samedi 26 juin 2010

"La conquête pacifique de l'Amérique russe" (R. Laboulaye, 1867)

Sitka, ou "New Archangel", capitale de l'ancienne Russie américaine
(dessin extrait de : Frederick Whymper, Travel and adventure in the territory of Alaska..., J. Murray, 1868)


« Les Américains viennent d'augmenter leurs possessions déjà si vastes par la conquête pacifique de l'Amérique russe. Ils l'ont achetée du gouvernement russe, le 28 mars dernier, au prix de 7.200.000 dollars (37.000.800 francs). Peu de personnes connaissent l'Amérique russe, et pour beaucoup, je le crois, ce pays, perdu dans les régions polaires, ne paraît pas devoir inspirer grand intérêt. […]
L'Amérique russe a été découverte en 1728, sous le règne de Catherine, veuve de Pierre le Grand, par le célèbre navigateur danois Behring, alors au service de Russie, dont le nom est resté attaché à la mer qui baigne les côtes de cette contrée. A ce premier voyage, il ne fit que reconnaître les îles Aléoutiennes, et ce fut seulement en 1741, qu'il aperçut pour la première fois le continent américain. […] Plusieurs autres expéditions ont été faites dans le courant du siècle dernier et au commencement de celui-ci, sur les côtes de l'Amérique russe. La dernière, en 1826, est celle de l'amiral russe Lutke, qui a fait, en français, une description intéressante de ce pays si mal connu même de ses possesseurs ; il n'était habité, en effet, à cette époque, que par quelques milliers d'Esquimaux, dont on connaissait mal les mœurs, puisque personne n'avait pénétré dans l'intérieur, et par une compagnie de chasseurs de fourrures. C'est dans ces dernières années seulement qu'on y a fondé une compagnie nouvelle et assez florissante pour l'exploitation de la glace.

Depuis 1826, il faut le dire, la situation ne s'est guère améliorée ; ce pays, extrêmement éloigné du centre de l'Empire russe, n'en reçoit aucune impulsion civilisatrice, et manque absolument de vitalité; il n'y a pas d'industrie, pas de commerce, pas même de maisons, seulement des huttes de chasseurs ou de pécheurs. Tout est resté stationnaire, et la rudesse du climat n'en est pas la seule cause, pas plus que l'éloignement de la capitale ; presque tous les écrivains sont d'accord pour reconnaître que l'administration russe, par sa cruauté et son inintelligence, a augmenté encore la misère des habitants et la désolation du pays. Et cependant ces régions glaciales offrent les ressources de tout genre dans une abondance incroyable pour la latitude où elles se trouvent, et le jour où elles seront exploitées par des hommes actifs et persévérants comme les Américains, les richesses qu'elles contiennent seront utilisées, les déserts seront peuplés, et l'on perdra bientôt le souvenir de l'époque où un pays plus grand de moitié que la France, soumis depuis cent cinquante ans à une grande puissance européenne, possède à peine cinquante mille habitants, et n'a que quatre écoles et deux hospices, pas d'autres maisons, excepté celle du gouverneur.

Dès 1859, M. Givin, sénateur de Californie, représentant officieux du président Buchanan, allait trouver le ministre de Russie à Washington, et lui faisait observer que son gouvernement était trop loin et trop occupé des affaires d'Europe et d'Asie, pour tirer grand parti de ces possessions d'Amérique, que les États-Unis, au contraire, bien plus rapprochés de ces possessions que la Russie, seraient plus à même d'en utiliser les ressources, qu'ils ne doutaient pas d'y réussir, si l'on voulait leur céder l'Amérique russe, et qu'enfin ils en donneraient volontiers 5 millions de dollars. Le président confirma bientôt ces propositions, et l'on s'entendait déjà avec la Russie, sinon sur le prix qu'elle trouvait trop peu élevé, du moins sur le fait même de la cession qu'elle acceptait en principe, lorsque la révolte du Sud éclata; il ne fut plus question d'autre chose jusqu'en 1866,où la législature du territoire de Washington (ce territoire se trouve sur la côte du Pacifique tout auprès de l'île de Vancouver, à cent lieues de l'Amérique russe) présenta un mémoire au président Johnson, pour demander la liberté de la pêche en tous temps, sur toutes les côtes des possessions russes, où, disaient les signataires du mémoire, il y a abondance de saumon, et de morue d'excellente qualité. A ce mémoire vint s'en joindre un autre de M. Colo, sénateur de Californie, qui vint demander à la Russie, au nom des Américains, le privilège de la Compagnie anglaise, pour la chasse des fourrures connue sous le nom de Hudson Bay Company ; cette compagnie célèbre avait acquis de l'ancienne compagnie russe son privilège qui devait expirer en juin 1857. L'administration de cette Compagnie n'avait pas été entièrement satisfaisante, et le prince Gortschakow ne tenait pas à renouveler son privilège. Devant les propositions de l'Amérique, il n'hésita plus, et poussé d'autre part par le grand-duc Constantin, il remit sur le tapis la question d'une cession pure et simple de l'Amérique russe aux États-Unis. M. de Stoëckl, ministre de Russie à Washington, se rendit, en octobre 1866, à Saint-Pétersbourg, pour prendre les ordres de son gouvernement, et à son retour, le 30 mars 1867, le traité fut signé par lui au nom de l'Empereur de Russie, et par M. Seward, au nom des États-Unis. La cession était consentie moyennant un prix de 7.200.000 dollars en or. […]

Ainsi […] l'Amérique vient d'acquérir une contrée d'une étendue de 570.000 milles carrés dont le climat est infiniment plus doux que celui des latitudes correspondantes dans les autres parues du monde, dont la végétation est magnifique, et peut fournir aux Etats-Unis, pendant de longues années, ses plus beaux bois de construction. Ajoutez que ce pays renferme des métaux précieux : le cuivre et le charbon surtout en grande quantité. Ajoutez les fourrures qui ont été le principal objet de convoitise des premiers habitants du pays, et les pêcheries d'une richesse véritablement miraculeuse dans cette partie du globe, et vous aurez une idée de la valeur considérable de la nouvelle acquisition des Américains. Leur courage et leur persévérance vont transformer bientôt ce pays où tout est à faire. Le génie anglo-saxon va en tirer des valeurs inconnues aux Russes, race stationnaire et stérile qui peut bien conquérir d'immenses territoires, mais qui ne sait pas civiliser ceux qu'elle a vaincus. Quel contraste avec ces Américains, qui ne s'agrandissent qu'en apportant avec eux l'instruction et la liberté. »

René Laboulaye, "L'Amérique russe cédée aux Américains", La Revue nationale et étrangère, 2 série, vol. 1, n° 6, samedi 7 septembre 1867.


Indien d'Alaska (d'après Frederick Whymper, op. cit.) 

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