l'infanticide est journalier, où souvent des milliers d’hommes meurent de faim, faute de travail. On sait avec quelle facilité les Chinois émigrent. Les Espagnols de Cuba trouvent avantage à les faire venir à grands frais pour leurs plantations. En Cochinchine, plus du tiers de ces frais serait évité, on n'aurait pas de transport à payer. Les Chinois viendraient sur leurs propres jonques, comme ils y viennent déjà, comme ils vont à Manille, Singapour et Batavia. Ils travailleraient à la tâche, comme ils en ont l'habitude et le goût; ils feraient comme à Singapour, fondé seulement en 1819, et à Penang où, en quelques années, ils ont fait disparaître la plus grande partie des forêts vierges, et créé par leur travail la richesse de ces deux iles aujourd'hui si florissantes. […]

Ajoutons qu[e la Cochinchine] a par sa position de nombreux débouchés autres que le marché français, car tous ces pays qui bordent l'océan Pacifique commencent ii s'ouvrir à la civilisation et ont de nouveaux besoins qui doivent être satisfaits. Le Céleste Empire, en ce moment, consomme la plus grande partie du sucre cochinchinois. Cette production est peu de chose actuellement ; mais qu'elle se développe, et la Chine, qui ne peut rester éternellement fermée, en prendra davantage encore. Il est à croire que la Sibérie, par l'Amour, la Californie et l'Oregon qui se peuplent avec tant de promptitude ; le Chili, seul Etat prospère de ce côté de l'Amérique du Sud, achèteront aisément ce qu'elle pourrait fournir. L'émigration anglaise, si activement conduite, transforme rapidement l'Australie, la Tasmanie, la Nouvelle-Zélande. L'île Maurice, qui produit maintenant immensément plus qu'elle ne le faisait autrefois, n'envoie plus en Europe qu'une petite partie de ses produits : elle expédie principalement dans ces nouvelles colonies. La Cochinchine est pour cela au moins aussi bien placée. Elle a, ce qui passe en première ligne dans toute cette question industrielle ou commerciale, des consommateurs assurés pour ses produits. »

P. Douhaire, « Les droits et les devoirs de la France en Cochinchine »,
Le Correspondant, t. 42, Paris, Charles Douniol, 1857.

samedi 23 octobre 2010

"Ce mot : bon marché, est d'un effet magique et irrésistible sur le chaland parisien" (E. Texier, 1853)


« Le nombre des grands magasins de nouveautés, immenses bazars où l'on trouve tout, depuis la chaussette de fil jusqu'au cachemire de l'Inde, a notablement augmenté dans les dernières années du règne de Louis-Philippe. En revanche, celui des petits magasins a diminué dans une proportion égale. Ce double mouvement mérite d'être signalé en passant. L'ouverture de grands magasins engloutissant tous les petits, ce n'est autre chose que la reconstruction d'une vraie féodalité financière et commerciale, laquelle fut au reste, en tout genre, le caractère dominant du dernier règne. Or admirez comme toutes choses s'enchaînent providentiellement ! Ceux qui ont fait ces créations dans des vues d'accaparement et de monopole ne se doutaient pas, certes, qu'ils entraient ainsi dans les voies d'association et d'avenir, et qu'ils ramenaient le commerce à ses proportions véritables. Pas n'est besoin, pour cette démonstration trop simple, de nous appuyer sur Fourier.

