Affichage des articles dont le libellé est libéralisme. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est libéralisme. Afficher tous les articles

jeudi 20 janvier 2011

"On mûrit vite par les révolutions" (E. Loudun, 1848)

La Révolution française de 1848, aquarelle de Cesare Dell'Acqua (1821-1905).
La première partie de l'article d'Eugène Loudun est à retrouver en cliquant sur le lien suivant :

« La province, il faut l'avouer, n'était pas préparée à la République : bien plus, elle en avait peur. Le mot de république ne lui représentait que la Terreur ; la République, c'était le sang et l'échafaud. Aujourd'hui, elle ne doit plus craindre ; mais on ne change pas tout aussitôt, et elle n'est pas, pour employer l'expression révolutionnaire, à la hauteur de Paris. On parle d'idées fédéralistes qui se prononceraient dans quelques départements ; si l'on entend que la province songe à scinder en Etats indépendants comme ceux d'Amérique, unis par un lien fédéral, il y a exagération. Ce qui émeut la province, et ce qu'elle veut au moins modifier, c'est la centralisation excessive, et tous les bons esprits sont d'accord avec elle. La province n'est plus ce qu'elle était il y a vingt ans : la facilité et la rapidité des communications, les voyages répétés à Paris, les courants des idées ont changé l'esprit provincial. Il n'est plus aussi routinier, il n'est plus apathique ; il se permet de juger et de censurer, et il nous juge sévèrement. Plusieurs rédacteurs en chef de journaux de province viennent d'être placés dans de hauts emplois à Paris ; c'est la preuve de son influence. Les départements ne veulent pas qu'un million d'hommes dirige complètement et toujours trente-six millions d'hommes, qu'il suffise d'un signe de la tête pour que tout le corps obéisse, et qu'un soudain mouvement de la capitale impose sa volonté à la France entière. On ne le veut pas davantage à Paris ; il n'y aura pas de fédéralisme ; elle ne sera pas détruite cette magnifique unité de la France qui nous a coûté tant de siècles, tant d'argent et tant de sang, et par laquelle nous sommes la première nation du monde ! Ce qui sera changé, c'est le système administratif ; on brisera le réseau à millions de fils des ordonnances, des arrêtés, des circulaires et des rapports qui enchaînait la province, qui arrêtait toute action, qui faisait qu'un pont ne pouvait établir une communication entre deux villes sans que tous les commis de dix bureaux eussent examiné, pesé, contrôlé, raturé, et gardé des mois entiers l'arrêté ministériel qui devait donner le mouvement et la vie à toute une population. La province n'a rien à craindre de ce côté ; la capitale l'aidera ; et, s'il était nécessaire, les députés des départements ne seraient-ils pas unanimes pour reconquérir leurs droits ?

Mais où le danger pourrait commencer, ce serait si, les élections générales étant retardées, l'ardeur magnanime qui plane sur la France allait s'amoindrir, si les intérêts mesquins qui se tassent et se rencoignent au fond des provinces, les petites personnalités des petites villes impatientes de se produire à la tribune pour être écoutées de l'univers, les ambitieux longtemps contenus et pâles d'envie, les intelligences retirées dans d'étroites spécialités, et fortes du despotisme de leurs théories, venaient à l'emporter sur de larges et généreux esprits, et arrivaient à l'Assemblée avec leurs sourdes rivalités et leurs amitiés plus dangereuses encore. Ils seraient transplantés tout d'un coup d'un sol maigre et d'un climat attiédi dans une terre brûlante et un air enflammé comme celui des tropiques ; quelques-uns, d'une nature vigoureuse, se reconnaîtraient immédiatement dans le milieu qui est propre à leur activité et à leurs nobles pensées ; mais les corps amoindris, en qui l'ardent soleil ne fait pas courir le sang plus vite, s'ils accueillaient par la froide et implacable raillerie des petites coteries le bel élan qui nous emporte, s'ils résistaient, et voulaient arrêter par leur impassibilité, ne seraient-ils pas la cause des colères et des tempêtes ? ne serait-il pas possible que les séances de l'Assemblée nationale ne devinssent des luttes où le peuple viendrait prendre sa part ? ne verrait-on pas se renouveler les invasions des hordes armées dans la Convention, et ne gouvernerait-on pas par des accès de fièvre, et à coups d'émeutes et de pavés ?

Ces craintes heureusement ne sont encore que des doutes, et nous ne les avons abordées que parce que nous avons voulu dire toute la vérité. Nous avons de justes et fortes raisons de croire qu'elles seront vaines ; on mûrit vite par les révolutions, et déjà peut-être les intérêts des petites villes rentrent dans l’ombre, et un noble tressaillement de la France annonce l'unanimité de préoccupations généreuses.

Nous ne sommes donc pas effrayé de ces occasions de trouble ; les idées qui ont pénétré la masse, et qui forment le fond de notre caractère, voilà les maux qui doivent appeler la réflexion des esprits sérieux, et unir tous les hommes de conviction, de patriotisme et d'enthousiasme, pour les combattre et les vaincre : c'est la corruption que le gouvernement déchu nous a apprise, et à laquelle il nous a habitués pendant dix-huit ans, et dont les racines ont atteint tant de cœurs nés avec les instincts du dévouement.

La république, a dit M. de Chateaubriand, est le meilleur des gouvernements quand le peuple a des mœurs ; le pire, quand il n'en a pas. Il ne faut pas croire que, parce que nous avons fait une révolution, nous ayons détruit la corruption ; elle existe non en profondeur, mais en étendue. Ils sont nombreux ceux qui avaient recueilli une oreille avide ces paroles d'un ministre de Louis-Philippe : Enrichissez-vous ! et celles-ci d'un autre homme, âme de ses conseils, M. Dupin : Chacun chez soi, chacun pour soi ! Ils vivent encore ces pères qui lançaient leurs enfants dans la vie en leur disant : Va faire-fortune ! Et on en a eu une preuve évidente par la curée éhontée à laquelle tant de gens se sont précipités dès le lendemain de la victoire. Mais, sans vouloir exciter les haines et aduler le peuple, avouons-le, cette cupidité, elle est attachée surtout à la peau de la classe moyenne ; c'est la bourgeoisie qui est le plus réellement corrompue, c'est elle qui s'est élancée vers le pouvoir et qui crie avec le plus d'ardeur : Vive la République ! Ce sont ceux-là dont il faut se garder, soit qu'ils enseignent la jeunesse au coin du foyer dans la famille, soit qu'ils prêchent hautement et publiquement à la face du peuple; ils n'emploieront plus les mêmes paroles et les mêmes moyens ; ils flatteront le peuple, mais ce seront les mêmes qui flatteraient les rois. Notre littérature, depuis quinze ans, était bien, selon le mot d'un penseur, l'expression de la société ; la plupart des hommes qui ont acquis une réputation littéraire l'ont gagnée parce qu'ils caressaient les inclinations sordides et les passions avilissantes ; ils ne songeaient pas à instruire, ils voulaient plaire ; on peut trouver dans leurs livres toutes les maximes des tyrans et les règles de corruption, qu'ils présentaient comme les moyens les plus naturels de gouverner. Ils expliquaient tout, ils excusaient tout, parce qu'ils excusaient ainsi leurs vices.

