samedi 5 juin 2010

"Faut-il laisser la loi du divorce dormir dans les nécropoles législatives ?" (Louis Jourdan, 1859)

"La grande querelle du ménage", lithographie (extraite du recueil : Images d'Epinal de la Maison Pellerin, Tome 8, 1865-1874), 1871.


« Dieu ne nous a pas tous jetés dans le même moule. De même qu'il n'y a pas deux arbres, deux feuilles, deux grains de sable qui se ressemblent absolument, de même la plus grande variété règne dans le type humain, au moral comme au physique.

Les hommes et les femmes se divisent en deux types distincts qui se subdivisent eux-mêmes en une infinité de branches, et souvent se confondent ou du moins apparaissent successivement chez le même individu. On pourrait caractériser ainsi ces deux divisions principales : les CONSTANTS et les MOBILES.

Les premiers, n'éprouvant que des affections sérieuses et profondes, dévoués, esclaves du devoir, attachés au foyer; les autres, doués de plus d'imagination, se lassant aisément, ayant besoin d'émotions, de voyages et de choses nouvelles.

Que ces derniers soient moins parfaits que leurs aines, c'est possible! et je veux bien l'admettre sans plus d'examen; mais ils n'en existent pas moins, et je ne pense pas que l'anathème doive peser sur eux; Constants ou mobiles, nous sommes fils du morne Dieu, nous avons notre raison d'être, et la société, notre mère commune, doit nous faire notre place aux uns et aux autres.

Or, la loi du mariage, en serrant des liens indissolubles, nous impose à tous la même règle, elle nous courbe tous sous le même niveau. Je sais bien qu'elle a l'avantage de rendre la vertu facile pour les femmes et les hommes à affections constantes; mais elle a le tort de la rendre presque impossible à ceux que la mobilité de leur esprit, la légèreté de leur cœur, les exigences de leur tempérament entraînent vers les régions inexplorées, vers les tentatives hasardeuses.

Aussi, qu'arrive-t-il ? Quelques-uns, quelques-unes surtout, — car les femmes sont plus que nous capables de cet effort héroïque, — parviennent à se dompter, à se transformer, à maîtriser leur imagination et leurs sens pour rester fidèles au serment qui les lie.

D'autres se laissent entraîner par leur imagination, parcourent en esprit les mondes tumultueux où leur instinct les appelle, mais défendent à leur corps,-à leurs actes, de suivre la folle du logis dans ses pérégrinations aventureuses.

Le plus grand nombre protestent sourdement, hypocritement contre la loi qu'ils ont acceptée, pèchent incognito, et portent en cachette au contrat ces fameux coups de canif dont la malice humaine s'égaye tout bas.

D'autres enfin, moins prudents ou moins heureux, crient leur protestation à pleins poumons, jettent leur bonnet par-dessus les moulins et produisent ainsi ces scandales qui désolent et brisent tant de familles.

Je me demande s'il ne serait pas possible de faire la part du feu, de couper court à la plupart des désordres qui compromettent le repos et l'honneur de tant de personnes, qui troublent l'avenir de tant de pauvres enfants, en laissant une porte honorable ouverte aux unions mal assorties, en permettant, aux époux que séparent des incompatibilités profondes, de quitter l'enfer conjugal pour entrer dans un purgatoire quelconque.

S'il ne s'agissait que de l'homme et de la femme, on pourrait, à la rigueur, leur dire : vous vous êtes librement choisis, vous vous repentez aujourd'hui de votre choix, tant pis pour vous ! Vous vous êtes trompés, subissez les conséquences de votre erreur !

Mais il s'agit de bien autre chose, ma foi ! Il s'agit des enfants qui naissent et grandissent au milieu de ces enfers dont je parlais tout à l'heure, innocents qui portent-si cruellement la peine d'un mal qu'ils n'out point causé ! Il s'agit du principe même de la famille, sur lequel toute société s'appuie et qui est si profondément altéré par les infractions secrètes et par les scandales publics dont s'afflige vainement l'impuissance des moralistes.

Que faire ? Faut-il rétablir le divorce ? Je ne me dissimule pas tout ce que cette proposition aurait de mal sonnant aux oreilles d'un certain monde. Je vois d'ici, à ce seul mot, toute la phalange des êtres constants et même la cohorte des mobiles, assez adroits pour voiler leur mobilité, se dresser contre moi.

Je ne m'effraye pas pour si peu.

Le divorce n'est qu'un expédient, et encore n'est-il pas merveilleux. Toutefois, je préférerais encore la situation régulière et légale d'un mari et d'une femme divorcés aux situations scandaleuses et anormales qu'enregistre chaque jour la chronique des tribunaux.

Faut-il laisser la loi du divorce dormir dans les nécropoles législatives et vaut-il mieux modifier le chapitre du Code civil qui régit les séparations de corps ? C'est possible. L'une ou l'autre solution serait provisoire. Il est vrai que nous sommes dans un pays où le provisoire a des chances de durée. »

Louis Jourdan, Les mauvais ménages, Paris, A. Bourlilliat & Cie, 1859.

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