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vendredi 14 janvier 2011

"Le quartier latin ! M. Duruy a-t-il donc oublié ce qu'il est ?" (F. Dupanloup, 1867)



Victor Duruy (1811-1894), ministre de l'Instruction publique de 1863 à 1869. Portrait en héliogravure tiré de V. Duruy, Notes et souvenris, t. 2, Paris, 2e éd., 1902.


« Monseigneur,

Dans la lutte engagée entre M. Duruy et nous, un grand nombre de nos vénérés Collègues alarmés comme je l'ai été moi-même, se sont hâtés d'élever la voix. Vous n'avez pas manqué, Monseigneur, de donner à la grande cause que nous défendons le puissant appui de votre parole, comme toujours si élevée et si ferme. L'Église et toutes les familles chrétiennes vous en seront reconnaissantes.

Vous le dites avec raison, Monseigneur, l'entreprise de M. Duruy est "sans précédents dans l'histoire des sociétés, depuis que, devenues chrétiennes, elles ont environné la femme de respect et d'égards." Comme vous le dites encore, "c'est un fait inouï" qu'un ministre puisse ainsi changer, seul et à son gré, et radicalement, les conditions de l'enseignement des jeunes filles en France, le transporter des mains des femmes aux mains des hommes, destiner aux jeunes filles, de sa pleine autorité, sur tout le territoire français, les 3.000 professeurs que la loi donne aux jeunes gens ; qu'il ose de pareilles tentatives, sans consulter personne, ni le Conseil d'État, ni le Corps législatif, ni le Sénat, ni même le Conseil supérieur de l'instruction publique, sans se préoccuper en rien des embarras qu'il crée, et créera de plus en plus au gouvernement ; et se lance enfin de la sorte, sans frein ni guides, à travers les questions les plus délicates et les intérêts les plus sacrés. […]

Quoi ! des cours réguliers, quotidiens, de jeunes filles, six jours de la semaine, deux fois par jour, dans le quartier latin, à la Sorbonne, c'est-à-dire au lieu où se tiennent tous les professorats littéraires et scientifiques, où se font tous les cours des jeunes gens, tous les examens des bacheliers, etc., etc. !

Le quartier latin ! M. Duruy a-t-il donc oublié ce qu'il est ? Pour moi, malgré l'entrée par la rue Gerson, je ne suis guère rassuré sur ce quartier-là, et je n'ai pu qu'être fort attentif aux paroles d'un des plus honorables fonctionnaires de noire ville qui s'écriait, à propos de tout cela : "le quartier latin, il est donc bien changé depuis notre temps ! Appeler là les jeunes filles, mais cela n'a pas le sens commun !"

J'ai moi-même été professeur à la Sorbonne, et je n'en ai jamais traversé les cours et les abords, sans les voir, comme ils le sont encore aujourd'hui, remplis d'étudiants qui vont et viennent, qui attendent l'ouverture des amphithéâtres, ou, après les leçons des professeurs, se forment en groupes pour discuter. Ce sera donc au milieu et sous les regards de tous ces jeunes étudiants, dispersés dans les cours ou aux abords de la Sorbonne, que devront sans cesse passer les jeunes filles, pour se rendre aux leçons qu'institue M. Duruy !

Mais, dit-on, ces jeunes filles, elles ne seront pas seules, elles viendront chacune, à défaut de sa mère, avec une gouvernante. Mais quel âge aura cette gouvernante ? M. Duruy ne le fixe pas plus que l'âge des professeurs. Et celles qui n'ont pas de gouvernantes, et dont les mères sont trop occupées, c'est-à-dire le plus grand nombre, elles viendront là, avec une bonne, plus ou moins jeune : et au lieu d'un péril, en voilà deux. Ce n'est pas tout : elles peuvent venir seules, car on n'exige pas qu'elles soient accompagnées. Mais alors quelles garanties aura-t-on sur celles qui viendront ainsi, et, s'il faut tout dire, sur ce qu'elles pourront venir chercher là?

Non, tout cela est absolument impossible. Il y a ici une absence, ou du moins un oubli passager du sens moral, qui ne se conçoit pas. M. Duruy lui-même serait effrayé, si je lui répétais le mot qu'un homme d'État éminent me disait, il y a peu de jours, sur le péril de ces étudiants et de ces étudiantes ainsi obligés sans cesse à se rencontrer. […]

Ce sont là les premiers pas dans une voie qui mènera loin, si le bon sens public ne fait résistance. Bien aveugle qui ne le voit point ! Et ceux d'ailleurs qui n'ont pas ici leurs raisons pour mettre des gants et des masques, ont dit nettement les choses, et déchiré tous les voiles.

Le jour même où ma lettre sur M. Duruy et l'éducation des filles était imprimée, et avant qu'elle eût paru, Le Siècle voyait dans cette circulaire de M. Duruy le moyen d'arracher les femmes "au joug de superstitions ridicules, et de préparer des générations nouvelles." (16 novembre.)

Quand la lettre eut paru, Le Siècle écrivit : "je demande, dit M. Dupanloup, qu'on ne forme pas pour l'avenir des femmes libres-penseuses ! Nous le croyons sans peine. Avec des femmes libres-penseuses, plus de superstitions, plus de confréries de la Vierge dirigées par des prêtres, plus de denier de saint Pierre, plus d'influences cléricales, plus de riches offrandes !" Puis Le Siècle ajoutait : "que (M. Duruy) crée le plus tôt possible une école normale supérieure de professeuses ! Pour vaincre l'ennemi qui fait obstacle à tout progrès, il n'y a qu'un moyen, un seul : instruire les femmes pour qu'elles instruisent les jeunes filles, et former des libres-penseuses." (Le Siècle, 20 novembre.)

Selon L'Opinion nationale, et c'est pour cela qu'elle applaudit à M. Duruy, le but de la circulaire, c'est d'arracher l'éducation des filles à la religion, au catholicisme, à l'Église. C'est ce que L'Opinion appelle organiser "l'enseignement laïque des femmes". "C'est là, dit-elle, une question vitale pour le pays. En effet, le Clergé tient tout en France par les femmes, et il tient les femmes par l'éducation. La plupart des filles sont élevées chez les religieuses. Par là, les prêtres sont les maîtres chez nous, dans nos maisons. Si bas ou si haut que vous portiez les regards, ils ont dans chaque intérieur un œil sans cesse ouvert et une influence toujours active." […]

Selon Le Temps, la portée de la circulaire, "c'est d'enlever définitivement la direction des esprits à l'Église, c'est de consommer la sécularisation des intelligences. […]" (Le Temps, 21 novembre.) Le Temps dit encore : "il s'agit de savoir si le prêtre, qui tient encore la femme, recouvrera par son moyen l'empire sur la société, eu si la société achèvera de s'affranchir du prêtre, en lui enlevant la femme, pour la faire participer à la culture cl à la vie générales. Au fond, et en définitive, c'est le sort de la France qui est en question." (Le Temps, 21 novembre.) […] Enfin, un professeur de l'Université, qui intervient dans la question, choisit le Siècle pour écrire ce que voici : "nous voulons pour nos filles un enseignement secondaire qui soit plus en harmonie avec l'enseignement que reçoivent nos garçons.... qu'elles puissent lire dans le même livre que nous et y puiser les mêmes pensées" : c'est-à-dire, comme dit Le Siècle, devenir de libres-penseuses. Puis il continue en ces termes : "vous dont la vie tout entière se passe à étouffer tous les sentiments que la nature a mis dans l'homme, vous voulez la domination sur la femme pour dominer l'homme à son tour, vous voulez la retenir sous votre joug et la maintenir sous votre autorité afin de commander par elle dans la famille." (Le Siècle, 21 novembre). […]

Comme honnête homme, je vous demande : quelle France voulez-vous nous faire ? Et que lui restera-t-il de pudeur et d'honneur ? Et jusqu'où voulez-vous aller enfin, puisque vous trouvez "bien modeste encore l'effort que fait en ce moment M. Duruy pour tirer les femmes de l'ignorance, où le clergé se plaît à les voir c et à les maintenir." (Opinion nationale, 23 novembre.) […]

Tout cela est profondément triste, Monseigneur, mais à un point de vue, tout cela est heureux, et, dans la tristesse de mon âme, je bénis Dieu. Car le péril qui s'est tout à coup révélé ne date pas d'hier ; mais nous ne le voyions pas assez. Depuis quelques années l'Église est tellement menacée au dehors, et les passions impies et démagogiques, dans toute l'Europe, attaquent tellement tout ordre religieux, moral, et social, que nous n'avons pu toujours suivre d'assez près la marche et les progrès de l'impiété parmi nous. Sur cette grave question de l'enseignement public, il y a trop longtemps que les hommes religieux se sont laissés distraire. Nous sommes ainsi faits en France. La mode a chez nous une puissance étonnante. Ces questions ont été longtemps à l'ordre du jour : que de discours, de livres, de commissions, de pétitions, de projets sur l'enseignement pendant vingt ans ! Puis on passe à autre chose, et on n'y pense plus. Pendant ce temps, M. Duruy, et ses alliés, les livres et les circulaires font leur œuvre. Eh bien, si cette dernière circulaire nous réveille, je le dis, elle est heureuse.