La masse de la nation, heureusement, n'est pas encore gangrenée de ces maximes désolantes ; le peuple n'a point été semblable à ces eaux souterraines qui sourdent à travers les couches inférieures, et qui pénètrent à des distances infinies; comme un violent torrent arrêté un moment, il a débordé furieux, irrésistible ; il a forcé l'obstacle, puis il est rentré paisiblement dans son lit, et il roule puissant et majestueux à travers ses bords escarpés. Cette révolution, d'ailleurs, si forte, si spontanée, a été le soudain réveil de la dignité humaine trop longtemps violentée. Retenus sous la montagne comme le Titan de la fable par trois cents chaînes d'airain, nous nous raidissions contre le poids qui nous accablait ; nous nous sommes redressés enfin, nous avons fait voler en éclats les premières couches qui enserraient le volcan, et nous voilà prêts pour les grandes actions et les grandes vertus. Cette révolution aura changé en un moment bien des âmes ; elle aura été le coup de foudre qui terrassa Saul sur le chemin de Damas ; il se releva purifié, illuminé, et il partit pour la conquête du monde au nom du Christ et de la liberté.

Nous lutterons donc avec la corruption et, espérons-le, nous en triompherons. En sera-t-il de même d'une idée qui plaît à l'esprit par une spécieuse apparence de justice, l'idée d'une égalité complète, illimitée ? Notre société est fondée sur le droit populaire, sur le principe de liberté ; mais, dans l'ignorance de la distinction des droits et des devoirs, quelques-uns ont cru que la liberté c'était l'égalité : erreur de grands esprits du siècle dernier ! Autant la liberté est naturelle à l'homme, autant lui est impropre l'égalité ; si Dieu avait créé l'égalité, il aurait créé l'unité, et le monde eût été Dieu ! Aussi le principe de l'égalité est-il de l'école des panthéistes. Il va apparaître , et des clubs retentissent déjà de leurs doctrines, des hommes qui, pendant quinze ans, ont rêvé dans la privation, le malheur ou les prisons, de chimériques institutions, qui trouvent que nous ne faisons rien encore, qui apportent les fumées d'une imagination sans cesse appliquée à un même objet, et qui en demandent la réalisation impossible. On périt vite parles excès, et les excès arrivent vite en révolution. Ce sera la tâche du peuple et du gouvernement à la fois de découvrir et de montrer les excès et l'injustice de ces prétentions isolées ; ce sera au bon sens du peuple de comprendre qu'il dira une vérité celui qui, ne s'aveuglant pas dans l'orgueil de ses systèmes, reconnaîtra qu'il n'est point l'égal des plus âgés, des plus intelligents, des plus vertueux, de sera la part de la sagesse du gouvernement de s'adresser au peuple avec une austère franchise, de poser les principes de ses devoirs à côté de ses droits, de proclamer que la révolution n'a pas été faite pour une partie, pour les ouvriers seulement, mais pour les bourgeois et les nobles, les riches et les prêtres, qui sont aussi le peuple, et que, si nous avons conquis la liberté, elle doit appartenir à tous.

C'est ici que commence l'obligation du gouvernement, et déjà, par une volonté de Dieu peut-être, il se trouve qu'il a peu fait encore ; il s'est appliqué à des détails, il n'a pas touché à de grandes choses ; il a compris qu'en tout, dans la nature, dans l'homme, dans les institutions, il y a trois temps d'action : le commencement qui prépare, le milieu qui mûrit, et la fin qui complète ; que les hommes forts sont les seuls patients, et qu'il ne faut pas changer trop vite si l'on veut la durée : Tempora tempore tempera.

Ce n'est pas tant des lois qui nous sont nécessaires que l'exposition des devoirs, et ces devoirs il les faut présenter, non en homme qui les pose en avant de lui comme des barrières, mais parce que c'est la vérité, et qu'il faut dire la vérité. Il faut que le gouvernement dise au peuple : voici vos devoirs, remplissez-les ! J'ai aussi les miens ; si j'y suis infidèle, accusez-moi et jugez-moi ! Qu'ils ne cherchent pas les applaudissements de la foule, elle les mépriserait ; qu'ils restent impassibles au milieu des éloges et des blâmes, prouvant seulement qu'ils sont dignes de marcher à notre tète par leur esprit de justice et leur probité. Les lois éternelles du juste n'ont pas été détruites par la révolution, au contraire ; les hommes seuls sont changés. Les révolutions se font parce que le peuple se rebelle contre l'injuste et veut rétablir le droit, et le droit ne va pas sans le devoir. En lui parlant des devoirs on ne lui dira pas une chose nouvelle, on lui rappellera ce qu'il sait, et ce que les hommes sont prompts à oublier. Le peuple est un enfant plein des plus magnanimes instincts, généreux, confiant, emporté, sensible, mais ignorant, ignorant en ce sens qu'il ne sait pas les causes, qu'il ne connaît pas les hommes, qu'il n'est frappé que des noms, et ainsi il croit tout aussitôt. C'est pour cela que les tyrans le tiennent dans l'ignorance. Nous, pour avoir la liberté, instruisons-le, et éclairons-le : plus les hommes sont éclairés, plus ils sont libres !

Le peuple a le sentiment du devoir ; il l'a dans ses entrailles, et quand on lui en parlera on le fera vibrer. Ce mot, dit au siècle dernier par d'Alembert, sera éternellement vrai : "La raison Unit toujours par avoir raison."

Dès qu'il s'est dit : Je le dois ! l'homme sent planer au-dessus de sa tête, non la destinée antique, implacable divinité qui soumettait les dieux, mais un pouvoir que lui-même a consacré : l'âme se tient dans une paix puissante qui naît de l'équilibre de toutes les facultés ; le visage même revêt cette noblesse et cette dignité données par le sculpteur grec aux types parfaits de la nature humaine. On n'est plus un enfant turbulent dans ses chagrins et ses joies; on est homme, et l'on se sent vivre dans la plénitude de sa volonté et de sa liberté.

Mais si le devoir est la liberté, il est aussi la solidarité, et la solidarité nous unit tellement qu'il a été juste de dire que, si l'inférieur porte sa chaîne au pied, le supérieur la porte au poing. Dans la tyrannie , cette solidarité est une chaîne ; dans la liberté , la chaîne est formée par les mains ; nous nous tenons tous, tous nous marchons en bande serrée contre le flot des événements ; le devoir de tous est de la maintenir pour qu'elle ne se rompe pas et que les vagues, s'engouffrant par la brèche ouverte, ne renversent les faibles et les forts, les petits et les grands, et ne nous emportent tous dans un commun désastre. Que les gouvernants tiennent ce noble langage au peuple, qui attend de leur parole les droits, les devoirs, la solidarité, et alors se constituera naturellement l'état politique qui est la réunion de toutes les forces particulières. Aux ouvriers sera assuré le travail ; aux poètes, la gloire ; aux ardents, l'action ; aux industriels, le commerce ; à tous, leurs droits ! Que le gouvernement invoque, qu'il rappelle l'ancienne devise de la France, oubliée par un gouvernement qui donnait tout à l'argent : L'HONNEUR ! Et le monde verra alors si la France n'a pas grandi encore !

Vous autres Français, disait un Anglais, Lord Chesterfield, vous ne savez élever que des barricades ; mais vous n'élèverez jamais de barrières ! Ce mot est faux. Si nous élevons des barricades, c'est que nous avons à la fois le plus vif sentiment du droit et le plus énergique emportement pour renverser l'injustice. Mais il est faux encore en ce qu'il voudrait établir cette, réputation de légèreté qu'on a faite à la France. Le peuple français léger ! Il n'est pas grave et compassé, en effet, car il est l'action et la vie. Quel peuple, en Europe, dans le monde, dans aucun temps, a fait des choses plus fortes, plus sensées, plus pratiques et plus durables que le peuple français, lui qui a créé la langue la plus logique de l'univers, qui a établi l'administration la plus serrée, qui a formé la nation la plus unie, qui a fondé la société la plus générale ! Il y a longtemps que les plus hautes intelligences l'avaient proclamé ; il y a trois siècles déjà que Charles-Quint disait : les Portugais paraissent fous, et le sont ; les Espagnols paraissent sages, et sont fous ; les Français paraissent fous, et sont sages. Et c'est un cri de génie, parce que c'est un cri de vérité, que ce mot de Shakespeare : La France est le soldat aîné de Dieu !