Le commerce rend, certes, un service réel, et qui doit être rétribué. Mais, comme il n'est qu'intermédiaire, et non protecteur véritable, il faut prendre garde que ses bénéfices et ses fonctions ne tournent au parasitisme. Or, certes, cinq cents magasins de nouveautés ne sont nullement indispensables dans Paris, et n'ont guère que le mérite d'alimenter cinq cents familles qui, cessant d'être intermédiaires, pourraient dès lors être rendues à la production véritable, au profit de tous et d'elles-mêmes. Au lieu de cinq cents magasins, vous n'en aurez plus que cinquante : à la rigueur, douze (un par arrondissement) pourraient suffire, et le public trouverait fort grand avantage dans ces vastes bazars, dont les entrepreneurs, spéculant sur une grande échelle et faisant d'énormes affaires, pourraient dès lors se contenter d'une prime presque insensible. En un mot, les prix du commerce s'approcheraient de plus en plus des prix de revient, et l'acheteur du producteur, par la réduction du nombre évidemment exagéré des entremises. Nous ne faisons pas d'utopie ; nous constatons tout simplement ce qui a déjà commencé d'être et ce qui sera. Et voilà comment les hauts barons du négoce et de la finance font tous les jours depuis vingt ans du socialisme sans le vouloir.

Déjà ce nouveau mode d'organisation commerciale porte ses fruits Arrêtons-nous à l'étalage. Parmi ce grand nombre d'objets étiquetés sous le vitrail et variant dans leur prix fixe, il en est dont le taux, dans sa modicité, vous surprendra certainement. Ces mots : GRANDE OCCASION, RABAIS PRODIGIEUX, vous frapperont de toutes parts. Vous verrez étalées des robes à vingt-cinq centimes le mètre, des foulards (tout soie) à un franc cinquante. Ce bon marché, rare en effet, peut s'attribuer à plusieurs causes. D’abord, les gros, présentement en train de manger les petits, obtiennent de ces derniers aux abois, moyennant quelque avance légère, des marchandises à vil prix : ils en achalandent leur boutique, et le public insoucieux profite de la bonne aubaine, sans s'inquiéter le moins du monde du sinistre dont il se mouche, ou du désastre qui l'habille. Ensuite, il y a certaines parties légèrement avariées, bien que le gros des acheteurs n'en puisse juger et n'y prenne aucunement garde, mais dont un connaisseur quelque peu émérite apprécierait facilement le bon marché trompeur et ses causes finales. Mais ce mot : bon marché, est d'un effet magique et irrésistible sur le chaland parisien. Enfin, il y a tels articles sur lesquels l'entreprise consent volontiers une perte… […] C’est l’annonce perfide sous les fleurs de la devanture ; c’est le puff de l’abnégation ; c’est la bagatelle de la porte pour faire stationner, et puis entrer le monde. […] Voici un spécimen de ces annonces savantes :

PARAPLUIES DEPUIS TROIS FRANCS.

Le depuis (je ne l'ai connu que depuis) étant invisible à l'œil nu, je m'avise que voilà une occasion unique de me garer contre l'orage, et, jetant un coup-d'œil sur l'état peu serein de l'atmosphère, j'entre aussitôt et je demande, avec l'autorité d'un homme qui a trois francs à dépenser, un parapluie. On m'en apporte une douzaine. Ils sont tous neufs et magnifiques : manches d'ivoire, d'ébène ou de bois sculpté ; superbes baleines, belle soie (cuite). Je suis ébahi, et j'ai besoin, pour rassurer ma conscience, de me faire répéter par l'honnête marchand le prix d'un superbe vert pomme que je caresse du regard.
— Combien donc celui-ci ?
— Monsieur, dix-huit francs. Je commence à comprendre
— Mais, dis-je en regrettant mon illusion qui fut courte, n'avez-vous pas des parapluies à trois francs ?
— Oui, Monsieur, oui, oui, sans doute, reprend le commis en souriant d'un air de bonhomie narquoise ; nous allons vous montrer cela.
— Ce disant, il m'exhibe un fafiolet sans nom, un parasol en miniature, un diminutif d'ombrelle, bon à donner dans les foires aux petits enfants en sevrage avec un moulin de papier, pour qu'ils en fassent des débris. Zéphir, tendre zéphyr, respecte un parapluie de trois francs !
— Quoi ! c'est cela ? dis-je ; ni soie, ni baleines, ni manche presque !
— C'est vrai, monsieur, mais pour trois francs !
— Ce n'était pas un parapluie, ce n'en était vraiment que l'ombre.
— Mais que j'aille seulement jusqu'au bout de la rue, je n'aurai plus rien dans les mains !
— Ce n'est peut-être pas bien solide, en effet; mais aussi, monsieur, pour trois francs !
— Tenez, Monsieur, reprend l'employé par manière de commisération et de condescendance, voulez-vous quelque chose de bon? Prenez-moi cela !
— Et il me tend le fatal vert-pomme que, vaincu par une fausse honte et par la pluie tombante, je me ruine pour acheter et que je perdrai après-demain.