Pour moi, il y a longtemps déjà que les actes et les livres de M. Duruy en particulier m'occupent, et que j'ai examiné et fait examiner, avec le dernier soin, non-seulement ses écrits, mais une quantité d'ouvrages historiques publiés en collaboration avec lui, sous sa direction personnelle (*), et répandus avec profusion dans nos lycées et dans nos écoles ; et j'en ai été effrayé.

Quand je pense que le Ministre de l'instruction publique d'une nation comme la France, dans une introduction solennelle à notre histoire, marchant sur les traces de ceux qui font de l'homme un orang-outang perfectionné, ose donner pour ancêtre à l'homme le singe, et pour point de départ à l'humanité l'état sauvage ; quand j'entends Le Moniteur universel, le journal officiel de l'Empire, nommer, lui aussi, et avec agrément, le singe un ancien congénère de l'homme, son aïeul peut-être (2 mai 1864) ; et ailleurs donner à la France des leçons de haute morale comme celle-ci : "l'homme n'est pas une intelligence servie par des organes, comme on l'a dit en style prétentieux, mais un organisme qui s'est élevé par degrés jusqu'aux plus fiers sommets de la pensée." Et un peu plus bas : "la véritable histoire du genre humain qu'il faut distinguer des légendes, atteste que le ventre fut le précurseur du cerveau. Nos premiers pères, ces anthropophages vénérés, avaient la tête bien petite, leurs crânes fossiles en font foi. La digestion a précédé la pensée, et de longtemps ; il y a des centaines de siècles entre ces deux ordres de phénomènes." (4 août 1867).

Quand je vois ces doctrines abjectes, honorées d'un tel patronage, élevées dans les plus hautes chaires de l’enseignement, décorées par la fortune, mais en vérité je me le demande : où en sommes-nous donc, et où allons-nous ? Est-ce avec de telles bassesses qu'on préparera nos jeunes et vaillantes générations aux luttes de l'avenir, et les jeunes Françaises aux vertus sans lesquelles la famille et la société s'écrouleront dans des abîmes de honte et de douleur ! La vérité est que le mal social fait au dehors depuis dix années n'a d'égal que le mal fait au dedans par la presse impie, à laquelle en ce moment un ministre aveugle, c'est le moins que je puisse dire, bon gré, mal gré, donne la main. Et tout cela systématiquement, froidement, implacablement. […]

Encore quelques années de ce régime et de la résignation plus ou moins expresse, plus ou moins silencieuse des honnêtes gens, et l'on recueillera la moisson de tout ce qui a été semé. Et déjà l'on commence. Les plus funestes doctrines faisant explosion, les grandes écoles de radicale impiété, l'athéisme, le matérialisme, et les théories les plus subversives de toute morale, s'étalant avec audace, se propageant avec une ardeur redoublée par l'espérance d'un prochain triomphe, voilà ce que nous voyons.

Pour moi, ma conviction profonde est que nous ne pouvons pas fermer les yeux plus longtemps. Et quand je vois ces graves questions de l'enseignement, qui portent en elles la vie ou la mort des sociétés, traitées comme elles le sont par M. le Ministre de l'instruction publique, je ne puis pas ne pas être ému, et ne pas le dire. Non, c'en est trop, et il faut qu'on sache enfin si les grands pouvoirs publics n'ont rien à voir sur de pareilles entreprises. […]

Veuillez agréer, Monseigneur, l'hommage de tous mes bien dévoués respects.

† FÉLIX, Evêque d'Orléans. »
_________________
[note du texte] "50 volumes, format in-12, publiés par une société de professeurs et de savants, sous la direction de M. V. Duruy, 1852".

Félix Dupanloup, Seconde lettre de Mgr l'évêque d'Orléans
sur M. Duruy et l'éducation des filles, Paris, Charles Douniol, 1867.

mardi 7 décembre 2010

"S'il est au monde... un spectacle affreux, c'est celui de la Morgue" (E. Texier, 1852)

  
« A l'extrémité orientale de l'île de la Cité, derrière le chevet de Notre-Dame, sur l'emplacement de l'ancienne promenade que l'on appelait le Terrain, s'étend une construction basse et profonde, d'apparence triste et froide, qu'un des historiens de la Ville signalait comme le plus "affligeant édifice qui soit dans Paris". C'est LA MORGUE, où l'on reçoit et où l'on expose les individus trouvés morts sur la voie publique et demeurés inconnus.

Dans ce lieu, la mort apparaît sous sa forme la plus sombre et la plus horrible, anonyme et violente, tantôt accidentelle, plus souvent volontaire et criminelle. Elle s'offre à la foule dans sa nudité, sollicitant au milieu des indifférents, dont le flot se renouvelle sans cesse devant les tables mortuaires de la Morgue, un regard ami, une main pieuse qui, en lui rendant un nom, lui assure les derniers devoirs.

Ce serait, pour un observateur et pour un moraliste, un spectacle intéressant et singulièrement curieux que celui de cette vaste vitrine derrière laquelle sont étendus des corps inanimés envahis déjà par la décomposition, qui portent souvent des traces de violences et de mutilations, et devant lesquels s'écoule pendant tout le jour une multitude de curieux, la plus diverse par l'âge, par le sexe, par le rang, tour à tour émue et silencieuse, souvent soulevée de terreur et de dégoût, parfois cynique et turbulente. Il y aurait à recueillir là des impressions bien contraires, des commentaires saisissants, inspirés par la vue de ces morts violemment tombés au milieu du tourbillon de la vie parisienne, disparus en un instant et sans avoir laissé de trace du cercle où ils étaient connus, et qui attendent le hasard d'une rencontre pour pouvoir entrer en quelque sorte d'une façon régulière et légale dans l'éternel repos. Parmi cette foule avide de contempler la victime encore inconnue d'un crime éclatant, on a vu parfois se glisser le meurtrier lui-même ; et il n'est pas sans exemple que celui-ci se soit dénoncé à la vigilance d'agents placés à la Morgue comme en un poste d'observation, par quelque remarque involontaire que lui arrachait le muet appel de ce corps frappé par lui et étendu sans vie devant ses yeux. […]

Tout cadavre apporté à la Morgue, s'il n'est ni connu ni méconnaissable, est immédiatement exposé dans la salle centrale aux regards du public pendant soixante-douze heures au moins, et les vêtements, préalablement lavés, sont placés au-dessus du corps. Lorsque l'exposition ne peut plus être continuée, soit par le lait de la décomposition, soit par toute autre cause, et que la reconnaissance n'a pas eu lieu, il est procédé à l'inhumation, mais les vêtements restent encore exposés pendant quinze jours. La Morgue est ouverte au public tous les jours, en toute saison, depuis le matin jusqu'au soir. […]

La reconnaissance des corps exposés à la Morgue est l'occasion de scènes parfois bien touchantes, et nous avons gardé le souvenir de drames singulièrement émouvants renfermés dans l'enceinte du greffe. C'est là que chaque jour, pendant des semaines, des mois entiers, des amis, des parents éplorés, sous le coup de cette incertitude plus poignante cent fois que la plus cruelle réalité, sont venus interroger les tables de marbre de la salle mortuaire ou les dépots de vêtements ou les registres du greffe, et enfin, après une longue absence, ils retrouvent l'être aimé dont la disparition les tenait dans l'angoisse. D'autres fois c'est un coup subit, une rencontre inattendue qui place une personne de la foule, un simple curieux, un indifférent en face d'un cadavre dont la mort est restée ignorée et qui repose sans nom sur les froides dalles de la Morgue. De la province arrivent encore des familles inquiètes qui cherchent dans des vêtements ou des objets inanimés les traces de celui qu'elles ont perdu et qu'il n'a pas été possible de conserver jusqu'à la reconnaissance. […]

