mardi 29 juin 2010

"Si quelqu'un s'avisait d'importer en France la loi... sur le repos dominical, tout le monde travaillerait en cachette" (R. Mitchell, 1868)

Carl Spitzweg (1808-1885), La promenade dominicale, 1841.
Museum Carolino Augusteum, Salzburg.


« … Il est aujourd'hui avoué par tout le monde, sauf par quelques industriels mal renseignés sur leurs intérêts, que le repos du dimanche est favorable à la production autant qu'il est favorable à la santé, au bien-être physique et moral, enfin à l'intelligence du producteur. Il est démontré que les pays où les occupations sont suspendues le dimanche sont en même temps ceux où la machine commerciale et industrielle produit en un temps donné la plus grande somme de travail; que, dans ces pays-là, l'ouvrier est plus robuste que dans les autres, qu'il y jouit d'un plus grand bien-être relatif, que la durée de sa carrière utile y est plus longue, enfin que les mariages y sont généralement plus féconds, et que la population s'y accroît dans une proportion plus rapide.

Attribuer tous ces effets à l'institution du repos hebdomadaire serait commettre une exagération évidente ou s'abandonner à une illusion. Aussi n'est-ce pas ainsi que la question doit être posée. Si le repos du dimanche produit de si heureux résultats, ce n'est pas seulement parce qu'il est en lui-même une chose excellente, c'est encore, et surtout, parce qu'il se lie à tout un ensemble d'institutions conçues dans un même esprit et tendant à favoriser tout à la fois le travailleur et le travail.

Les sociétés où l'on réserve à l'ouvrier un jour de repos complet sur sept sont aussi celles où il rencontre les conditions les plus favorables à son bien-être et à son développement. Caisses d'épargne, assurances sur la vie, associations coopératives de crédit, de production et de consommation, écoles gratuites, bibliothèques, musées spéciaux, enfin tout ce qui tend à rendre l'homme indépendant, et supérieur en quelque sorte à sa propre carrière. Le repos du dimanche n'est qu'un chaînon dans cette vaste trame sociale qui est celle des peuples libres; mais dans des questions de cet ordre, il n'y a pas de réforme isolée, et tout progrès réalisé contient en germe une foule d'autres progrès.

Toutefois, même considéré seul et en dehors de tout autre progrès, le repos hebdomadaire est une institution excellente. Il est, on peut le dire sans aucune exagération, le lien de la famille, car dans un ménage d'ouvriers la vie en commun, l'échange des idées, tout ce qui fait de ses membres épars un tout, en les réunissant autour de leur chef naturel, ne se ferait pas sans lui. L'existence pendant la semaine est, pour la plupart des hommes, trop exclusivement laborieuse pour laisser place à de bien grands épanchements. A ce point de vue, et ce point de vue est celui de la moralité publique, le repos du dimanche est une nécessité de premier ordre et un bienfait social que l'on ne saurait apprécier à un trop haut prix.

Pour notre pays, ces idées ne sont heureusement pas nouvelles, car le repos du dimanche est chez nous la règle, et cette règle ne subit que de rares exceptions. Notre population industrielle n'a donc pas besoin d'être convertie, et elle ne serait pas la dernière à protester si on lui proposait de supprimer un usage auquel elle doit en grande partie sa vigueur intellectuelle et sa robuste santé. Ce n'est pas d'elle que peut venir l'obstacle ; ce n'est pas non plus des pouvoirs politiques, puisque le Conseil fédéral vient de donner, par un acte récent, une adhésion formelle aux principes que nous défendons ici. Sa circulaire aux directeurs des arrondissements postaux a toute la valeur d'une déclaration officielle. Le seul obstacle qui puisse retarder encore la réalisation complète des vœux exprimés par la Société d'utilité publique, ce sont les nécessités matérielles inhérentes à toute société moderne. Il est évident, en effet, qu'on ne saurait songer à arrêter pendant la septième partie de l'année cet immense appareil de circulation qui forme comme le système vasculaire du monde civilisé.