Nous voulons marcher à la tête des nations ; et notre priorité nous ne la prouverons pas par un seul mouvement violent, magnifique, sublime, mais par une continuité de grandes actions, et les grandes actions sont les grandes vertus ! Non ! nul peuple, en ce moment, ne nous vaut ; nul n'a ce jet soudain, ce dévouement héroïque, cet oubli de la partie matérielle de l'homme. Dès que la France parait, dès qu'elle parle, dès qu'elle agit, le monde s'écrie : C'est le grand peuple ! En toutes choses, à la bataille, dans les sciences, dans les lettres, en révolution, elle donne un coup si violent qu'elle fait jaillir la lumière. Mais ce ne sera pas un éclair qui passe ; ce sera comme le soleil qui brûle au fond des deux, qui s'avance dans sa gloire à travers sa route éthérée, qui éclaire tout, qui échauffe tout, et qui fait lever de la terre la sève, les arbres, les fruits et la vie !

Mais nous ne serons pas forts et libres que pour nous seuls. On l'a dit, la révolution que nous venons de faire est le triomphe de la civilisation. L'humanité marche sans cesse. La République que nous fondons est le gouvernement de la fraternité : sans que les princes et les rois s'en soient rendu compte, tous les efforts du genre humain ont été faits pour amener le triomphe du principe de l'amour. Toujours, à travers les siècles, les hommes ont tendu les uns vers les autres ; tour à tour esclaves, serfs, sujets, ils ont peu à peu dépouillé leurs préjugés et leurs haines, et par là ils ont brisé leurs chaînes. Nous n'avons renversé le dernier gouvernement que parce qu'il avait pris pour but d'établir de nouvelles délimitations entre les hommes. L'histoire de vingt de nos années les plus remplies est dans trois mots : en 1788, nous étions des sujets, et nous ne comptions plus en Europe ; en 1793, on nous appelait citoyens, et nous propagions dans le monde le principe de la liberté ; en 1808, nous étions des Français, et nous ne portions plus aux nations que notre gloire, notre grand nom et des fers ! Aujourd'hui, un seul nom est resté, le nom d'hommes, et quand on dit : hommes, on dit : frères. C'est au profit de l'Europe, du monde entier, que nous venons de vaincre ; nous sommes libres, et nous disons aux peuples, et tous les peuples le répètent : Soyons un seul peuple, une seule famille ; plus de rivalités de commerce, plus d'inimitiés de nations, plus de haines ; n'ayons qu'une haine, celle de l'injustice ; ayons un seul but, la complète réalisation de la loi du Christianisme, la fraternité. »

Eugène Loudun (pseudonyme d'Eugène Balleyguier, 1818-1898),
 « Du présent et de l’avenir de la révolution ». Le Correspondant, t. XXI, 10 mars 1848.

dimanche 17 octobre 2010

"Si je crois à la Liberté, c'est parce que je crois à l'Égalité" (P. Leroux, 1848)

Jules Ziegler (1804-1856), La République (1848), Musée des Beaux-Arts, Lille.


« … si vous me demandez pourquoi je veux être libre, je vous réponds : parce que j'en ai le droit ; et j'en ai le droit, parce que l'homme est égal à l'homme. Et de même, si je reconnais que la charité et la fraternité sont un devoir de l'homme en société, mon esprit n'en demeure d'accord qu'en vertu de l'égalité de notre nature.

Vainement vous m'objectez le fait actuel de l'inégalité qui règne partout sur la terre. Il est bien vrai, l'inégalité règne partout sur la terre ; nous la trouvons à quelque époque des temps historiques que nous remontions, et le jour où elle disparaîtra est peut-être encore bien loin. N'importe ; l'esprit humain s'est élancé au-dessus de cette fange de misères et de crimes que l'inégalité entraîne, et il a rêvé une société fondée sur l'Égalité. Puis, rapportant son idéal à Dieu, comme à la source éternelle du beau et du vrai, l'homme a dit : puisque, malgré ma faiblesse, je conçois un monde où règne l'Égalité, ce monde a dû être le monde voulu de Dieu ; il a donc été préconçu en Dieu, et, à l'origine, il est sorti de ses mains. Et, soit qu'en effet nous venions d'un Eden, d'un Paradis, d'un monde meilleur, soit que ce monde n'ait jamais été réalisé que spirituellement au sein de Dieu et dans notre âme, et que le seul monde organisé où l'Égalité ait régné jusqu'ici soit le monde embryonnaire de la nature, l'état de sauvagerie primitive où le genre humain touchait encore à l'animalité, toujours est-il que nous sommes fondés à dire que l'Égalité est en germe dans la nature des choses, qu'elle a précédé l'inégalité, et qu'elle la détrônera et la remplacera. C'est ainsi que, de cette double contemplation de l'origine et de la fin de la société, l'esprit humain domine la société actuelle, et lui impose pour règle et pour idéal l'Égalité.

Si donc, encore une fois, je crois à la Liberté, c'est parce que je crois à l'Égalité ; si je conçois une société politique où les hommes seraient libres et vivraient entre eux fraternellement, c'est parce que je conçois une société où régnerait le dogme de l'Égalité humaine. En effet, si les hommes ne sont pas égaux, comment voulez-vous les proclamer tous libres ; et, s'ils ne sont ni égaux ni libres, comment voulez-vous qu'ils s'aiment d'un fraternel amour ?

Ainsi, ce troisième terme égalité représente la science dans la formule. C'est une doctrine tout entière, je le répète, que ce mot ; doctrine prophétique, si vous voulez, en ce sens qu'elle regarde plutôt l'avenir que le présent; doctrine encore à l'état d'ébauche, et qui s'offre à beaucoup d'esprits comme vague, incertaine, ou même fausse, mais qui n'en est pas moins la doctrine déjà régnante à notre époque. […]

Il est bien vrai que ces trois mots, liberté, égalité, fraternité, s'impliquent au fond, et qu'on peut logiquement déduire d'un seul les deux autres. Mais il n'en est pas moins certain qu'ils sont d'ordres divers, en ce sens qu'ils correspondent aux trois facultés ou faces différentes de notre nature. En effet, vous aurez beau répéter aux hommes qu'ils sont libres et tous libres, ce mot de liberté n'équivaudra pour eux qu'à un droit égoïste d'agir. Ils en concluront leur propre virtualité, leur propre activité ; mais nul sentiment fraternel pour les autres hommes n'en résultera directement. C'est au nom de la Liberté qu'en tout temps et en tout pays les esclaves ont brisé leurs chaînes et terrassé leurs tyrans ; mais ce mot, bon pour la guerre, n'a jamais engendré ni clémence ni paix. Nulle morale ne peut résulter d'un mot qui exprime le droit d'être, de se manifester, d'agir, mais qui n'exprime et ne rappelle pas le sentiment et la connaissance, ces deux autres faces de la vie. Et de même, prêchez aux hommes la Fraternité ; vous les touchez sentimentalement, mais vous ne les éclairez pas. Les Chrétiens se sont faits moines, et ont admis tous les despotismes. Enfin l'homme qui aurait le plus réfléchi sur l'origine et le but de la société, et qui aurait de l'Égalité l'idée la plus sublime, aurait encore besoin d'exprimer la dignité de sa propre nature par le mot Liberté, et le lien qui l'unit aux autres hommes par celui de Fraternité.