Au point de vue de la proportion des reconnaissances comparée au nombre des cadavres d'individus adultes apportés à la Morgue, on voit que dans la période qui s'étend de 1810 à 1830, le chiffre des reconnaissances n'atteignait pas les deux tiers des individus exposés. De 1830 à 1836, la proportion s'est élevée un peu plus au-dessus. Enfin, plus près de nous : en 1860, sur 380 corps reçus, 285 ont été reconnus.[…]

La Morgue reçoit deux fois et demie plus d'hommes que de femmes. Mais, outre les adultes d'âges et de sexes différents, on dépose à la Morgue des débris de cadavres provenant de dissections anatomiques clandestines, des portions de membres qui se détachent des corps des noyés durant leur séjour dans l'eau ; et enfin un nombre considérable d'enfants nouveau-nés, de fœtus expulsés à une époque plus ou moins avancée de la gestation. Ces derniers forment une catégorie à part qui mérite de nous arrêter, car le nombre croissant des enfants nouveau-nés et des fœtus délaissés sur la voie publique et recueillis à la Morgue se rattache étroitement à une question grave à la fois au point de vue social et judiciaire, l'accroissement du nombre des crimes d'infanticide et d'avortement.


Nature des décès constatés à la morgue de Paris, de 1863 à 1866.

De relevés faits avec soin par nous-mêmes, il résulte que dans l'espace de vingt-six années compris entre 1836 et 1862, 1985 cadavres de fœtus et d'enfants nouveau-nés ont été déposés à la Morgue : dans ce nombre, 887 étaient à terme, 1098 n'avaient pas atteint le terme de neuf mois ; mais ce qui est plus remarquable, c'est que, sur ces 1098 fœtus avant terme, 825, c'est-à-dire plus des quatre cinquièmes, n'avaient pas dépassé le sixième mois de la vie intra-utérine. Il est bien permis de faire remarquer que le plus grand nombre de ceux-ci doivent provenir d'avortements provoqués. »

Docteur Ambroise Tardieu, « La Morgue », in (collectif), Paris Guide. Deuxième partie : La vie. Paris, A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1867.

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« A quelques pas de l'Hôtel-Dieu, sur le quai, rue du Marché-Neuf, se cache, tout sombre et tout honteux, un petit monument qui s'appelle la Morgue (quelle peut être l'étymologie de cette appellation ?). La Morgue était autrefois située dans l'enceinte du grand Châtelet. Elle fut construite, en 1804, sur l'emplacement qu'elle occupe aujourd'hui. C'est là que sont transportés tous les cadavres que la Seine vomit sur ses bords, tous les morts trouvés dans Paris, et dont on ne connaît ni le nom ni le domicile ; tous les gens, en un mot, qu'un accident, un crime ou une résolution fatale ont fait passer anonymement de vie à trépas.

Ce bâtiment, d'un aspect extérieur si triste, et dont l'intérieur est d'un aspect plus triste et plus lugubre encore, cette chambre vitrée, avec ses dix ou douze tables de pierre presque toujours occupées par des cadavres, la Morgue enfin, est – qui le croirait ? – un lieu de réunion, une sorte de but de promenade des habitants du quartier. Dans la cité, les mères donnant le bras à leurs fils et à leurs filles, vont là pour voir les noyés, comme ailleurs on va pour voir la mode qui passe, l'oranger qui fleurit, les équipages qui reviennent du bois. La Morgue est le point central du voisinage ; on y court comme à la gazette du matin.

Ouverte à tous les vents, la Morgue est un bâtiment de vingt-quatre pieds d'étendue à peu près. Dans cet espace est compris le logement du morgueur et de sa famille. Car il a une famille comme tout le monde, le brave homme, des garçons, et peut-être bien aussi de jeunes filles qui mangent, qui rient, qui dorment, qui vivent enfin dans cet horrible local où chaque soleil levant éclaire de nouveaux cadavres. Et lui, le morgueur, ne croyez pas qu'il ait la physionomie plus laide et plus effrayante que la physionomie du voisin épicier ou marchand de vin. Il ressemble à tous les artisans dans ses manières et dans son costume; mais ses mains sont généralement plus blanches que celles des ouvriers, parce que sa profession l'oblige à les laver très-souvent.

Ce n'est pas tout ; dans ce bâtiment habite encore un greffier, qui, lui aussi, a une famille. Qui sait si la fille du greffier n'a pas un piano dans sa chambre, et si, le dimanche soir, elle ne fait pas danser ses amies au son des ritournelles de Pilodo et de Musard?

Visitons en détail le rez-de-chaussée. Voici la chambre où sont pendus les habits des noyés, des assassinés et des suicidés. Habits de toutes formes et de toutes dimensions ; une guêtre attachée par une épingle à une manche ! un châle tombant sur un paletot. Habits de bourgeois, robes de laine, vestes d'ouvriers, blouses, sarraux, toute la friperie de la mort. Toutes ces choses déteintes, déformées, se heurtent en voltigeant dans l'air qui entre par les croisées. Quel spectacle !

La seconde salle, celle qui touche à la chambre d'exposition, est consacrée à la dissection des exposés dont la police suspecte le genre de mort. Elle a pour tout meuble une table en marbre où l'on découpe, et une étagère où sont placées quelques bouteilles de chlore, ce désinfectant incisif.

Reste le caveau où l'on expose. Il est étroit, mal aéré ; dix ou douze pierres noires reçoivent les cadavres, qui y sont étendus dans une nudité à peu près complète. Au-dessus des exposés, leurs habits qui pendent accrochés au mur. Quelquefois le cadavre est tellement défiguré, tellement gonflé, tellement ballonné (c'est le terme usité à la Morgue) par suite de son séjour dans l'eau, qu'il est impossible aux amis et même aux parents de le reconnaître. Ce sont les vêtements qui, dans ce cas, servent à constater l'identité de l'inconnu.

Que deviennent les habits des cadavres inconnus ? on m'a dit qu'ils étaient la propriété du morgueur. Si le fait est vrai, voilà un homme qui doit faire d'excellentes affaires avec les marchands du Temple.

"La Morgue, dit M, Léon Gozlan, se recrute sur le rivage ; dans leur cours, les eaux sont détournées par les caps, les golfes, les îles de la Seine, qui, obligée dans toute la profondeur de sa masse de suivre les accidents qu'elle rencontre, dépose à des endroits à peu près invariables les corps qu'elle a roulés."

Je le répète, s'il est au monde un spectacle triste, un spectacle affreux, c'est celui de la Morgue, et cependant le jour où je m'y suis transporté pour l'examiner en détail, j'ai vu dans la salle du public des hommes, des femmes, des curieux et des curieuses qui examinaient froidement tous ces cadavres, dont quelques-uns étaient noirs et verdâtres. Ah ! quel malheur qu'une si belle femme se soit noyée, disait un homme à sa voisine en montrant une morte dont le corps blanc se détachait sur la pierre noire ! Quelle belle carcasse ça faisait ! Puis c'étaient des propos grivois et même obscènes, et ces propos étaient accueillis par les rires d'une grande partie de l'assistance. Il n'est pas de population, il faut bien le dire, qui ait moins que le bas peuple de Paris le sentiment de la dignité et de la majesté de la mort. »

Edmond Texier, Tableau de Paris, Volume 1, Paris, Paulin & Le Chevalier, 1852.

mercredi 1 décembre 2010

"Notre gloire peut-elle s'accroître d'une victoire comme celle de Mentana ?" (A. de Calonne, 1867)

Bivouac des troupes garibaldiennes à Nerola, dans les Etats de l'Eglise.
Dessin de Filippo Liardo, The London Illustrated News, 9 novembre 1867.