Le plus ardent philanthrope hésiterait si on lui offrait de suspendre cinquante-deux fois par an le triple mouvement des postes, des télégraphes et des chemins de fer. Il y a des nécessités devant lesquelles il faut s'incliner. Mais rien ne s'oppose à ce que l'on recherche les moyens de concilier ces nécessités matérielles avec des besoins d'un autre ordre. Et c'est là ce qui donne au concours ouvert par la Société d'utilité publique toute son importance. Sur la question de principe, tout le monde sera à peu près d'accord ; mais il sera intéressant de connaître les moyens pratiques qui seront proposés pour combiner le repos hebdomadaire avec les exigences de la vie telles que l'ont faite quelques milliers d'années de civilisation. »

Le Journal de Genève, 4 Août 1868, cité dans : (sans nom d'auteur) Le repos du dimanche devant la presse quotidienne, Genève, chez les principaux libraires, 1869. 


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« Paris, 20 Octobre 1868.

Une Société genevoise [note : Société genevoise d'utilité publique] intelligente et bien intentionnée, met au concours une question fort intéressante : la question du repos dominical. Les philanthropes de Genève, mieux avisés que leurs voisins, du Congrès international, n'entreprennent pas le désarmement universel, la paix générale et la confédération européenne; ils ne touchent qu'aux problèmes placés à portée raisonnable, et leurs travaux sont de nature à ne donner ombrage à aucune opinion.

Le repos périodique est reconnu par tous les hommes éclairés comme absolument indispensable à la santé du corps et de l'esprit. Après maintes expériences plus ou moins infructueuses, il est généralement accepté que celui qui consacre six jours de suite à sa besogne, doit garder le septième jour pour sa famille, ses devoirs religieux ou même ses plaisirs. L'hygiène et la morale sont d'accord sur ce point comme sur tant d'autres, et si l'on ne suit pas l'exemple que nous donna Dieu lui-même au commencement de toutes choses, la santé la plus docile se met rapidement en grève.

A cet égard, il n'y a pas, il ne peut y avoir deux manières de voir, et la Société de Genève n'aurait provoqué aucune discussion, si elle n'avait posé une question subsidiaire, qui est au fond le véritable problème, et dont la solution ne nous semble pas facile à découvrir. "Par quels moyens, nous dit-on, peut-on engager le travailleur à se reposer un jour sur sept ?" Il y en a deux : la force et la persuasion, et naturellement c'est à ce point que la controverse commence.

La force est un moyen très efficace et qui a ses partisans. Les Anglais qui sont de subtils casuistes en matière de liberté, vous disent fort nettement que l'autorité doit protéger, dans certains cas, l'indépendance des uns contre l'intolérance des autres, et qu'en obligeant le citoyen anglais à observer la loi du dimanche, on l'aide à affranchir sa conscience de l'impérieux despotisme de la vie matérielle. L'employé, le commis, le subalterne, quel qu'il soit, serait sans bonnes raisons devant un patron trop avide s'il ne pouvait invoquer les obligations que lui créent les actes du Parlement.

De par la constitution, il faut qu'on se repose, et les boutiques se ferment, en grand respect de la constitution, et aussi un peu par crainte de l'amende. Ce n'est pas assurément le despotisme, mais c'est la liberté imposée au nom de la religion et du salut éternel. Ce système ne serait pas applicable chez nous pour une série de raisons dont la meilleure est que nous aimons à user de nos privilèges comme et quand il nous convient, et que pour nous la liberté serait sans attrait si nous y étions obligés.

Si quelqu'un s'avisait d'importer en France la loi britannique sur le repos dominical, tout le monde travaillerait en cachette, et les ateliers ne chômeraient jamais. Quelle est donc la solution du problème?

Ici nous rentrons dans le vague, l'incertain, l'incomplet. Si l'on n'oblige pas le travailleur à se reposer, on en est forcément réduit à lui donner d'excellents conseils et quelques bons exemples : fonder quelques Sociétés, organiser des Comités, provoquer des adhésions et recueillir des promesses, comme le font les sociétés de tempérance et les associations contre l'abus du tabac.