Isolés, donc, ces trois mots n'expriment chacun qu'une face de la vie ; et, bien que les deux autres faces se retrouvent dans celle-là, à cause du mystère de l'unité qui constitue notre être, bien, par conséquent, que chacun de ces mots implique, comme nous venons de le voir, les deux autres, néanmoins chacun, par sa signification même , n'est qu'un lambeau de la vérité. Mais, unis, ils forment une admirable expression de la vérité et de la vie.

Sainte devise de nos pères, tu n'es donc pas un de ces vains assemblages de lettres que l'on trace sur le sable et que le vent disperse ; tu es fondée sur la notion la plus profonde de l'être. Triangle mystérieux qui présidas à notre émancipation, qui servis à sceller nos lois, et qui reluisais au soleil des combats sur le drapeau aux trois couleurs, tu fus inspiré par la vérité même, comme le mystérieux triangle qui exprime le nom de Jéhovah, et dont tu es un reflet.

Qui l'a trouvée cette formule sublime ? qui l'a proférée le premier ? On l'ignore : personne ne l'a faite, et c'est tout le monde pour ainsi dire qui l'a faite. Elle n'était pourtant littéralement dans aucun philosophe quand le peuple français la prit pour bannière. Celui qui le premier a réuni ces trois mots, et y a vu l'évangile de la politique, a eu une sorte d'illumination que le peuple entier a partagée après lui : l'enthousiasme, dans les révolutions, met à nu et révèle les profondeurs de la vie, comme les grandes tempêtes mettent quelquefois à nu le fond des mers. »

Pierre Leroux, De l’égalité, Boussac, imprimerie de Pierre Leroux, 1848.

dimanche 9 mai 2010

"Les fanatiques... ont rouvert toutes les plaies de la France..." (anonyme, 1823)


A gauche : l'Ultra, ou la nostalgie du passé ; à droite : le Libéral, ou la confiance en l'avenir. Gravures d'après Louis Boilly, BNF.


« Vingt-cinq ans avaient identifié toutes les classes de la société avec la révolution ; un peuple tout nouveau était, pour ainsi dire, sorti des ruines de l'ancien édifice social qui s'était écroulé sur ses vieux fondements. De nouvelles mœurs avaient régénéré le caractère national, et le glaive même d'un conquérant n'avait pu altérer cette physionomie mâle et fière d'un peuple qui pardonnait tout à la gloire... […] La restauration consacrait l'œuvre de la révolution française, et le monarque, en nous accordant un pacte, garant de nos droits et de nos libertés, comblait tous les vœux, satisfaisait toutes les espérances. La France allait donc enfin se reposer à l'abri du trône constitutionnel.

Cependant une race d'hommes singuliers par leurs habitudes et leur langage, s'élève au milieu de nous : tout annonce en eux une origine extraordinaire; leur physionomie triste et maussade contraste avec le bonheur qui respire sur toutes les autres physionomies. Leur petit nombre néanmoins empêche d'abord que leur apparition dans le monde politique, puisse exciter quelque sensation. Bientôt aux regrets du temps passé et des vieux préjugés succèdent dés plaintes contre le bienfait politique du monarque : on accuse sa bonté, sa sagesse. Le nombre de ces mécontents composé d'abord d'hommes devenus tout-à-fait étrangers à la France, se grossit d'anciens apôtres de la tyrannie aristocratique, féodale et religieuse. Ils appellent dans leurs rangs toutes les hypocrisies, celles de la fidélité comme celles de la dévotion. Leurs écrits proclament déjà tous les avantages de l'ancien régime, en chargeant le nouveau de calomnies, en insultant à l'amour propre national, dans ce qu'il avait de plus cher, c'est-à-dire dans la gloire militaire. A ces sourds frémissements qui effrayent la confiance publique, la France entière s'est émues ; elle lève les yeux vers le trône constitutionnel, et quand le monarque, éclairé sur ses périls, veut rassurer son peuple, il n'est plus temps ; les fanatiques ont détruit, autant qu'il était en eux, son sublime ouvrage et rouvert toutes les plaies de la France. […]

Le bonheur dont la France commençait à jouir hors des cours prévôtales et des lois d’exception, devient pour les fanatiques le texte de plaintes scandaleuses. La prospérité de nos provinces paisibles est présentée dans les feuilles et écrits des ultras, comme le calme avant-coureur de la tempête. Ils montrent déjà le poétique fantôme d'une révolution imaginaire, s'élevant sur l'horizon politique; ils assiègent le trône de leurs craintes ridicules, et réveillent adroitement les soupçons et les alarmes. Depuis lors ils entretiennent une guerre intestine contre le bonheur et la liberté de la France ; délivrée des armées étrangères, elle a trouvé dans son sein des ennemis plus acharnés, moins généreux que le cosaque du Don ou la Landwher prussienne. […]

Le nombre des dupes enrôlées sous les drapeaux des ultras est bien faible, et il est douteux qu'il puisse s'augmenter : l'opinion publique donne un démenti quotidien à leurs mensonges, à leurs espérances, et d'ailleurs le monarque, qui tient dans ses mains les destinées de la France, rassure la patrie contre les tentatives des ultras : la Charte sera toujours l'écueil où viendront se briser leur criminelle audace, et la France ralliée sous ce sacré palladium, n'a rien à craindre de ces menaces impuissantes ; mais au moment où le parti fanatique semble redoubler d'efforts, où les hurlements de sa joie féroce retentissent avec plus de violence, nous croyons qu'un véritable sens des expressions qu'ils emploient, des habitudes de style politique introduit dans leurs écrits, pourrait contribuer à faire mieux connaître leurs intentions. L'immense majorité des Français est royaliste constitutionnelle ; le gouvernement libéral, dont la Charte est le gage, est l'objet de leur plus vif attachement […].

… comme dans le parti des fanatiques, la dénonciation est à l'ordre du jour, nous pensons qu'une profession de foi est nécessaire. Nous sommes dévoués au Roi et à la Charte, mais nous détestons le pouvoir absolu; nous sommes attachés au culte de nos pères, mais nous avons les jésuites en horreur, sous quelques habits, dans quelques places qu'ils se présentent ; nous regardons les royalistes comme de bons Français, comme nos frères ; mais nous détestons les ultras, parce qu'ils ne sont pas Francais ; et notre devise est et sera toujours : Vive le Roi, vive la Charte ! »

Petit dictionnaire ultra, précédé d'un essai sur l'origine, la langue et les œuvres des ultra ; par un royaliste constitutionnel, Paris, Chez Mongie aîné, 1823.

lundi 12 avril 2010

"Ce n'est que sur l'idée d'ordre que peut reposer l'idée de liberté" (Metternich, Testament politique)

Metternich s'enfuit de Vienne en 1848 (caricature tchèque de 1848)

« La devise adoptée par moi : "la force dans le droit", est l'expression de ma conviction même ; elle marque la base de ma manière de penser et d'agir. […] Les circonstances m'ont jeté malgré moi dans la vie politique, pour laquelle j'étais armé d'un esprit qui n'est capable de défendre que ce qui est positif.

Mon tempérament est un tempérament historique, antipathique à tout ce qui tient du roman.

Ma manière d'agir est prosaïque et non poétique. Je suis l'homme du droit, et je repousse en toutes choses l'apparence, quand à ce titre elle se sépare de la vérité et que, par suite, n'ayant pas pour base le droit, elle aboutit nécessairement à l'erreur.