« Notre gloire peut-elle s'accroître d'une victoire comme celle de Mentana ? Notre vaillante armée a-t-elle besoin du pauvre laurier qu'elle y a cueilli ? Comment ne voit-on pas, au contraire, que c'est porter atteinte à sa dignité que d'exagérer outre mesure les obstacles qu'elle a rencontrés, et prêter un peu au ridicule que de prendre [...] 3.000 volontaires mal armés, mal équipés, mal pourvus, mal nourris, mal commandés, pour 10.000 foudres de guerre ? Nous allons essayer de donner, d'après nature, un croquis de l'armée garibaldienne ; il ne sera pas flatté et montrera par là que nous ne penchons pas précisément pour elle ; mais il fera voir en même temps que Le Moniteur devrait bien garder ses airs vainqueurs pour une meilleure occasion.

Qu'on se figure cinq à six mille gaillards, de tous les âges et de toutes les tailles, des hommes faits, des jeunes gens, des enfants de douze à seize ans en assez grand nombre, la plupart le visage hâve et le regard famélique. Quelques-uns bien vêtus et armés de carabines de luxe, jeunes gens de bonne famille, le képi rouge et vert sur l'oreille, la guêtre de cuir à la jambe, l'œil ardent, l'air déterminé : voilà la fleur. Si vous en avez cinq cents de cette espèce, c'est tout ce que vous pouvez compter. Il en mourra beaucoup, de ces braves jeunes gens, le jour du combat. Le gros de l'armée est là, grelottant sous une couverture de laine grise qui sert de manteau ; les uns sont coiffés d'un feutre gris de forme indescriptible, les autres de casquettes usées ; quelques-uns se sont fait des coiffures de fantaisie avec des petits chapeaux de femme; une plume d'autruche flétrie flotte sur leur dos, comme le panache de don César de Bazan. Leurs guenilles peuvent rivaliser avec les siennes. La moitié à peu près ont des fusils, mais quels fusils ? armes inoffensives des gardes nationales italiennes, armes de tous les calibres, pour lesquelles il faudrait des munitions aussi variées que les costumes de ceux qui les portent; fusils de 10 fr. quand ils étaient neufs, quelques-uns partant par la culasse ; mais qu'importe, puisqu'on épargne les munitions et qu'on fait surtout usage de la baïonnette ! Ceux qui n'ont pas de fusils ont des bâtons, des lances, des piques. J'ai vu des baïonnettes fixées à l'extrémité d'un manche à balai avec des cordes. Les plus heureux étaient ceux qui avaient ramassé les armes de leurs adversaires sur le champ de bataille. Un petit nombre avait des sabres, sabres de cavalerie, sabres d'infanterie ; c'étaient des chefs. Toutes les couleurs de l'arc-en-ciel figuraient dans l'accoutrement, mais la chemise rouge était rare et paraissait une marque de commandement. La cavalerie se composait de trente chevaux au moins, et les bagages de vingt voitures au plus. L'artillerie […] : Garibaldi avait apporté les trois petites pièces de son yacht, des canons à tirer des salves, de deux centimètres de calibre : on les avait montés sur de petits affûts peints en bleu, qui en faisaient de charmants jouets d'enfants. Il est vrai que cette batterie formidable s'était enrichie, à la journée de Monte-Rotondo, de deux canons rayés de quatre, pris avec leurs caissons aux pontificaux. Une fois les approvisionnements des deux caissons épuisés, ces deux canons devaient devenir une gêne plus qu'un utile instrument de combat. C'étaient deux canons de l'ancienne armée napolitaine. Celui que Garibaldi, malgré sa déroute, a ramené sur le territoire italien, portait la date du 7 mars 1860 et l'inscription de la fonderie royale de Naples.

Pour compléter le tableau de l'armée garibaldienne, j'ajouterai que l'ordre n'y régnait pas précisément, et que la discipline laissait beaucoup à désirer. La moitié environ était composée d'anciens soldats braves et aguerris ; le dixième de jeunes gens de bonnes familles, résolus mais téméraires, peu habitués à obéir, toujours prêts à se jeter en avant, soldats dangereux en face d'un ennemi habile à la manœuvre. Le reste n'était pas tout vauriens, mais il y en avait quelques-uns, et cela suffisait pour engendrer le désordre et compromettre l'armée si elle était entamée. Enfin le maniement des armes était aussi capricieux que l'uniforme : les bataillons ne savaient ni marcher ni évoluer, et dans les conversions ils étaient sujets à se jeter les uns sur les autres.

Voilà, sans la flatter, l'armée qui devait essuyer la première l'épreuve du fusil Chassepot. Propre à exécuter un coup de main, ou à former des guérillas, elle était incapable de résister à quelques bataillons réguliers et bien commandés. Garibaldi avait déjà congédié la moitié de ses soldats le jour de la bataille ; s'il n'en avait gardé que mille bien choisis, il eût fait certainement meilleure figure.

Les bandes garibaldiennes étaient en marche lorsqu'elles rencontrèrent devant elles les troupes pontificales. Le combat s'engagea sur les hauteurs de la Mentana, et dura quatre heures, suivant le rapport français. Une partie des garibaldiens s'était retranchée dans les murailles du village fortifié, et y soutenait le principal effort de l'attaque avec succès, lorsque le gros de l'armée, qui s'éclairait seulement sur la droite, se vit tout à coup attaqué sur la gauche par les bataillons français, qui avaient tourné la position. Coupée en deux par cette attaque soudaine, l'armée garibaldienne était dans une situation critique. Le général donna aussitôt le signal de la retraite ; mais, en se repliant sur Monte-Rotondo, il se trouva pris de flanc par une grêle de projectiles ; c'était un bataillon français armé de fusils Chassepot, qui était là posté au coin d'un bois. La confusion se mit dans les rangs garibaldiens, les lignes furent rompues, et la déroute commença. Un noyau, au centre duquel se trouvait Garibaldi, fit pourtant bonne contenance, et inspira une certaine retenue au commandant français qui, croyant rencontrer des forces nouvelles à Monte-Rotondo, résolut d'attendre au lendemain pour s'en emparer. Il commençait à faire nuit, et l'on craignait les embuscades. Evidemment les chefs de l'armée française ignoraient que six mille garibaldiens avaient déjà, la veille et l'avant-veille, repassé la frontière. Il est permis de supposer que, s'ils eussent cru n'avoir affaire qu'à une poignée d'hommes battant en retraite, ils eussent hésité à engager le drapeau français dans cette pitoyable lutte, et renoncé à enfoncer avec le chassepot une porte ouverte.

Cependant, le village de la Mentana tenait toujours. Un bataillon garibaldien, le premier, le seul qui fût parfaitement organisé, s'était dévoué pour couvrir la retraite. Il y réussit à ce point qu'il resta maître de la position pendant toute la nuit. Le lendemain matin, il se rendit aux Français; il avait d'ailleurs épuisé toutes ses munitions. La résistance, malgré la disparité des forces, avait paru si opiniâtre à nos officiers qu'ils avaient pu croire de bonne foi avoir affaire à toute l'armée garibaldienne ; de leur côté, les garibaldiens ne savaient pas qu'ils eussent devant eux les Français. Garibaldi l'ignorait encore le lendemain matin, et quand il l'apprit il exprima le regret d'avoir soutenu le combat.

Les troupes franco-pontificales, en entrant le 4 au matin dans Monte-Rotondo, trouvèrent la ville évacuée, ce qui eût été impossible si le jour du combat Garibaldi avait eu avec lui 10.000 hommes, ainsi que le prétend le rapport officiel. Garibaldi passa la nuit avec une partie de ses bandes désorganisées sur le territoire pontifical, à l'Albergo del Grillo; le lendemain matin seulement, il franchit la frontière avec ses trente chevaux, les deux petits canons de son yacht et l'un des deux canons rayés qu'il avait quelques jours auparavant enlevés à l'armée pontificale. Il laissait derrière lui près de 500 cadavres, 6 à 700 blessés et un millier de prisonniers. Telle avait été la funeste issue de son aventureuse entreprise.