Il serait long d'énumérer tous les artifices, feintes, surprises, apparentes distractions, à l'aide desquels MM. les employés en nouveauté excellent à pousser à la vente. […]

L'envie, la curiosité, la vanité, la coquetterie, et même quelque chose de plus, sont habilement caressées par ces serpents à face humaine. Ils exploitent les hommes par les femmes, et les femmes l'une par l’autre. Que milord protecteur se garde de paraître ici avec sa protégée, pour peu qu'il tienne à sa bourse, et je le soupçonne d'y tenir. Qui ose marchander pour une jolie femme ? MM. les commis ont un flair pour discerner les unions morganatiques des légitimes. Avec celle-ci, point d'affaires. Les douze arrondissements devraient élever un temple à ce treizième invisible, qui alimente le négoce. C'est lui qui les nourrit : il est le père à tous (commercialement parlant, du moins j'aime à le supposer). J'accompagnais un jour dans un de ces bazars une jeune femme qui demandait à voir une très-simple robe. Le commis s'empressa d'étaler une étoffe à dix ou douze francs le mètre. Comme il en cherchait plusieurs autres, "Je vous préviens, lui dis-je, que madame est ma sœur." Le commis rengaina ses précieux tissus, et livra ce qu'on demandait, sans plus chercher à faire l'article.

Quand une pratique féminine se montre un peu récalcitrante, on détache sur elle, à titre de renfort, un auxiliaire indispensable de tout magasin bien monté. C'est l'employé joli garçon. Ceci soit dit sans vouloir ravaler le mérite des autres : ces messieurs, j'en conviens, sont de fort jolis hommes; mais l'employé que je viens de dire est le primus inter pases. C'est l'Antinoüs du comptoir; c'est la jeune garde qui ne donne que dans les instants décisifs. Doué d'une puissance fascinatrice, l'employé joli garçon est blond ; il a la bouche en cerise, les moustaches en accroche cœur, l'œil gros et bleu à fleur de tête, l'oreille rouge, le teint fleuri ; lorgnon dans l'œil, tenue sévère de gentilhomme sans cheval. Il grasseyé et parle des Bouffes. Il est d'un effet foudroyant sur les grisettes et les rentières ; mais il lui arrive quelquefois de s'attaquer aux grandes dames, et c'est avec moins d'agrément. On a vu parfois la jeune garde enfoncée sur toute la ligne. Voici un joli mot de marquise que l'on nous conte à ce sujet. Une femme d'esprit et du monde avait pris fantaisie d'un châle ; elle ne s'était pas décidée. A quelques jours de là, elle revient, et demande à revoir son châle. Le chef de l'établissement reconnaît parfaitement la dame, et l'Apollon pareillement, qui s'exalte dans ses moustaches.
— C'est le cachemire fond vert ?
— Oui, monsieur.
— C'est celui que M. Arthur a eu l'honneur d'offrir à madame? (M. Arthur prend une pose.)
— Qu'est-ce que M. Arthur ? dit la dame intriguée.
— C'est un de nos premiers commis, un grand jeune homme blond, physique distingué, bonne tenue, manières parfaites... (Nouvel effet de gilet de M. Arthur.)
— Ma foi, monsieur, répart la dame, je sais de quelle couleur est le châle, mais je vous avoue humblement que je n'ai pris garde à celle du commis (les bras tombent des mains et le lorgnon de l'œil à M. Arthur.)
Le cachemire n'en est pas moins payé et livré pour lui-même. La jeune garde avait cru vaincre ; elle tombe à plat ; mais elle prendra sa revanche avec les lorettes. Gare aux Anglais, aux princes russes et autres Cosaques du Don.