Je suis né, j'ai grandi au milieu d'une situation sociale qui a préparé la révolution de 1789 en France; aussi je connais bien cette situation. Les éléments de force et de faiblesse qui ont produit les situations antérieures et postérieures, ne m'ont jamais échappé. Observateur à la fois sévère et calme des événements, je les ai toujours considérés et suivis dans leur origine et dans leur développement, soit naturel, soit artificiel.

Pendant les quarante-cinq années qu'a duré ma carrière active, j'ai été d'abord un témoin de la première Révolution française, un témoin placé à un point de vue social élevé, et plus tard j'ai joué un rôle actif dans les événements que cette révolution a provoqués.

En contact et en rapport direct ou indirect avec tous les Souverains, avec les premiers hommes d'Etat et les chefs de parti les plus considérables, j'ai connu, dans le cours de cette période qui embrasse près de trois générations, tous les faits importants qui ont influé sur le développement des événements historiques. L'expérience ne m'a donc pas manqué. […]

J'ai toujours regardé le despotisme, quel qu'il fût, comme un symptôme de faiblesse. Là où il se montre, il est un mal qui trouve en lui-même sa punition ; mais il est funeste surtout quand il se masque du nom de progrès de la liberté ! […] Le mot de "liberté" n'a pas pour moi la valeur d'un point de départ, mais celle d'un point d'arrivée réel. C'est le mot d' "ordre" qui désigne le point de départ. Ce n'est que sur l'idée d' "ordre" que peut reposer l'idée de "liberté". Sans la base de l’"ordre", l'aspiration à la "liberté" n'est que l'effort d'un parti quelconque pour atteindre le but qu'il poursuit. […]

L'idée de la pondération des pouvoirs (imaginée par Montesquieu) ne m'a jamais paru qu'une manière fausse d'envisager la constitution anglaise; j'ai toujours trouvé qu'elle n'était pas pratique dans l'application, parce que l'idée d'une pondération pareille a sa racine dans la supposition d'une lutte perpétuelle, au lieu d'être basée sur celle du repos, qui est le premier besoin pour les États qui veulent vivre et prospérer. […]

Dans l'application à la vie positive, cette aspiration se traduira inévitablement par la tyrannie. A toutes les époques, dans toutes les situations j'ai été un homme d' "ordre", et j'ai toujours visé à l'établissement de la "liberté" véritable et non d'une "liberté" mensongère. La "tyrannie", quelle qu'elle soit, a toujours été pour moi synonyme de folie pure. […]

Qu'on jette les yeux sur les situations dans lesquelles notre Empire et toute l'Europe se sont trouvés entre 1809 et 1848, et qu'on se demande ensuite si un homme pouvait, par sa seule intelligence, réussir à changer l'état de crise en guérison définitive ! J'ose dire que j'ai reconnu la situation, mais j'avouerai aussi mon impuissance à élever un nouvel édifice dans notre Empire et en Allemagne ; voilà pourquoi je me suis appliqué avant tout à conserver ce qui existait.

Au printemps de l'année 1848, les édifices politiques du centre de l'Europe se sont écroulés ou se sont mis à chanceler, comme cela arrive dans les tremblements de terre violents. Cette fois, comme toujours depuis la fin du dix-huitième siècle, la secousse est partie de la France. Son action s'est manifestée d'après les lois de la physique; la commotion a agi tout autrement sur les grands édifices indépendants que sur les petits édifices intercalés de force entre eux. Les premiers l'ont éprouvée à un degré plus fort. La France, dont l’étage supérieur était construit en matériaux légers, s'est couverte de poussière. Dans le grand empire du centre, le sol a été jonché de masses de pierres et de poutres sous lesquelles a été enseveli l'ancien ordre de choses. Je devais subir le même sort, cela était inévitable. Mais parmi les destinées étranges il faut compter la mienne : j'ai vécu pendant la crise suprême que traversait le monde, et je lui ai survécu. »

Prince Klemens Wenzel Von Metternich (1773-1859), « mon testament politique » (manuscrit autographe, sans date, ecrit par fragments sur des feuilles volantes de 1849 à 1855), extrait de : Mémoires, documents et écrits divers laissés par le prince de Metternich, chancelier de cour et d'état, Paris, Plon, 1880 (2 vols).

mercredi 27 janvier 2010

"Drapeau cher et sacré... puissent toujours tes nobles couleurs ombrager le front de la liberté ! " (Cormenin, 1832)


Libelle LXXXVI sur l'inauguration de la statue du général Barthélemy-Catherine JOUBERT (1769-1799) dans sa ville natale de Pont-de-Vaux (Ain) :



◄ Louis-Marie de Lahaye, vicomte de Cormenin (1788-1868).


« MESSIEURS,

Les villes qui honorent les grands hommes qu'elles ont vus naître, s'honorent elles-mêmes : elles pratiquent la plus pure des vertus qui est la reconnaissance, et par le prix qu'elles attachent aux belles actions de leurs concitoyens morts, elles excitent leurs concitoyens vivants à les imiter.

A peine les hommes vulgaires ont-ils rendu leur dernier soupir, que leur cendre se mêle à la terre comme une chose sans figure, sans souvenir et sans nom ; mais la mémoire des héros ne tombe point en poussière. Ils vivent éternellement après leur mort, de leur véritable vie, qui est la gloire.

Je ne sais, messieurs, quelles graves et tristes pensées viennent me préoccuper malgré moi au milieu de la joie et des pompes de cette solennité. Comme la révolution va vite ! Comme elle a été dévorante ! Que de jeunesse, que de grandeurs elle a moissonnées ! Sa faux ne vous a point respectés, Hoche, Kléber, Marceau, Desaix et toi Joubert, brillantes fleurs de la patrie, dont il ne reste plus qu'un parfum de gloire et d'immortalité. Mais du moins Joubert, frappé à Novi, Kléber immolé sur les rivages de l'Egypte, Desaix tombant dans les plaines fameuses de Marengo, tous sont morts comme en possession du sol étranger, où ils avaient arboré nos étendards. La France alors, rayonnant de son éclat guerrier et de ses patriotiques illusions, marchait dans la carrière de la liberté, de ce pas ferme et confiant dont va la jeunesse, et son nom était alors l'orgueil de ses enfants et l'admiration du monde.

Aujourd'hui tant d'orgueil nous siérait mal ; car où sont, je ne dirai pas nos conquêtes, mais nos alliés ? Où sont nos frontières? Où est cette Italie, si souvent témoin de nos stériles triomphes, puisque nous n'avons pas su l'affranchir de ses tyrans ? Où est cette Pologne dont nous ne pouvons plus prononcer le nom qu'en rougissant, et qui n'aurait jamais dû mourir tant que la France existait ? Où est cette France elle-même ? Et à la voir aujourd'hui toute humble et toute craintive, dirait-on que c'est encore là cette grande nation qui jadis, semblable à une reine, portait si haut parmi les nations et sa tête et son langage?

Qu'ils se réjouissent ceux qui ont rapetissé le colosse de juillet aux proportions d'un nain ! Qu’ils croient aux assoupissants mensonges des protocoles, ceux qui ne croient pas à la fortune de la France !

