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lundi 11 avril 2011

"Quel était le but officiel de la guerre d'Italie ?" (E. Veuillot, 1866)

Rencontre des empereurs français et autrichien le 11 juillet 1859
(lithographie autrichienne de 1859)

« Quel était le but officiel de la guerre d'Italie ? Il s'agissait d'enlever à l'Autriche ses possessions italiennes et d'assurer ainsi l'indépendance, non pas de l'Italie, selon l'acception révolutionnaire du mot, mais des différents États italiens. "Nous respecterons, disait l'Empereur, les territoires et les droits des puissances neutres ; nous n'allons pas en Italie pour y fomenter le désordre ; nous voulons délivrer ce pays de la pression étrangère qui pèse sur lui et contribuer à y fonder l'ordre sur des intérêts légitimes satisfaits" (Proclamation du 3 mai 1859).

Ce programme était celui de l'entrée en campagne. Il promettait d'exclure complètement l'Autriche du territoire italien, mais il acceptait tous les autres souverains de la Péninsule et maintenait implicitement l'idée de la Confédération italienne, déjà émise dans la brochure officieuse Napoléon III et l'Italie et dans les bases d'arrangement proposées précédemment à l'Autriche. Ces bases portaient (art. 4) qu'il conviendrait de "substituer aux traités entre l'Autriche et les duchés une confédération des Etats de l'Italie entre eux, pour leur protection mutuelle tant intérieure qu'extérieure" (Moniteur du 19 avril 1859). Si cette proposition, qui conservait à l'Autriche ses provinces italiennes, était dépassée, le projet de confédération subsistait toujours. La France et l'Europe savaient donc que le succès de nos armes devait substituer une Italie confédérée à l'Italie semi-autrichienne dont les cris de douleur nous avaient attendris.

Au fond, nous engagions une lutte d'influence contre l'Autriche. C'était une nouvelle phase de la vieille querelle poursuivie depuis des siècles entre la France et l'Allemagne dans le double but de posséder une partie du sol italien, et d'exercer une action plus ou moins grande sur les destinées politiques de toute la Péninsule.

Il n'y avait là rien que de très-avouable. Personne en France ne pouvait trouver mauvais que Napoléon III voulut prendre de ce côté, comme il l'avait déjà fait en Crimée, une revanche des traités de 1815. Les intérêts politiques les plus sérieux pouvaient, d'ailleurs, retirer d'une semblable guerre de très légitimes et très fécondes satisfactions. C'était quelque chose d'écarter l'Autriche de l'Italie, de l'amoindrir sans lui faire perdre son rang comme puissance allemande, et, surtout, sans fortifier d'une façon inquiétante aucun autre Etat. Le Piémont agrandi de nos conquêtes et déchargé, à notre profit, de deux de ses anciennes provinces, devenait assez fort pour résister à l'Autriche et ne pouvait cependant se soustraire à notre tutelle. Il continuait d'avoir besoin de nous et échappait ainsi à la tentation d'être ingrat.

Si de tels projets pouvaient être facilement acceptés, quelques-uns des moyens mis en œuvre causaient de vives inquiétudes et soulevaient de graves réclamations. Le Piémont était le complice avoué de la dévolution, l'ennemi de l'Église, et montrait dès lors, dans sa politique, une déloyauté audacieuse. Le prendre pour allié, lui donner un rôle prépondérant en Italie c'était s'exposer à fomenter le désordre. Le gouvernement français avait beau dire qu'il ne ferait pas cela, ou craignait qu'il n'eût la main forcée. Déjà il ratifiait le langage du Piémont, prétendant contre toute évidence que l'Autriche voulait absolument la guerre ; déjà il tolérait que le cabinet de Turin provoquât à la révolte les sujets des souverains dont on promettait de respecter les droits et les territoires ; déjà il acceptait le concours de Garibaldi et de ses volontaires. Ces faits et d'autres de même nature, qu'il serait trop long de rappeler, ne permettaient ni aux catholiques ni aux simples conservateurs d'accepter la guerre d'Italie avec sécurité. Les catholiques, surtout, ne pouvaient oublier le langage que M. de Cavour avait tenu au Congrès de Paris relativement aux Romagnes. Le ministre sarde ne devait-il pas profiter de la guerre pour réaliser les projets d'annexion qu'il n'avait pas craint alors de laisser voir ? Ces préoccupations étaient si générales, si vives et si fondées, que le gouvernement français reconnut la nécessité de s'expliquer catégoriquement. L'Empereur chargea son ministre des cultes d'éclairer le clergé sur les conséquences de la lutte. Et le ministre déclara que le souverain, après y avoir songé devant Dieu, promettait que sa sagesse, son énergie, sa loyauté bien connue ne feraient défaut ni a la religion ni au pays ; qu'il voulait que le Pape fut respecté dans tous ses droits de souverain temporel. Une dernière parole de l'Empereur vint affirmer plus fortement ces déclarations si explicites, si solennelles : "nous n'allons pas en Italie, dit-il, ébranler le pouvoir du Saint-Père, que nous avons replacé sur son trône."