Quelque bravoure que l'on suppose aux bandes garibaldiennes, quelque excellente que fût leur position retranchée à la Mentana, on a peine à se figurer qu'elles aient pu soutenir pendant quatre heures, avec leurs mauvaises armes et leurs maigres munitions, l'effort de 6.000 soldats réguliers, munis d'une artillerie formidable, de cavalerie et de fusils perfectionnés, dont les détonations rapides "déchiraient la toile", comme disent les soldats, à tous les coins de l'horizon. On s'étonne davantage encore que ces troupes éprouvées et bien commandées ne soient pas parvenues dès le soir même à occuper la Mentana et Monte-Rotondo, et même à couper complètement la retraite à Garibaldi et au reste de ses soldats. Si le commandant en chef de l'armée franco-pontificale avait mieux connu l'état des choses, s'il s'était mieux rendu compte des intentions véritables de son adversaire, il se serait assurément épargné le regret d'une inutile boucherie, soit en informant Garibaldi de la présence devant lui du drapeau français et accompagnant cette information d'une sommation en règle, soit en lui coupant les chemins vers l'intérieur du pays et en ne lui laissant ouverte que la route de la retraite. On savait que le camp garibaldien était sans approvisionnements, qu'il lui était très difficile de se ravitailler, même lorsque toute la plaine lui était ouverte, et qu'il lui serait impossible de tenir plus de vingt quatre heures s'il se trouvait bloqué. On n'eût pas eu à enregistrer dans nos annales la victoire du 3 novembre, mais les droits de l'humanité n'y eussent point perdu. […]

L'intervention des fusils Chassepot dans le combat n'est pas la moindre faute que nous ayons commise, et c'est quelque chose de pire si l'on songe aux six cents pauvres diables qu'ils ont, sans nécessité, jetés sur le carreau. On a par là déposé dans tous les cœurs italiens un germe d'animosité qui portera de méchants fruits plus tard ; on s'est inhabilement substitué à l'Autriche dans la haine du peuple italien. N'eût-il pas mieux valu laisser aux troupes pontificales tout l'honneur de cette misérable victoire ? Les Italiens disent aujourd'hui qu'ils ont été victimes d'un guet-apens, et que toutes les représailles leur sont désormais permises. Etait-il d'une sage politique de fournir aux passions patriotiques, déjà trop surexcitées, un pareil aliment ? N'était-ce pas assez de barrer le chemin de Rome, sans y faire inutilement couler un flot de sang ? […]

En couchant par terre six cents garibaldiens sur le champ de bataille de Mentana, le fusil Chassepot, dit-on, a fait merveille, et l'on croit avoir mis le Saint-Siège à l'abri de la révolution. La plus grande merveille du fusil Chassepot n'apparaîtra que plus tard : on verra qu'il a tué le pouvoir temporel et blessé le pouvoir spirituel bien grièvement. Qu'on dise l'office des morts à la chapelle Sixtine, mais qu'on n'y chante pas le Te Deum. »

Alphonse de Calonne, "Les merveilles du fusil Chassepot", Revue contemporaine, 15 novembre 1860.

samedi 26 juin 2010

"La conquête pacifique de l'Amérique russe" (R. Laboulaye, 1867)

Sitka, ou "New Archangel", capitale de l'ancienne Russie américaine
(dessin extrait de : Frederick Whymper, Travel and adventure in the territory of Alaska..., J. Murray, 1868)


« Les Américains viennent d'augmenter leurs possessions déjà si vastes par la conquête pacifique de l'Amérique russe. Ils l'ont achetée du gouvernement russe, le 28 mars dernier, au prix de 7.200.000 dollars (37.000.800 francs). Peu de personnes connaissent l'Amérique russe, et pour beaucoup, je le crois, ce pays, perdu dans les régions polaires, ne paraît pas devoir inspirer grand intérêt. […]
L'Amérique russe a été découverte en 1728, sous le règne de Catherine, veuve de Pierre le Grand, par le célèbre navigateur danois Behring, alors au service de Russie, dont le nom est resté attaché à la mer qui baigne les côtes de cette contrée. A ce premier voyage, il ne fit que reconnaître les îles Aléoutiennes, et ce fut seulement en 1741, qu'il aperçut pour la première fois le continent américain. […] Plusieurs autres expéditions ont été faites dans le courant du siècle dernier et au commencement de celui-ci, sur les côtes de l'Amérique russe. La dernière, en 1826, est celle de l'amiral russe Lutke, qui a fait, en français, une description intéressante de ce pays si mal connu même de ses possesseurs ; il n'était habité, en effet, à cette époque, que par quelques milliers d'Esquimaux, dont on connaissait mal les mœurs, puisque personne n'avait pénétré dans l'intérieur, et par une compagnie de chasseurs de fourrures. C'est dans ces dernières années seulement qu'on y a fondé une compagnie nouvelle et assez florissante pour l'exploitation de la glace.

Depuis 1826, il faut le dire, la situation ne s'est guère améliorée ; ce pays, extrêmement éloigné du centre de l'Empire russe, n'en reçoit aucune impulsion civilisatrice, et manque absolument de vitalité; il n'y a pas d'industrie, pas de commerce, pas même de maisons, seulement des huttes de chasseurs ou de pécheurs. Tout est resté stationnaire, et la rudesse du climat n'en est pas la seule cause, pas plus que l'éloignement de la capitale ; presque tous les écrivains sont d'accord pour reconnaître que l'administration russe, par sa cruauté et son inintelligence, a augmenté encore la misère des habitants et la désolation du pays. Et cependant ces régions glaciales offrent les ressources de tout genre dans une abondance incroyable pour la latitude où elles se trouvent, et le jour où elles seront exploitées par des hommes actifs et persévérants comme les Américains, les richesses qu'elles contiennent seront utilisées, les déserts seront peuplés, et l'on perdra bientôt le souvenir de l'époque où un pays plus grand de moitié que la France, soumis depuis cent cinquante ans à une grande puissance européenne, possède à peine cinquante mille habitants, et n'a que quatre écoles et deux hospices, pas d'autres maisons, excepté celle du gouverneur.

Dès 1859, M. Givin, sénateur de Californie, représentant officieux du président Buchanan, allait trouver le ministre de Russie à Washington, et lui faisait observer que son gouvernement était trop loin et trop occupé des affaires d'Europe et d'Asie, pour tirer grand parti de ces possessions d'Amérique, que les États-Unis, au contraire, bien plus rapprochés de ces possessions que la Russie, seraient plus à même d'en utiliser les ressources, qu'ils ne doutaient pas d'y réussir, si l'on voulait leur céder l'Amérique russe, et qu'enfin ils en donneraient volontiers 5 millions de dollars. Le président confirma bientôt ces propositions, et l'on s'entendait déjà avec la Russie, sinon sur le prix qu'elle trouvait trop peu élevé, du moins sur le fait même de la cession qu'elle acceptait en principe, lorsque la révolte du Sud éclata; il ne fut plus question d'autre chose jusqu'en 1866,où la législature du territoire de Washington (ce territoire se trouve sur la côte du Pacifique tout auprès de l'île de Vancouver, à cent lieues de l'Amérique russe) présenta un mémoire au président Johnson, pour demander la liberté de la pêche en tous temps, sur toutes les côtes des possessions russes, où, disaient les signataires du mémoire, il y a abondance de saumon, et de morue d'excellente qualité. A ce mémoire vint s'en joindre un autre de M. Colo, sénateur de Californie, qui vint demander à la Russie, au nom des Américains, le privilège de la Compagnie anglaise, pour la chasse des fourrures connue sous le nom de Hudson Bay Company ; cette compagnie célèbre avait acquis de l'ancienne compagnie russe son privilège qui devait expirer en juin 1857. L'administration de cette Compagnie n'avait pas été entièrement satisfaisante, et le prince Gortschakow ne tenait pas à renouveler son privilège. Devant les propositions de l'Amérique, il n'hésita plus, et poussé d'autre part par le grand-duc Constantin, il remit sur le tapis la question d'une cession pure et simple de l'Amérique russe aux États-Unis. M. de Stoëckl, ministre de Russie à Washington, se rendit, en octobre 1866, à Saint-Pétersbourg, pour prendre les ordres de son gouvernement, et à son retour, le 30 mars 1867, le traité fut signé par lui au nom de l'Empereur de Russie, et par M. Seward, au nom des États-Unis. La cession était consentie moyennant un prix de 7.200.000 dollars en or. […]

Ainsi […] l'Amérique vient d'acquérir une contrée d'une étendue de 570.000 milles carrés dont le climat est infiniment plus doux que celui des latitudes correspondantes dans les autres parues du monde, dont la végétation est magnifique, et peut fournir aux Etats-Unis, pendant de longues années, ses plus beaux bois de construction. Ajoutez que ce pays renferme des métaux précieux : le cuivre et le charbon surtout en grande quantité. Ajoutez les fourrures qui ont été le principal objet de convoitise des premiers habitants du pays, et les pêcheries d'une richesse véritablement miraculeuse dans cette partie du globe, et vous aurez une idée de la valeur considérable de la nouvelle acquisition des Américains. Leur courage et leur persévérance vont transformer bientôt ce pays où tout est à faire. Le génie anglo-saxon va en tirer des valeurs inconnues aux Russes, race stationnaire et stérile qui peut bien conquérir d'immenses territoires, mais qui ne sait pas civiliser ceux qu'elle a vaincus. Quel contraste avec ces Américains, qui ne s'agrandissent qu'en apportant avec eux l'instruction et la liberté. »

René Laboulaye, "L'Amérique russe cédée aux Américains", La Revue nationale et étrangère, 2 série, vol. 1, n° 6, samedi 7 septembre 1867.