Nous, messieurs, veillons, veillons ! L’orage gronde, il s'approche, et la lutte éternelle entre le principe du droit divin et le principe de la souveraineté du peuple, va recommencer sur de nouveaux champs de bataille. Veillons ! Les rois absolus peuvent nous pardonner d'avoir planté nos aigles triomphantes sur les clochers de Vienne et de Berlin ; mais ils ne nous pardonneront jamais d'avoir voulu fonder le pouvoir sur les larges bases de la majesté populaire. Veillons! Serrons nos rangs. Plus de haines, plus de divisions. Ne sommes-nous pas tous les citoyens d'une commune patrie ? Ne sommes-nous pas tous les fils de cette France si glorieuse et si bien aimée ? Souffrirons-nous que les stupides soldats de la Sainte-Alliance nous imposent la brutalité de leur joug, leur propre servitude, leurs tributs et leurs rois ? Non, nous ne le souffrirons pas ! Nous voulons tous sans doute la liberté sans laquelle il vaudrait autant ne pas vivre ; mais avant tout, nous voulons l’indépendance du territoire, sans laquelle la liberté elle-même n'existerait pas.

Pour conserver ces deux biens inestimables, pour nous défendre au-dedans comme au-dehors, souvenons-nous, si la tyrannie nous opprime, que nous sommes citoyens, et si l'ennemi nous menace, que nous sommes Français ! Souvenons-nous que nous habitons une terre où il n'a jamais manqué de héros à l'appel de la victoire, et où, nous le jurons, il ne manquera jamais de défenseurs à la cause de la liberté ! Souvenons-nous que deux principes se partagent le monde, qu'il n'y en a qu'un seul de vrai, que c'est celui de la souveraineté du peuple et que le signe vivant de ce principe est le drapeau tricolore. C'est lui qui annonça à l'Europe l'émancipation de nos pères, lui qui se déploya sur les minarets de Moscou, lui que virent briller les enfants du Nil ; c'est lui qui guidait votre Joubert à travers le feu des batailles ; c'est lui, tant la gloire s'y attache, lui seul peut-être qui fit la révolution de juillet !

Drapeau de ma patrie, quand je te vis pour la première fois dans nos immortelles journées, flotter au haut des tours de Notre-Dame, je sentis battre mon cœur, et les pleurs de l'enthousiasme s'échappèrent de mes yeux. Drapeau cher et sacré, puisse-tu rouvrir à nos soldats le chemin de la victoire! Puissent toujours tes nobles couleurs ombrager le front de la liberté! »


Louis-Marie de Lahaye, vicomte de Cormenin, Libelles politiques, vol. 2, Paris, Hauman, Cattoir et cie, 1836.
  _________
Note : l'inauguration de la statue de Joubert, oeuvre du sculpteur lyonnais Legendre-Héral, se déroule le 22 juillet 1832.
.

mardi 26 janvier 2010

Le "non" du député Manuel à la Chambre (1823)

« M. le Président vient prendre place au fauteuil à une heure et demie. Aucun membre de la Gauche ne se trouve dans la salle. Tous les députés de la Gauche rentrent bientôt en masse. M. Manuel est au milieu d'eux. Une foule de conversations particulières s'établissent. M. le Garde des Sceaux, MM. les Ministres de la Guerre, des Affaires étrangères et de l'Intérieur, sont dans la salle.

A deux heures, M. le Président annonce que la séance est ouverte.

M. LE PRESIDENT : L'article 91 de votre Règlement porte :

"La police de la Chambre lui appartient.
Elle est exercée en son nom par le Président, qui donne à la garde de service les ordres nécessaires.
Dans notre séance d'hier, vous avez décidé que M. Manuel était exclu des séances de la Chambre pendant la présente session. Conformément à votre décision, le Président a écrit ce matin à Messieurs les questeurs pour les inviter à donner aux huissiers l'ordre ne pas laisser entrer M. Manuel dans la Chambre."

— Cet ordre a été effectivement donné, mais la consigne a été violée, et M. Manuel s'est introduit...

M. DE GIRARDIN : Il ne s'est pas introduit, il est bien entré !...

M. FOY ET D'AUTRES MEMBRES A GAUCHE : Silence, écoutez !... [...]

M. Manuel étant dans la salle, j'invite M. Manuel à se retirer.

M. MANUEL : Monsieur le Président, j'ai annoncé hier que je ne céderais qu'à la violence ; aujourd'hui je viens tenir parole.

M. LE PRESIDENT : Je propose à la Chambre de suspendre la séance pendant une heure, et de se retirer dans ses bureaux.

Dans cet intervalle, le Président, chargé de la police de la Chambre, donnera les ordres nécessaires.

M. DUPONT (de l'Eure) : Nous protestons contre cet acte de violence.

UNE FOULE DE VOIX A DROITE : Oui ! Oui !... dans les bureaux.

M. le Président quitte le fauteuil. Les membres de la Droite, du Centre droit, et une partie du Centre gauche, se rendent dans les bureaux.
La Gauche reste sur ses bancs.
Après une heure de suspension, le chef des huissiers entre dans la salle, accompagné de huit huissiers ; il se dirige vers le banc où siége M. Manuel, et lui dit :

Monsieur, j'ai reçu l'ordre suivant, dont je vous donne communication :

« En vertu de l'article 91 du Règlement de la Chambre des députés, portant :
La police de la Chambre lui appartient ; elle est exercée en son nom par le Président, qui donne, à la garde de service, les ordres nécessaires.
Attendu la décision prise, hier, par la Chambre, et qui prononce que M. Manuel est exclu des séances de la Chambre pendant la durée de la présente session ;
Le Président de la Chambre des députés ordonne aux huissiers de ladite Chambre de faire sortir de la salle des séances M. Manuel, et d'empêcher qu'il n'y rentre ; à l'effet de quoi, ils se feront assister, s'il en est besoin, de la force armée, requise pour l'exécution de la décision de la Chambre.

Fait au Palais de la Chambre, le 4 mars 1823.
Signé : RAVEZ. »

— Conformément à cet ordre, je dois vous faire sortir de la salle des séances.

M. MANUEL : L'ordre dont vous êtes porteur est illégal ; je n'y obtempérerai pas.

LE CHEF DES HUISSIERS : Je serai contraint d'employer la force armée, comme j'en ai reçu l'ordre.

M. MANUEL : J'ai annoncé que je ne céderais qu'à la violence ; je persiste dans cette résolution.

Le chef des huissiers sort de la salle et rentre quelques instants après assisté d'un piquet de garde nationale et de vétérans, qui se rangent dans le couloir placé près de la gauche.

M. DE LAFAYETTE : Comment, de la garde nationale pour exécuter un pareil ordre !

MM. CASIMIR PERIER, LABBEY DE POUPIERES, et un grand nombre d'autres membres, à gauche : C'est déshonorer la garde nationale !

M. CHAUVELIN : Laissez faire cette besogne-là à la troupe de ligne.

M. LAFFITTE : Les citoyens ont le droit de nous garder, et non de nous opprimer...

M. DE LAMOTHE : On a osé nous envoyer notre garde d'honneur...

L'OFFICIER DES VETERANS, commandant le poste : J'ai l'ordre de ne pas faire retirer la garde nationale jusqu'à ce que M. Manuel ait quitté la salle.

M. MANUEL : Montrez-moi votre ordre.

Le chef de bataillon des vétérans fait lecture des ordres qu'il a reçus.

M. MANUEL : Eh bien ! Exécutez cet ordre, car je ne sortirai que quand j'y serai contraint.

UNE FOULE DE MEMBRES A GAUCHE : Qu'on fasse entrer la gendarmerie ! La garde nationale ne peut se souiller au point d'arracher de la salle un mandataire du peuple !

L'officier du poste ordonne au sergent d'avancer ; celui-ci ne fait aucun mouvement.