Les magasins de nouveautés sont naturellement remplis de fort vieilles choses, et le talent par excellence est d'en écouler le plus possible, tout comme la spécialité des marchands de ces vieilleries, que l'on a nommées bric-à-brac, est de vendre, autant qu'il se peut, des antiquités toutes neuves. Chaque art a sa nécessité, et chaque métier ses exigences. Les vieilleries ou rebuts, en nouveautés, se débitent facilement aux provinciaux, voire aux Parisiens, par quelques artifices de jargon de la mise en scène. On a soin de ne les produire que dans des entresols obscurs, ou le soir, au jour éclatant, mais ambigu, de l'éclairage, et c'est peut-être pour cela qu'on les a nommés rossignols, du nom de cet oiseau terne et morne le jour, mais mélodieux la nuit. »

Edmond Auguste Texier, Tableau de Paris, Paris, Paulin & Le Chevalier, 1853.

mardi 31 août 2010

"Le congélateur, appareil à faire de la glace" (Journal d'agriculture pratique, 1846)

A gauche : la Glacière des familles de Villeneuve (modèle original) ; à droite : modèle de 1858.









« COMMERCE DE LA GLACE.

On ne se fait point une idée du développement que prend tous les jours le commerce de la glace. Il a pris les proportions d'une grande et fructueuse industrie.

La glace ne sert pas seulement à la boisson, on l'emploie encore comme agent de conservation pour une foule de comestibles que la chaleur tend à détériorer, et comme agent thérapeutique dans les maladies. Sans compter les maisons particulières qui consomment de la glace pour leur usage privé, on peut évaluer à 450, pour Paris, le nombre des limonadiers, glaciers, marchands de comestibles, fruitiers, etc., qui emploient ou débitent cette denrée. La consommation annuelle de Paris est de 12 à 15 millions de kilogrammes.

On conçoit que pour emmagasiner cette masse, il faut des entrepôts considérables. Indépendamment des glacières organisées dans les divers établissements do limonadiers, etc., il existe de grands magasins généraux situés aux abords de Paris. La plus considérable est la glacière située dans la plaine Saint-Denis, et qui a pris le nom de Glacière Saint-Ouen. Celte glacière consiste en un puits de 10 mètres de profondeur et de 33 mètres de diamètre. Elle livre à la consommation parisienne 6 millions de kilogrammes par an, au prix moyen de 15 à 20 c. environ le kilogramme. Deux autres glacières considérables sont situées, l'une à Gentilly, près des étangs connus des Parisiens sous le nom de la Glacière ; l'autre à la Villette, près du canal. Ces deux établissements en livrent près de 6 millions de kilogrammes, et le reste est fourni par des prises ou plutôt des pêches faites sur divers points, tels que les bassins des Tuileries, dont on assure que la liste civile vend la glace, de même qu'elle vend la fleur de ses orangers ; tels encore que les étangs de Montmorency et le canal Saint-Martin.

Cette pêche de glace, à laquelle on se livre avec activité pendant la saison rigoureuse, présente un coup d'œil animé et pittoresque. Les blocs de glace saisis sur la surface de l'eau avec de longs crochets, enlevés avec adresse, jetés sur la rive, sont entassés dans des tombereaux. Souvent le glaçon rebelle résiste au crochet, se dérobe, plonge et reparaît triomphant plus loin. Quelquefois le pêcheur risque d'aller retrouver le glaçon, à la grande jubilation des curieux qui, les mains dans les poches et le nez dans leur collet, font cercle au bord des bassins pour épier les accidents et s'en amuser malgré le vent et le froid aux pieds.