Indien d'Alaska (d'après Frederick Whymper, op. cit.) 

vendredi 18 juin 2010

"Quelle ruche, quelle fourmilière en travail que cette infatigable race des industriels de la rue !" (V. Fournel, 1867)

"Tableau de Paris à 5 heures du matin", estampe, Imp.-lith. Pellerin à Epinal, 1875.


« Que faire en un fiacre, quand on est las de regarder les enseignes et les affiches par la portière, à moins d'écouter, à demi accroupi en son coin, la symphonie si monotone dans sa variété, si variée dans sa monotonie, qui s'élève incessamment de chaque rue de la grande capitale ? Prêtez l'oreille, et vous n'entendrez d'abord que le désagréable roulement des voitures sur le pavé ; puis bientôt s'élèvera à côté de ce bruit la discordante et criarde mélopée des mille cris de Paris.

Chaque industrie a sa gamme technique, chaque industriel a adopté dans le ton général une note qui le distingue. Pas un cri qui n'ait sa signification et sa philosophie, pour ainsi dire. Il y a de la symétrie dans cette variété, de l'ordre dans ce désordre, du raisonnement dans cette fantaisie : il faudrait n'avoir pas d'oreilles et pas de sentiment pour ne s'en point apercevoir. Marchands d'encre, de marée, de pommes de terre au boisseau, de mottes à brûler, de mouron pour les petits oiseaux, ramoneurs, saltimbanques, charlatans, casseurs de pierres, joailliers en plein vent, étalagistes des boutiques à cinq sous, cela crie, chante, accentue ses apostrophes et scande ses invitations sonores sur tous les tons et dans tous les modes. On dirait un carillon monstre, mis en branle par dix mille mains à la fois, et qui sème sur les pavés de la ville une pluie formidable de notes rauques, argentines ou criardes. Dès six heures du matin ce concert commence à s'élever, pour ne s'éteindre qu'à dix heures du soir et recommencer le lendemain, et ainsi tous les jours que Dieu fait.

Il faudrait un volume in-folio pour faire ressortir dignement l'art naturel et spontané qu'il y a dans tous ces cris des petites industries, leurs inflexions dramatiques, leurs savantes roueries, leur expression vivante et variée : depuis le récitatif classique et saccadé de la marchande de cartons, jusqu'à la fanfare à la fois mélancolique et provocatrice du marchand d'habits ; depuis l'exclamation naïvement passionnée de la poissarde ambulante qui s'extasie devant la fraîcheur et la beauté de ses maquereaux, jusqu'à la retentissante mélodie de la marchande d'huîtres à quatre sous la douzaine ; depuis l'annonce confiante, sereine et cavalière du vitrier, sachant qu'on cassera toujours des carreaux, et du marchand de coco qui ne s'inquiète pas de l'avenir, tant qu'il y aura des gamins, des provinciaux, des blanchisseuses, et que le Petit-Lazari restera debout sur sa base, — jusqu'à l'appel, plaintif et désespéré comme le râle d'un homme qui se noie, de l'Auvergnat porteur d'eau, qui semble se demander avec angoisse s'il pourra ajouter deux sous à son trésor, —jusqu'au rugissement inquiet du raccommodeur de fontaines qui, pour avoir embouché la trompette dans un dernier et sublime effort, n'en prêche pas moins au milieu du désert.

Ajoutons-y encore la mélopée, humble et suppliante comme une élégie, du collectionneur de bouteilles cassées, qui implore un don, tout en se posant en acheteur par une fiction qu'il ne faut pas prendre au sérieux ; puis la marchande de plaisirs, avec son cri langoureux, plein de mystérieuses promesses ; et le montreur de lanterne magique, avec sa modulation fantastique et tentatrice, qui fait involontairement songer aux merveilles des Mille et une Nuits.

Quelle ruche, quelle fourmilière en travail que cette infatigable race des industriels de la rue! Ils pullulent tellement à Paris qu'ils semblent germer dans la boue du macadam. Heureusement, sauf quelques pauvres diables qui ont grand'peine à se tenir en équilibre sur le dernier échelon du commerce des rues, ils ne vous arrêtent pas au passage, et se contentent d'implorer votre bourse, armés de leur seule éloquence.

Parmi ces Lazares de l'industrie, qui viennent s'asseoir au coin de la table, ou plutôt sous la table parisienne, pour s'y disputer les miettes qui en tombent, il y a toute une légion de parasites étrangers, lesquels, au rebours des hirondelles, s'en viennent, pour la plupart, avec les neiges et s'en vont avec les roses. Tels sont ces marchands de statuettes en plâtre qui répandent et entretiennent dans le peuple le sentiment des arts : ils vendent aux portières, aux ouvriers, aux petits commerçants, des Christs et des Vierges, des Jeanne d'Arc d'après la princesse Marie, des odalisques, des guerriers musulmans appuyés sur leur cimeterre, des épreuves , dans les prix doux, de la Vénus de Milo ou des plus beaux ouvrages de Pradier. Cette race se compose surtout de Piémontais indolents, grands et gros gaillards qui doivent être proches parents des lazzaroni, à en juger par l'abandon caractéristique avec lequel ils savourent les douceurs du farniente.

Ce sont des êtres bien différents, ces petits joueurs de vielle et de mandoline, venus de Naples pour la plupart, qui vous poursuivent avec tant d'obstination dans la rue et ne répondent à vos impatiences que par un cri étrange et moqueur, assez semblable au gloussement d'un oiseau. Et voyez un peu l'influence des climats ! Ces chétives créatures ont sous leurs haillons un air effronté, une belle humeur étonnante, de grands yeux brillants comme des escarboucles, et c'est d'une voix délibérée et d'un geste hardi, en pirouettant sur eux-mêmes, qu'ils vous demandent cette aumône, implorée par le petit Savoyard avec une humilité si piteuse.

Un air toujours sombre et triste, une allure qui rappelle vaguement la marmotte, un visage barbouillé de suie, défiant, maussade et peureux, que n'ont jamais éclairé ni un sourire ni un rayon de soleil, une mine grelottante et sauvage, tels sont les caractères extérieurs de ces pauvres êtres qui forment la grande tribu des ramoneurs. Vrais Savoyards de mœurs et d'aspect comme de naissance, ils portent leur livrée à la fois sur la peau et sur les habits, et n'ont garde de se décrasser, de peur de perdre leur cachet. Un ramoneur blanc et propre, quel contre-sens ! Ce serait comme un négociant qui aurait décroché son enseigne et crierait au public qu'il n'a point de chalands.

Voilà les véritables gagne-petit de l'industrie parisienne ; mais c'est par un déplorable abus de mots que l'on range sous le même titre quelques humbles commerçants qui, en amassant sou par sou, avec la patiente et tenace lenteur de la fourmi, arrivent au bout de l'année à des bénéfices souvent plus considérables que ceux de tel directeur d'un grand magasin des boulevards. Sont-ce bien des gagne-petit, ces marchands de marrons cantonnés dans un coin de trois pieds carrés, et qui, en certains jours, à la Toussaint par exemple, comme me le confessait un d'entre eux, placé pourtant dans une des rues les moins hantées de Paris, vendent pour quatre-vingts francs de cette marchandise, où presque tout est bénéfice pur et simple !