M. LE GENERAL FOY et autres membres de la gauche : Bravo ! bravo ! Honneur à la garde nationale ! (Ce cri est répété dans une tribune publique.)
Le chef des huissiers sort de nouveau et fait entrer un piquet de gendarmerie ; à la tête de cette troupe est un colonel qui s'adresse ainsi à M. Manuel :

Nous avons l'ordre de votre président de faire sortir M. Manuel par la force, s'il n'obéit pas aux représentations qui lui sont faites. Nous serions désolés d'être obligés d'employer la force vis-à-vis d'un député, mais nous y sommes contraints par la loi.

PLUSIEURS MEMBRES : Non ce n'est pas en vertu de la loi. C'est en vertu de l'ordre que nous avons reçu. La gendarmerie n'est venue que pour seconder les efforts de la garde nationale.

PLUSIEURS MEMBRES, à gauche : Elle n'a fait aucun effort.

— Je répète que mon devoir est de forcer M. Manuel à sortir, et je le ferai. M. Manuel veut-il descendre?

M. MANUEL : Non !

L'OFFICIER : Gendarmes, exécutez l'ordre.

Les gendarmes se répandent dans le second banc, où siége M. Manuel, et le saisissent.

M. CASIMIR PERIER : doucement, ne blessez personne ; songez qu'il est sous votre sauvegarde et que vous en répondez !

Les gendarmes emmènent M. Manuel ; à l'instant tout le côté gauche s'écrie :

Emmenez-nous aussi ! Nous voulons le suivre.

A ces mots les membres de la Gauche se précipitent au milieu des gendarmes et sortent de la salle avec eux et M. Manuel.

M. le Président monte au fauteuil à trois heures et demie et annonce que la séance est reprise.

Messieurs les députés de la Droite et du Centre droit, dont une partie était restée dans le couloir, rentrent dans la salle et reprennent leurs places. Le côté gauche reste tout à fait dégarni ; les membres qui composent le Centre gauche n'ont point quitté leurs bancs. »


Archives parlementaires de 1787 à 1860 : recueil complet des débats législatifs & politiques des chambres françaises imprimé par ordre du Sénat et de la Chambre des députés, Paris, Librairie administrative de P. Dupont, 1878.

____________
Note : lors de la séance du 27 février 1823, le député libéral du Finistère et de Vendée Jacques-Antoine Manuel (1775-1827) s'était exprimé au sujet de l'expédition d'Espagne. S'adressant à la Droite, il s'était exclamé : « Le gouvernement de Ferdinand VII s'est montré atroce en 1814 et 1813, que sera-ce donc lorsqu'il aura des injures personnelles à punir... Vous voulez, dites-vous, sauver Ferdinand et sa famille ! Ne renouvelez donc pas les mêmes circonstances qui, dans d'autres temps, ont conduit à l'échafaud les victimes pour lesquelles vous manifestez, chaque jour, un intérêt si vif. » A ces derniers mots, la colère des royalistes de la Chambre fut portée à son comble, ceux-ci accusant Manuel de faire l'apologie du régicide. La Droite demanda son expulsion. Celle-ci eut lieu au cours de la séance du mardi 4 mars 1823.

jeudi 21 janvier 2010

Proclamation de Rimini (Murat, 30 mars 1815)


 « Italiens,
L'heure est arrivée où de grandes destinées doivent s'accomplir. La Providence vous appelle enfin à la liberté; un cri se fait entendre depuis les Alpes jusqu'au détroit de Scylla, et ce cri est : l'indépendance de l'Italie. De quel droit des étrangers pourraient-ils vous ravir cette indépendance, le premier droit et le premier bien de tous les peuples ? De quel droit viendraient-ils dominer sur vos plus belles contrées, et s'approprier vos richesses pour les transporter dans des contrées qui ne les ont pas produites ? Quels droits ont-ils de disposer de vos enfants, de les faire servir à leur ambition, et de les conduire à la mort, loin des tombeaux de leurs ancêtres ? La nature aurait donc en vain élevé pour vous les remparts des Alpes ! Elle -vous aurait donc en vain entourés des barrières plus fortes encore, telles que la différence du langage, la diversité des mœurs, et l'invincible antipathie des caractères ! Non ! Non ! Que toute domination étrangère disparaisse du sol italien ! Vous avez été jadis les maîtres du monde, et vous avez expié cette gloire dangereuse par vingt siècles d'oppression. Mettez désormais votre gloire à ne plus avoir de maîtres. Tous les peuples doivent se tenir dans les bornes que la nature leur a assignées; des mers, des montagnes inaccessibles, voilà vos limites. Ne pensez jamais à les franchir; mais repoussez l'étranger qui ne les a pas respectées, s'il ne se hâte de rentrer dans les siennes. Quatre-vingt mille Italiens du pays de Naples entrent en campagne, sous les ordres de leur roi, et jurent de ne prendre aucun repos avant que l'Italie soit délivrée ; et déjà ils ont prouvé qu'ils savaient tenir leurs serments.

Italiens des autres contrées ! Secondez ce dessein magnanime; que ceux qui ont porté les armes les reprennent ; que la jeunesse apprenne à les manier ; que tous les cœurs nobles adressent, au nom de la patrie, des paroles de liberté à tous les Italiens ; que la force du peuple se déploie dans toute son énergie et sous toutes les formes ! Il s'agit de savoir si l'Italie sera libre, ou si elle restera encore pendant des siècles courbée sous le joug de la servitude ! Que la lutte soit décisive, et nous assurons pour longtemps le bonheur de notre belle patrie qui, bien que sanglante et déchirée, est encore l'objet de l'admiration des hommes éclairés de tous les pays. Les peuples dignes d'être régis par des institutions libérales ; les princes qui se distinguent par la grandeur de leur caractère, se réjouiront de votre entreprise et applaudiront à votre triomphe.

L'Angleterre même, ce modèle des gouvernements constitutionnels, ce peuple libre qui met sa gloire à combattre pour l'indépendance et à prodiguer ses trésors pour atteindre ce but glorieux, pourrait-elle ne pas applaudir à vos nobles efforts ? Italiens ! Vous avez été longtemps étonnés de nous appeler en vain ; vous avez peut-être blâmé notre inaction, lorsque vos vœux se faisaient déjà entendre de no us ; mais le temps opportun n'était pas encore arrivé ; nous n'avions pas encore reçu la preuve de la perfidie de vos ennemis.... Il était nécessaire que l'expérience vous éclairât sur les promesses fallacieuses de vos anciens maîtres, lorsqu'ils reparurent au milieu de vous ; vous avez vu combien leur libéralité est vaine et fausse!

Je prends ici à témoin les honnêtes et infortunés Italiens de Milan, de Bologne, de Turin, de Venise, de Brescia, de Modène, de Reggio, et d'autres villes célèbres. Combien de braves guerriers et de vertueux patriotes ont été arrachés au sol paternel ! Combien gémissent dans les prisons ! Italiens, il faut des dédommagements pour tant de maux ! Unissez-vous ; et qu'un gouvernement de votre choix, une représentation vraiment nationale, une constitution digne du siècle et de vous, protègent votre liberté et vos propriétés. Mais il faut que votre courage devienne le gage de votre indépendance. Je somme tous les braves de venir combattre à mes côtés ; j'appelle tous ceux qui ont réfléchi sur les intérêts de leur patrie, à préparer la constitution et les lois qui doivent régir détonnais l'heureuse et indépendante Italie. »

JOACHIM NAPOLÉON. »

 La réplique de Ferdinand 1er (1751-1825) :
 
« Napolitains,
La cause de Murat est perdue : elle était aussi injuste que honteuse. Une ère nouvelle s'ouvre à vous.
Peuples du Samnium, de la Lucarnes, de la Grande-Grèce et des Fouilles, empressez-vous de revendiquer vos droits ! Un étranger les a violés. Pénétré par surprise dans la plus belle partie do l'Italie, il s'est donné le titre de conquérant. Sous ce titre, il s'est permis de dilapider vos fortunes, d'exposer vos enfants et vos frères aux dangers et aux horreurs de la guerre! Qu'espérez-vous d'un soldat fugitif et perfide? L'opprobre, la misère, le désespoir et la mort; voilà les fruits que vous recueillerez de celui qui vous a commandé pour vous conduire à la ruine ! L'homme qui cherche dans le désespoir sa dernière ressource peut-il vous promettre la gloire et la paix ?