Mais dans les hivers trop doux, la récolte de la glace pouvant manquer, on a cherché les moyens de la fabriquer artificiellement. On avait organisé dans ce but un système de fabrication à Saint-Ouen. Les procédés employés étaient ceux d'évaporation. L'eau, amenée par des pompes au sommet de gradins en charpente, descendait en cascades par nappes minces, et, coulant lentement dans de vastes bassins isolés du sol, achevait de se congeler. On a obtenu de cette manière des masses considérables de glace lorsque la température atmosphérique était à quelques degrés de zéro. En outre, on a tenté d'alimenter la puissance congelante par des agents chimiques et par l'addition d'autres matières, telles que le salpêtre ou même simplement le sel marin. Enfin, dans des hivers où la glace manquait complètement, on a été obligé d'aller en chercher jusqu'en Norvège, sur des bâtiments du Havre.

Les Américains du nord se livrent depuis quelque temps à ce commerce, qui devient très lucratif. Ils ont trouvé le moyen de remplacer le lest de leurs vaisseaux par des blocs déglace coupés avec une parfaite régularité, arrimés avec soin et enveloppés de sciure de bois, de paille et de poussière de charbon. Ils transportent la glace de celle manière dans l'Amérique du sud et dans nos colonies des Antilles, où ils la vendent à un prix fort élevé.
Glacière des familles (dessin paru dans Le Magasin pittoresque de 1867)

 
LE CONGÉLATEUR, APPAREIL A FAIRE DE LA GLACE (1)

[…] Il faut le dire, nous manquions d'un moyen usuel, pratique et d'une telle simplicité qu'il fût à la portée de la personne la plus étrangère à la science, et c'est à la solution de ce problème qu'est arrivé M. [Villeneuve], par la création de son congélateur. […] Deux mélanges différents peuvent être employés à opérer la congélation. Le premier se compose de trois parties de sulfate de soude et de deux parties d'acide chlorhydrique. Le second se fait avec une partie de nitrate d'ammoniaque et une partie d'eau. Ce dernier mélange détermine moins rapidement la congélation ; mais, en revanche, il est moins coûteux, car il peut servir de nouveau, après qu'on lui a fait perdre par évaporation la quantité d'eau qu'on lui avait ajoutée. L'opération n'offre d'ailleurs aucune difficulté. […]

Les avantages que cet appareil promet à tout le monde en assurent à nos yeux le succès ; il sera surtout d'une immense ressource pour les propriétaires qui passent une certaine partie de l'année à la campagne, où ils sont constamment privés de glace : l'emploi du congélateur leur permettra, à l'avenir, de s'en procurer aussi souvent qu'ils le désireront. Cet appareil a été soumis au jugement de l'Académie des sciences. Une commission nommée pour l'examiner, et composée de MM. Babinet, Francœur et Pouillet, a présenté, dans la séance du 9 juin, le rapport que nous transcrivons ici:

"L'Académie nous a chargés, MM. Pouillet, Francœur et moi, a dit M. Babinet, de lui faire un rapport sur un appareil destiné à faire de la glace, et auquel M. Villeneuve, qui le présente, donne le nom de congélateur, ou glacière des familles, pour indiquer que par ce moyen on peut, en toute saison, dans toute localité, au moyen d'ingrédients d'une manipulation facile et fournis en grande abondance et à bas prix par le commerce, se procurer plusieurs kilogrammes de glace très pure et très compacte, et, si l'on veut, en même temps confectionner toutes les préparations rafraîchissantes que, dans l'art du limonadier, on appelle des glaces.