Et les porteurs d'eau, ces frères siamois des charbonniers, presque tous rentiers sur leurs vieux jours! Ordinairement, le même homme réunit les deux emplois, et il faut bien subir avec résignation les conséquences suspectes de cet étrange cumul. Un très-grand nombre de ces petits industriels, sur le compte desquels vous êtes porté à vous apitoyer, en passant devant les trous noirs qui leur servent de boutiques, sont propriétaires de la maison qu'ils habitent. Pendant deux ans, j'ai fait l'aumône de mes vieux habits, de mes vieux chapeaux et de mes vieux souliers à un charbonnier des environs du Luxembourg, que je voyais déjeuner chaque jour d'un oignon cru, et qui avait acheté, l'année précédente, la maison à cinq étages dont il partageait le rez-de-chaussée avec l'échoppe d'un savetier. J'ai rencontré, depuis, dix exemples pareils. »

Victor Fournel, Ce qu'on voit dans les rues de Paris, Paris, E. Dentu, 1867 (1ère édition : 1858)

jeudi 15 avril 2010

"la Prusse, en fait de machines perfectionnées, nous envoie des canons" (L. Dubois, 1867)

 
« Pour ce qui est de la Prusse, en fait de machines perfectionnées, elle nous envoie des canons, de tous calibres, de toutes formes, à âme lisse ou rayés, en bronze ou en acier, se chargeant par la bouche ou par la culasse, ceux-ci énormes, ceux-là mignons et charmants comme des bijoux de poche : tout un arsenal au complet. M. de Bismark a-t-il voulu nous faire peur en étalant sous nos yeux tout ce parc d'artillerie, cet attirail de guerre, à peu près comme fait le magister qui montre le martinet aux écoliers récalcitrants pour les inviter à être bien sages ? On le croirait, surtout à voir ce monstre d'acier, ce canon géant, qui pèse avec son affût près de cent cinquante mille livres et lance des boulets creux du poids de 500 kilogrammes... Au moins M. de Bismark se conduit là en galant homme et sachant son monde, il n'épargne pas la matière et nous envoie un diplomate de poids. Chaque parole, chaque coup, veux-je dire, de ce Talleyrand de fer, ne coûte guère qu'un millier de francs !

Espérons pour les finances prussiennes, et aussi un peu pour cette pauvre vie humaine si menacée, qu'il ne sera pas trop bavard. Si sa parole coûte si cher, son silence serait d'un tout autre prix ! Nos journaux, d'autre part, ne nous parlaient-ils pas naguère d'un petit canon récemment inventé chez nous et qui, David de bronze, dirait au besoin son fait au Goliath prussien? En attendant, notre fonderie impériale de Ruelle riposte au léviathan de M. Krupp (le Vulcain du Jupiter à aiguille) par l'envoi de deux colosses, lesquels, à la vérité, ne pèsent que 38.000 kilogrammes, une misère! 12.000 de moins environ que leur rival d'Essen...
D'ailleurs, ici, l'œil se heurte un peu partout à des engins de guerre, tous plus formidables les uns que les autres, et luttant de puissance destructive. Tant il est vrai que le palais de l'Industrie est le temple de la Paix ! »

Lucien DUBOIS, "L'exposition universelle à vol d'oiseau", Revue de Bretagne et de Vendée, 11e année, t. XXII, 1867.
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«  Le Canon géant. Par ce temps de fusils à aiguille, et d'inventions meurtrières, il n'y a plus que les pièces de guerre monstrueuses, qui puissent captiver le regard du public. On ne s'arrête plus, comme autrefois, devant la forme souvent gracieuse presque coquette des canons armoriés et richement enjolivés ; le fini de l'exécution, la perfection du bronze ou de l'acier, la beauté des proportions, la légèreté, rien de tout cela ne touche plus le visiteur. Les dames elles-mêmes ne veulent plus entendre parler que d'œuvres gigantesques, étourdissantes de l'artillerie moderne ; il leur faut par exemple d'immenses canons de rempart se chargeant par la culasse tels que celui qui sort de la grande fabrique d'acier fondu de M. Krupp, à Essen. Celui-là dérobe à son profit, par son imposante masse et par sa nouveauté, l'attention des moins belliqueux; impassible, inébranlable, il se pose en souverain dominateur au milheu des machines industrielles qu'il semble vouloir intimider et réduire au silence. [...]

Le poids de ce canon est de 47.454 kilogrammes; son affût pèse séparément 15.000 kilogrammes; son diamètre intérieur est de 0 m 356; il lance des projectiles de 500 kilog. et chaque coup revient à environ 1.000 francs. Ne voilà-t-il pas une machine bien avantageuse? En se plaçant même au point de vue militaire, ce léviathan des canons nous paraît trop difficile à manœuvrer pour pouvoir être d'une utilité réelle dans un combat.»

Hippolyte GAUTIER, Les curiositées de l'exposition universelle de 1867: suivi d'un indicateur pratique des moyens de transport, des prix d'entrée, etc. Paris, Delagrave, 1867.

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« ... vous avez vu le monstrueux canon d'acier qui épouvantait les chemins de fer allemands par son poids et qui serait resté sans rival au Champ-de-Mars si nos fonderies de Ruelle n'étaient venues relever l'amour-propre national. Ce canon prussien était l'oeuvre et la propriété d'un simple particulier, M. Krupp, qui s'est livré à l'agréable spécialité des engins les plus meurtriers. Ledit canon avait été forgé à Essen, dans les provinces Rhénanes, où 7.500 ouvriers sont occupés à ce travail trèsbeau, mais très-homicide ; il a été offert en cadeau à S. M. le roi Guillaume, qui a dû être fort sensible à un pareil présent, lequel est tout à fait dans ses goûts. Eh bien, cet émule de Vulcain, si redoutable à la race humaine en général, est, en particulier, d'une bonté remarquable pour ses cyclopes. Il les admet en participation directe à ses bénéfices et donne, à ceux dont il est satisfait, un intérêt dans sa maison. Que voilà de braves gens conviés à bénir la guerre ! M. Krupp les loge à prix réduit, quand ils sont mariés, et pour les cclibalaires, il a installé de vastes bâtiments où, moyennant 0,76 c. par jour, on a le vivre et le couvert.»

Henry DE RIANCEY, L'ouvrier. Journal hebdomadaire illustré, n° 338, 19 octobre 1867.

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Alfred KRUPP (1812-1887), portrait tiré de l'ouvrage collectif : Les contemporains célèbres illustrés (1869)
 
 
« Tout le monde se souvient encore du canon monstrueux que M. Krupp, un industriel dont la Prusse est si fière, a exposé au Champ de Mars, et du grand prix que le jury crut devoir décerner à sa manière de fondre et de forger l'acier. Rappelons en peu de mots qu'il avait fallu seize mois pour fabriquer le canon-géant qui trônait à l'entrée de la section prussienne; que chaque coup tiré par cet engin, si l'on calcule le capital employé et le prix de la charge et des projectiles, revenait à près de quatre mille francs ; que les projectiles lancés par lui pesaient plus de 500 kilog.; que pour transporter ce colosse de Prusse en France, les compagnies de chemins de fer n'avaient pas trouvé de wagon assez solide et que l'on avait dû construire une voiture spéciale en fer et en acier.

On a pu se demander, en s'élevant au-dessus d'une admiration que la force matérielle ne peut inspirer, ce que prouve un canon, si gros qu'il soit? Si c'est le mérite et la puissance de la fabrication, il est à déplorer que ce mérite et cette puissance ne soient pas appliqués à de meilleurs résultat ? M. Michel Chevalier, en faisant la revue des grands prix de l'Exposition, a laissé tomber, de sa plume compétente, le jugement suivant : "La célèbre maison Krupp travaille d'après un procédé particulier dout elle réussit à garder le secret depuis un quart de siècle environ. Elle avait exposé des objets de taille colossale en acier fondu et forgé, notamment un canon dont la vue seule inspirait l'effroi et dont cependant les méchants ont prétendu qu'il faisait plus de peur qu'il ne pourrait faire de mal." »

J. LAURENT-LAPP, "M. Krupp", dans : Les contemporains célèbres illustrés, 106 portraits, 106 études, Paris, A. Lacroix, Verboeckoven & Cie, 1869.

mardi 2 février 2010

L'Exposition universelle de 1867 racontée par un témoin



« Cette Exposition a été une des plus grandes merveilles du monde et le plus grand acte de l'Empire. On dit que la construction des bâtiments a coûté 12 millions. Ils étaient d'une grande simplicité. Le fer et la fonte en furent les seuls matériaux. Cette construction en forme de rotonde concentrique comprenait presque toute l'étendue du Champ-de-Mars. On avait classé les produits d'une façon fort ingénieuse. Dans cette immense ellipse, les nationalités avaient leur place et les genres de produits étaient classés de telle façon qu'on pouvait étudier à la fois tous les produits d'une nationalité et tous les produits d'une même espèce, suivant que l'on prenait la circonférence ou le secteur correspondant à la portion de circonférence affectée à chaque nation.[…]