Ces moyens sont-ils fort efficaces ? Nous en doutons, et jusqu'à présent, ce que l'on a dit de plus sensé sur la question est contenu dans une circulaire de M. de Morny, que nous croyons utile de reproduire ici :

"Le repos du dimanche est l'une des bases essentielles de cette morale qui fait la force et la consolation d'un pays. A ne l'envisager qu'au seul point de vue du bien-être matériel, ce repos est nécessaire à la santé et au développement intellectuel des classes ouvrières; l'homme qui travaille sans relâche et ne réserve aucun jour pour l'accomplissement de ses devoirs et pour le progrès de son instruction, devient, tôt ou tard, en proie au matérialisme, et le sentiment de sa dignité s'altère en lui en même temps que ses facultés physiques. Trop souvent, d'ailleurs, les classes ouvrières que l'on assujettit au travail du dimanche, se dédommagent de cette contrainte en chômant un autre jour de la semaine ; funeste habitude qui, par le mépris des traditions les plus vénérées, conduit insensiblement à la ruine des familles et à la débauche.

Le gouvernement ne prétend pas, dans des questions de cette nature, faire peser une sorte de contrainte sur la volonté des citoyens. Chaque individu reste libre d'obéir aux inspirations de sa conscience ; mais l'Etat, l'administration, les communes, peuvent donner l'exemple du respect des principes. C'est dans ce sens et dans ces limites que je crois nécessaire de vous adresser des instructions spéciales.
Le ministre de l'intérieur, DE MORNY."

Cette circulaire est datée du 15 décembre 1851. Elle a été suivie à diverses époques, et notamment en 1863, de discussions fort intéressantes au Sénat. Les résultats acquis jusqu'ici ne sont pas aussi considérables que nous pourrions le souhaiter ; mais cependant ils sont déjà très appréciables. Depuis une dizaine d'années, le mouvement du "septième jour" se développe en province et même à Paris. Les boutiques se ferment, les ateliers chôment une fois par semaine. Il est évident que le repos dominical entre peu à peu dans nos mœurs.

Robert MITCHELL. »

Le Constitutionnel, 21 octobre 1868, cité dans : (sans nom d'auteur) Le repos du dimanche devant la presse quotidienne, Genève, chez les principaux libraires, 1869.
 
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« Paris, 23 Novembre 1868.
 
… L'Etat, qui a réglé le travail des enfants dans les manufactures, abuserait-il de son droit en leur réservant aussi la libre disposition de leur dimanche? L'Etat, qui accorde des concessions et des exploitations, abuserait-il de son droit en insérant dans le cahier des charges une clause protectrice des employés et de leurs familles? L'Etat, qui afferme les travaux publics à des entrepreneurs, abuserait-il de son pouvoir en réservant que les ouvriers auront droit à un repos périodique régulier ?

Ceux qui s'occupent de cette question, à Genève, ont obtenu un premier résultat : c'est, comme nous l'avons dit, que le Directeur général des postes, après avoir posé en principe le droit de chaque homme au repos hebdomadaire, a donné des instructions pour que tous les employés de son département fussent, autant, que le permettront les nécessités du service, libres un dimanche sur deux, et que, dans la semaine où ils n'auraient pas eu leur dimanche, ils eussent une demi-journée de complète liberté. Cette mesure, qui paraissait hérissée de difficultés de tous genres, s'est trouvée dans la pratique, si nous sommes bien informés, en présenter beaucoup moins qu'on ne s'y attendait. Ainsi la Suisse a pu commencer à faire ce que font, depuis des années, l'Amérique, l'Angleterre et la Prusse. Et pourquoi l'exemple de ces contrées, dont on ne méconnaîtra certainement ni la prospérité, ni le sens pratique, ni l'esprit d'entreprise, ne serait-il pas suivi en France ? Nous ne demandons pas que l'Etat entre dans des voies de répression ou de coercition, nous lui demandons seulement, et dans les seules limites de sa compétence, sa protection pour ceux qui ne peuvent se protéger eux-mêmes…
A. BOST. »

La Patrie, 23 novembre 1868, cité dans : (sans nom d'auteur) Le repos du dimanche devant la presse quotidienne, Genève, chez les principaux libraires, 1869.

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