Un prince s'avance pour vous sauver. Ses aigles victorieuses ne porteront sur votre territoire que la paix, le calme et la richesse. Vous, enfants dociles des Sabins, venez avec les drapeaux de la concorde, venez au-devant de votre père, de votre libérateur, qui est déjà sous vos murs ! Il n'aspire qu'à faire votre bien, votre bonheur durable. Il travaillera à vous rendre un objet d'envie pour le restant de l'Europe. Un gouvernement stable, sage et religieux vous est assuré. Le peuple sera souverain, et le prince deviendra le dépositaire des lois que dictera la plus forte et la plus désirable des constitutions. Ouvrez vos églises et vos sanctuaires! Votre père y entrera, la tête découverte, pour délivrer de la persécution la religion et ses ministres. Chantez des hymnes de gloire au dieu des armées, qui vous a arrachés de l'oppression et délivrés de votre ruine! Venez, accourez dans les bras d'un père généreux ! Il est prêt à lever la main du pardon. Il ne se rappelle les offenses que pour vous unir, pour vous pardonner. Douterez-vous des promesses d'un père, de celui qui, né au milieu de vous, partage tout avec vous : les lois, les mœurs et la religion ?

Au nom du Congrès, je remonte sur mon trône légitime, et à ce nom même je vous promets en tout amour et pardon.
FERDINAND. »

mercredi 20 janvier 2010

Contre le libéralisme économique (Louis Blanc, avril 1848)



 « Le principe sur le quel repose la société d’aujourd’hui, c’est celui de l’isolement, de l’antagonisme, c’est la concurrence. […] La concurrence, c’est – je le dis tout d’abord – c’est l’enfantement perpétuel et progressif de la misère. Et en effet, au lieu d’associer les forces de manières à leur faire produire leur résultat le plus utile, la concurrence les met perpétuellement en état de lutte ; elle les annihile réciproquement, elle les détruit les uns par les autres. […] La concurrence est une cause d’appauvrissement général, parce qu’elle livre la société au gouvernement grossier du hasard. Est-il, sous ce régime, un seul producteur, un seul travailleur, qui ne dépende pas d’un atelier lointain qui se ferme, d’une faillite qui éclate, d’une machine tout à coup découverte et mise au service exclusif d’un rival ? Est-il un seul producteur, un seul travailleur, à qui sa bonne conduite, sa prévoyance, sa sagesse, soient de sûres garanties contre l’effet d’une crise industrielle ? […]

Un trait essentiel manquerait à ce triste tableau, si j’oubliais d’ajouter qu’en créant la misère, la concurrence crée l’immoralité. Car qui oserait le nier ? C’est la misère qui fait les voleurs ; c’est la misère qui, en greffant le désespoir et la haine sur l’ignorance, fait la plupart des assassins ; c’est la misère qui fait descendre tant de jeunes filles à vendre hideusement le doux nom d’amour. […] Voilà donc la société introduisant au milieu d’elle, par le seul vice de sa constitution, la haine, la violence, l’envie ; la voilà se plaçant elle-même dans cette alternative ou d’être opprimée par le haut, ou d’être incessamment troublée par les attaques d’en bas. Que le système d’où naît une situation aussi désastreuse se défende ! Nous l’accusons hautement d’immoralité (Bravo !).

Mais quoi ! On nous avertit que si nous touchons à la concurrence, nous portons la main sur la liberté. Une pareille objection est-elle sérieuse ? Ah ! J’avoue qu’un tel reproche me remplit d’étonnement. Car si nous ne voulons pas de la concurrence, c’est précisément parce que nous sommes les adorateurs de la liberté. Oui, la liberté, mais la liberté pour tous, tel est le but à atteindre, tel est le but vers lequel il faut marcher (Bruyante approbation). […]

Que la liberté existe aujourd’hui, et dans toute sa plénitude, pour quiconque possède des capitaux, du crédit, de l’instruction, c’est-à-dire les divers moyens de développer sa nature, je suis certainement loin de le nier. Mais la liberté existe-t-il pour ceux à qui manquent tous les moyens de développement, tous les instruments de travail ? Quel est le résultat de la concurrence ? N’est-ce pas mettre les premiers aux prises avec les seconds, c’est-à-dire les hommes armés de pied en cap, avec des hommes désarmés ? La concurrence est un combat, qu’on ne l’oublie pas. Or, quand ce combat s’engage entre le riche et le pauvre, entre le fort et le faible, entre l’homme habile et l’ignorant, on ne craint pas de s’écrier : place à la liberté ! Mais cette liberté-là, c’est celle de l’état sauvage. Quoi ! le droit du plus fort, c’est ce qu’on ne rougit point d’appeler la liberté ! Eh bien, je l’appelle, moi, l’esclavage. Et j’affirme que ceux d’entre nous qui, par suite d’une mauvaise organisation sociale, sont soumis à la tyrannie de la faim, à la tyrannie du froid, à la tyrannie invisible et muette des choses, sont plus réellement esclaves que nos frères des colonies […] (c’est vrai ! c’est vrai ! Applaudissements).
Disons-le bien haut : la liberté consiste, non pas seulement dans le DROIT, mais dans le POUVOIR donné à chacun de développer ses facultés. D’où il suit que la société doit à chacun de ses membres, et l’instruction, sans laquelle l’esprit humain ne peut se développer, et les instruments de travail, sans lesquels l’activité humaine est d’avance étouffée ou tyranniquement rançonnée.

Il faut donc, pour que la liberté de tous soit établie, assurée, que l’Etat intervienne. Or, quel moyen doit-il employer pour établir, pour assurer la liberté ? L’association. A tous, par l’éducation commune, les moyens de développement intellectuel ; à tous, par la réunion fraternelle des forces et des ressources, les instruments de travail ! Voilà ce que produit l’association, et voilà ce qui constitue bien véritablement la liberté (Bravo !).

Du reste, qu’on ne s’y trompe pas, ce grand principe de l’association, nous ne l’invoquons pas seulement comme moyen d’arriver à l’abolition du prolétariat, mais comme moyen d’accroître indéfiniment la fortune publique, c’est-à-dire que nous l’invoquons pour les riches, pour les pauvres, pour tous le monde. […] Avec l’association universelle, avec la solidarité de tous les intérêts noués puissamment, plus d’efforts annulés, plus de temps perdu, plus de capitaux égarés, plus d’établissements se dévorant les uns les autres ou mourant du contre-coup de quelques faillites lointaines et imprévue, […] plus de travailleurs enfin cherchant au milieu d’un désordre immense l’emploi qui les cherche eux-mêmes sans les trouver. »

Discours de Louis Blanc (1811-1882) sur la concurrence, prononcé devant l’assemblée générale des délégués des travailleurs le 3 avril 1848 (extraits).