Sans rappeler ici tous les procédés que les arts ont empruntés aux sciences pour faire de la glace, procédés qui ont été plutôt proposés que pratiqués en grand , il nous suffira de dire que c'est au moyen du sulfate de soude du commerce, mélangé avec de l'acide chlorhydrique non concentré, que M. Villeneuve obtient un mélange réfrigérant capable de produire , dans son appareil, 3 à 4 kilogrammes de glace en moins d'une heure de temps et avec une dépense d'environ 2 fr. Le principe delà production du froid par le mélange de l'acide et du sel n'offrant scientifiquement rien de nouveau, il est évident que c'est par un succès infaillible à toute température que l'appareil de M. Villeneuve se recommande à l'attention de l'Académie.

On en aura une idée exacte en se figurant un cylindre creux destiné à recevoir le mélange réfrigérant, et enveloppé lui-même d'une capacité cylindrique destinée à recevoir l'eau qui devient un cylindre creux déglace par l'effet du réfrigérant intérieur. Dans le mélange même plonge un autre vase cylindrique fermé par le bas, que l'on fait tourner au moyen d'une manivelle, et qui, par des saillies convenables, agite le mélange et renouvelle les points de contact du corps réfrigérant avec ce vase intérieur comme avec le vase extérieur. Ce vase creux et fermé au fond porte, dans l'art du glacier, le nom de sorbetière. Si on le remplit d'eau, cette eau se pèle elle-même, comme l’eau environnante, et on obtient deux cylindres de glace d'environ 4 kilogrammes, l'un creux, l'autre plein. Mais si l'on veut préparer des glaces, la sorbetière, ou cylindre intérieur, est chargée avec la préparation alimentaire qui doit être glacée, et l'on opère comme avec le mélange ordinaire de glace et de sel.

L'appareil a fonctionné un grand nombre de fois devant vos commissaires, et généralement à des températures de 15 à 20 degrés centigrades, et toujours avec un succès complet : la glace était compacte, abondante, et le prix de revient était de 30 à 40 cent, le demi-kilogramme. Ce prix s'abaisse lorsque l'on opère sans trouble et que l'on ne tient pas à économiser le temps, parce qu'alors on ne renouvelle les mélanges qu'après qu'ils ont produit tout leur effet. Chaque opération, donnant 3 à 4 kilogrammes de glace, exige environ une heure de temps. L'acide et le sel se débitent à bas prix et en grandes masses dans le commerce, et n'atteignent pas 20 fr. les 100 kilogrammes.

Nous n'insisterons pas sur les usages hygiéniques et thérapeutiques de la glace, pas plus que sur son emploi comme objet de luxe et d'agrément dans les diverses préparations alimentaires ; les usages scientifiques de ce précieux produit, quand on peut se le procurer à volonté dans toute localité, ne sont pas douteux. Votre commission a surtout été frappée de l'utilité du congélateur pour les habitations isolées, les localités éloignées des glacières et les pharmacies des petites villes et bourgades. L'appareil de M. Villeneuve répond à tous les besoins et à toutes les exigences; aucun des réactifs qu'il emploie n'est classé parmi ceux dont la vente est entourée de précautions contre les accidents possibles résultant de leur distribution à des personnes inexpérimentées.

M. Villeneuve ne présente point son congélateur à l'Académie comme un appareil scientifique, mais bien comme un appareil d'économie domestique. L'Académie a déjà approuvé d'autres appareils relatifs à l'emploi de la chaleur pour la cuisson des viandes et des légumes, à la conservation des substances alimentaires, au meilleur emploi des propriétés éclairantes des corps combustibles, etc. La commission propose donc à l'Académie de donner son approbation à l'appareil de M. Villeneuve, tant sous le rapport de la congélation de l'eau que sous celui du confectionnement des glaces."

L'Académie approuve ce rapport et en adopte les conclusions. »

(1) Les Congélateurs de M. Villeneuve coûtent de 55 à 100 fr. Le dépôt est a Paris, rue des Petits-Augustin, 17.

Journal d’agriculture pratique et de jardinage (publié par les rédacteurs de la Maison Rustique au XIXe siècle), 2e série, t. III, juin 1845 – juin 1846.