dimanche 20 juin 2010

"Le gouvernement a manqué au plus sacré de ses devoirs... il a violé la constitution" (Ledru-Rollin, 1849)

Dessin de Cham.

 
DÉPOT SUR LE BUREAU DE L'ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE D'UN ACTE D'ACCUSATION CONTRE LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE ET SES MINISTRES
(11 juin 1849)

« CITOYENS,

Il est des moments suprêmes où les phrases paraissent complètement inutiles. Je crois que nous sommes dans une de ces graves circonstances. J'aurais compris, il y a six ou sept jours, les interpellations; aujourd'hui, je le déclare, elles me paraissent complètement inutiles.

Des interpellations, pour quoi savoir ? à quoi ont-elles servi jusqu'à présent ? Il faut le dire nettement, à dénaturer la vérité, ou à couvrir sous la pompe des mots la honte des choses. Des interpellations, pour savoir ce qui s'est passé à Rome? Ah malheureusement, nous savons tous ce qui s'y est passé chacun de vous a pu recevoir, comme nous, des communications, chacun de vous a pu savoir que Rome avait été attaquée avec énergie, avec fureur, il faut le dire, pendant toute une longue journée, et que Rome avait été défendue avec non moins de courage.[…]

Je dis qu'en présence de pareils faits les interpellations deviennent inutiles. Je ne demande à l'Assemblée qu'à dire deux mots pour caractériser la situation. Il est certain que nous avions promis, sous la Constituante, à Rome, de protéger son indépendance il est certain que, par la constitution, nous avons déclaré que jamais nous ne porterions atteinte à la souveraineté, à la nationalité, à la liberté d'aucun peuple; il est certain que, par le vote du 7 mai, l'Assemblée constituante a décidé que l'expédition d'Italie ne pourrait pas être détournée plus longtemps du but qui lui avait été assigné par elle.

Eh bien, tout le monde le reconnaît, faire aujourd'hui une vaine discussion serait stérile. M. Odilon Barrot, les autres ministres l'ont répété à satiété le but de l'expédition n'était pas d'étouffer la république romaine, ce but était, pour le cas où les Autrichiens se seraient emparés de Rome et voudraient lui imposer un gouvernement absolutiste, ce but était, de la part de la France, de protéger Rome pour lui donner des institutions libérales.[…]

Après tout cela, qu'est-il arrivé ? Il est arrivé que le général Oudinot est allé sous les murs de Rome pour s'emparer violemment de la ville. Et cependant c'avait été pour empêcher qu'on ne pût recommencer un pareil acte de violence, qu'on avait décidé, le 7 mai, serait que l'expédition ramenée à son but primitif; ce qui était un blâme, tout le monde l'a compris, de l'indigne conduite du général Oudinot, de sa conduite attentatoire. (Murmures à droite. – Approbation à gauche.)

Eh bien, que fait le gouvernement dans les interpellations successives? Il nous répond qu'il ne pense qu'à une chose exécuter le vœu de l'Assemblée constituante; et puis, le 29 mai, pendant que notre agent, M. de Lesseps, était sur le point de conclure, concluait un traité où les principes de l'humanité étaient enfin consacrés et reconnus, le gouvernement, profitant de la cessation de l'Assemblée constituante, profitant de cette lacune où l'Assemblée législative n'était point encore constituée ! le gouvernement, vous le savez maintenant, on ne peut plus le discuter, envoie deux ordres, le premier au général Oudinot, de s'emparer de Rome, coûte que coûte, et le deuxième à M. de Lesseps pour le rappeler. […]

Voilà les faits. Eh bien, ces faits on n'y peut rien répondre; et quand ils sont maintenant rapprochés des textes, quand ces textes sont la constitution, sont un décret, je le répète, des interpellations sont chose stérile, sont chose frivole, sont chose indigne d'une grande nation. Ce qui est vrai, c'est que le gouvernement a manqué au plus sacré de ses devoirs, c'est qu'il a violé la constitution; ce qui est vrai, c'est qu'une mise en accusation est le seul acte qu'on puisse diriger contre lui. (Vive approbation à gauche.)

Maintenant un seul mot, et c'est le dernier. […] La question n'est pas de savoir si la force brutale d'une nation de 36 millions d'hommes peut s'emparer d'une ville; la question est de savoir si nous avons pour nous le droit et la justice; la question est de savoir si, en allant attaquer Rome, un peuple de frères, une république comme nous, nous ne manquons pas au plus sacré des principes. Or il ne faut pas nous dire que, parce que les Français ont essuyé une défaite, il faut une victoire aujourd'hui Cela n'est pas possible. Il ne peut pas y avoir de victoire contre la violation du droit. S'emparât-on de Rome un jour, on ne pourrait jamais compter cela dans nos annales pour une victoire ou un succès non, ce serait une honte, je ne crains pas de le dire à la tribune, parce qu'il y a quelque chose de supérieur à la question d'honneur, c'est la question de justice immortelle, c'est la question du droit le plus vivace et le plus sacré. (Nouvelle approbation à gauche.)

Je le dis donc encore, les interpellations, elles me paraissent désormais inutiles. Les faits sont irrévocablement constatés, les textes existent. Ce serait les affaiblir et affaiblir notre situation que de discuter. Je ne puis donc faire qu'une chose, c'est de descendre de cette tribune, après avoir déposé aux mains du président de l'Assemblée un acte d'accusation, contre le président de la République et contre les ministres qui se sont rendus coupables, quoi que vous en disiez, au plus haut chef, de ce qu'il y a de plus grave, de la violation formelle de la constitution. (Approbation à gauche. Rumeurs au centre et à droite.) »

Alexandre Ledru-Rollin, Discours politiques et écrits divers, vol. 2, Paris, Germer,Baillières et Cie, 1879.

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