Cette disposition ingénieuse donnait à l'Exposition de 1867 une animation qui a manqué à celle de 1878. Les expositions sont faites pour le public et non pour des savants ennemis de toute frivolité et de tout plaisir. En 1867 on s'amusait à l'Exposition, en 1878 on s'y ennuie. En dehors de l'Exposition, un grand jardin était rempli de bâtiments affectés, suivant la section où ils se trouvaient, à des expositions partielles et spéciales des nationalités respectives, L'architecture correspondait à cette heureuse et habile classification. On y voyait, en effet, des maisons françaises, des chalets suisses, des habitations russes et suédoises, des villas italiennes, des temples égyptiens, des mosquées turques et arabes, des pagodes chinoises, des palais connus tels que ceux de Tunis, de Tripoli, de Constantinople, du Caire, etc.. C'était féerique et magique. […]

Le 22 avril, j'ai fait ma première visite à cette Exposition. Ma première pensée a été d'admirer les tableaux, les étoffes et les machines: j'étais enthousiasmé. Après avoir parcouru toute l'Europe, je dois dire que je n'ai jamais vu un ensemble plus complet de belles choses.

Je suis retourné à l'Exposition. Il y a des cafés chinois, anglais, belges. On y voit des Chinoises, de vraies Chinoises qui vous vendent du thé : elles sont affreuses ! On y voit aussi des Anglaises qui donnent des liqueurs et du café, elles causent aimablement avec les consommateurs ! Ce sont des filles qui cherchent fortune à Paris. Plus loin, des Frisonnes avec leur costume national et leurs appas à la Rubens, vous offrent des verres de lait d'une vacherie modèle. Cette Exposition est un immense bazar international; on y peut voyager dans tout l'univers, sans quitter Paris. […]

Les produits de l'Inde étaient fort curieux. Il y avait des figurines en ivoire représentant des vaisseaux, des divinités, des gens du peuple, des rajahs, des éléphants. Plus loin, on voyait ces splendides étoffes et ces beaux cachemires que nous prétendons imiter, alors qu'ils sont inimitables. Les produits de l'Australie étaient surtout agricoles. Il y avait là des toisons qui valaient mieux que celle de Jason. Le Canada avait une exhibition remarquable de fourrures et de bois. Au milieu de tous ces produits, l'exhibition féminine n'était pas la moins curieuse. On voyait de jolies Arlésiennes fort décolletées qui vendaient des bonbons aux galants nombreux du public. Je suppose qu'on a placé depuis fort avantageusement ces produits humains qui ne furent pas sans influence sur le succès de l'Exposition. Quand on pense qu'il y avait là des visiteurs qui y passaient leur journée, et qu'on pouvait déjeuner et dîner dans cet immense bazar, on comprend l'intention de ces exhibitions destinées à attirer les regards de passants désoeuvrés.

[…] J'ai visité, le 12 juillet, à l'Exposition, la section réservée à la Convention de Genève, c'est-à-dire le matériel des ambulances de la guerre, sans me douter du rôle qu'elles auraient prochainement. Il y avait là des instruments de toute sorte pour le pansement des blessés et leur transport en dehors du champ de bataille. Cette exposition était établie dans un pavillon situé dans les jardins extérieurs du palais. Au risque de paraître minutieux, je raconterai toutes mes visites à l'Exposition : c'est le seul moyen d'en rendre compte en détail. Le 14 juillet, j'ai parcouru la section réservée au Grand-duché de Bade et à la Bavière. Il y avait une profusion de pendules dites à coucou qui faisaient le bonheur des visiteurs. Dans une autre visite j'ai fait l'ascension d'un phare de 59 mètres où l'on montait 264 marches ; c'était très fatigant, mais le panorama faisait oublier les fatigues de l'ascension. […]

Ma trente-deuxième visite a été réservée à la Russie et aux colonies françaises. La Russie a fait une remarquable exposition de ses produits, de ses marbres, de ses fourrures, et une curieuse exhibition de costumes nationaux très fidèlement reproduits. A ma trente-quatrième visite, j'ai particulièrement étudié l'Autriche, dont l'exposition était fort belle. Il y avait de très beaux verres de Bohême, mais aussi beaucoup trop de pipes de toute sorte qui n'en étaient pas moins fort admirées, malgré leur profusion. A ma trente-cinquième visite, j'ai pris le café dans le palais du vice-roi d'Egypte. On nous a offert du tabac turc qui ne vaut pas notre modeste caporal. Ce palais fort curieux était, au dire des connaisseurs, parfaitement imité. A ma trente-huitième visite (j'en passe pour ne pas fatiguer le lecteur), j'ai visité le magnifique vaisseau le Friedland et sa machine à vapeur. J'ai fini ma promenade en pleine Espagne. Ce que j'y ai vu de plus remarquable, c'est la horchateria installée dans le parc. Il y avait là des Buenas-Mozas qui distribuaient le chocolat et les oeillades, au son de la guitare traditionnelle. On se serait cru en pleine Andalousie. […]

Dans une quarante-cinquième visite à l'Exposition, j'ai visité avec beaucoup de soin la région réservée aux États-Unis. Là, tout est pratique et positif. Le côté remarquable de cette exposition, ce sont les machines à vapeur, qui prouvent les immenses progrès de ce peuple infatigable. En voyant ces merveilles, les esprits faibles pouvaient rêver aux États-Unis d'Europe ! Mais nous n'avons pas dans notre vieux continent les éléments qui font la force du Nouveau Monde. Il nous manque l'espace et la jeunesse ! […]

A ma cinquante-cinquième visite, je suis retourné dans la section de l'exposition anglaise, et j'y ai remarqué les belles faïences anglaises, les gravures incomparables de ce grand pays et enfin les produits de ses colonies. Grâce à l'ascenseur, je parviens au faite de l'Exposition, d'où l'on jouit du plus beau coup d'oeil. On voit toute la partie de Paris qui environne le palais ! […] Le prix de l’ascension est de 20 francs. Il faut d'ailleurs un vrai courage pour y monter, car si la corde venait à casser, que deviendrait on sans lest et sans pilote. On irait droit à la lune, à moins que, chassé par des vents contraires, on n'allât tomber dans la Manche. […]

À ma soixante-septième visite à l'Exposition, j'ai constaté une recrudescence d'enthousiasme. Il y avait là près de 100,000 visiteurs le 27 octobre. On ne pouvait rien voir et on ne pouvait guère circuler. Ce sont les avantages de ce grand système de démocratie qu'on aime tant de nos jours. Que personne ne voie, plutôt que de laisser voir quelques privilégiés ! Que personne ne soit rien, plutôt que de laisser quelqu'un être quelque chose! Le fond de toute cette grande doctrine, c'est une immense jalousie, pour ne pas dire une immense envie. […]

Le 3 novembre, j'ai fait à l'Exposition universelle ma soixante-et-onzième et dernière visite. Il est impossible d'exprimer l'impression que m'a laissée cette magnifique entreprise. L'Empereur avait convié toutes les nations de l'univers à un tournoi commercial, agricole, industriel, littéraire, artistique et scientifique. Elles ont toutes accepté ce pacifique cartel, On a fait des efforts inouïs pour mettre en relief toutes ces merveilles du travail humain et du travail de la nature. Je ne sais ce que je dois le plus admirer de l'intelligente disposition de tant de produits divers, ou de l'empressement des peuples du monde à envoyer leurs échantillons à ce grand bazar du concours universel. Tout cela a été admirable d'exécution, d'ensemble et de détail. L'Exposition, qui a duré trop peu de temps pour les visiteurs sérieux, était un abrégé du monde entier. On y voyait, sur une surface restreinte, toutes les richesses et toutes les productions de tous les peuples connus ! C’était féerique et magique. Considérée au point de vue instructif, l'Exposition de Paris a été l'un des grands événements du siècle et il s'écoulera de longues années avant qu'on ne voie rien de pareil. »

 Grandeffe (Comte Arthur de), Paris sous Napoléon III. Mémoires d'un homme du monde de 1857 à 1870, Paris, Chaix, 1879.

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