Ces promesses étaient rassurantes. Cependant l'inquiétude subsistait. On craignait que les incidents de la guerre ne permissent à nos alliés, garibaldiens ou piémontais, d'acquérir assez d'influence pour déchirer notre programme. Les journaux officieux s'amusaient ou s'indignaient de ces craintes ; ils traitaient d’autrichiens ceux qui les laissaient voir et s'écriaient que la France étaient sûre de ses alliés comme d'elle-même.

Les Piémontais et les révolutionnaires commencèrent néanmoins par envahir les territoires neutres et par déclarer déchus de leurs droits les souverains que la proclamation impériale avait promis de respecter. Ne vous alarmez pas, disaient les optimistes ; ce sont là des accidents de guerre, des nécessités momentanées, des effervescences italiennes dont on aura raison au dénouement; les ambitions piémontaises et les déclamations de Garibaldi ne pourront rien contre la volonté de la France. L'Empereur a marqué son but, ce but sera atteint et non pas dépassé ou déplacé : nous aurons une Italie libre des Alpes à l'Adriatique sous la forme d'une confédération dont feront partie tous les souverains restés neutres et où le Pape, maintenu en possession de tous ses États, recevra un rôle digne de lui.

On dût croire bientôt que ce programme serait ponctuellement rempli. La guerre, au lieu de grandir les Piémontais et les garibaldiens, les annula. Garibaldi, que nous avons vu si puissant dans ces derniers temps, put à peine lever alors trois mille volontaires. Il fit quelque bruit, grâce aux journaux, mais nulle besogne. Pendant que les opérations décisives avaient lieu, il guerroyait sur les bords du lac Majeur contre un corps-franc de quinze cents autrichiens, et dans toutes les rencontres, chaque parti s'attribua la victoire. Au fond, corps-francs autrichiens et volontaires italiens, sentant qu'ils jouaient un rôle de comparses, ne jugèrent pas à propos de se faire grand mal. Quant à l'armée régulière du Piémont elle fut d'une infériorité manifeste. Elle n'eut aucune part dans les victoires de Montebello, de Magenta, de Malegnano ; elle eut été battue à Palestro sans l'arrivée de nos zouaves ; et le corps d'armée que commandait Benedek la fit plier à Solferino. Bref, elle montra très-bien, durant toute la campagne, qu'à forces égales ou même supérieures, elle se serait fort mal trouvée d'un tête-à-tête avec les Autrichiens. Custozza a prouvé qu'elle n'avait pas changé.

Napoléon III dominait donc la situation. Non-seulement il pouvait mettre fin à la guerre contre l'Autriche, mais il pouvait aussi faire rentrer chez eux les Piémontais et leurs auxiliaires. Que ce second point dût offrir des difficultés particulières, nous ne le nions pas ; seulement nous contestons qu'il fût impossible d'y arriver. L'empereur lui-même était certainement de cet avis lorsqu'il signa à Villafranca les bases de la paix. Voici ces bases, que le Piémont, auquel nous n'avions pas encore donné le droit de se jouer de nous, s'empressa d'accepter :

"Confédération italienne, sous la présidence honoraire du Pape."
"L'empereur d'Autriche cède ses droits sur la Lombardie à l'empereur des Français, qui les remet au roi de Sardaigne."
"L'empereur d'Autriche conserve la Vénétie ; mais elle fait partie intégrante de la Confédération italienne."

Cette paix donnait gain de cause à la politique de Napoléon III et terminait par des arrangements que pouvaient ratifier les catholiques, les conservateurs, les libéraux sincères, une guerre dont la Révolution s'était promis tout le profit. Le Pape conservait ses États ; les souverains restés neutres recouvraient les leurs, puisque la Confédération italienne n'était possible qu'à cette condition ; le Piémont s'arrondissait de la Lombardie ; la Vénétie, sans être absolument rendue à elle-même, obtenait, par le seul fait de son entrée dans la Confédération, des droits politiques et une existence nationale. Quant à la France, même en dehors de tout agrandissement territorial, elle avait la meilleure part dans la paix, une part digne de son rôle dans la guerre.

Victorieuse de l'Autriche comme elle l'avait été de la Russie, nulle autre puissance ne pouvait plus lui disputer le premier rang. Elle dominait l'Italie sans l'écraser et pouvait revendiquer plus hautement que jamais son titre de fille ainée de l'Eglise. La prudence et la modération de l'Empereur au lendemain de Solferino avaient ajouté à son autorité sur les souverains ; elles lui garantissaient particulièrement le bon vouloir de l'Autriche et devaient rassurer promptement tout le grand parti conservateur européen, un instant inquiété. Le principal organe des catholiques, L'Univers, ne pouvant penser qu'un acte revêtu de la signature de la France et de l'Autriche serait biffé par le Piémont et le conspirateur Garibaldi, applaudissait au caractère anti-révolutionnaire de la paix et s'écriait : "Gloire aux deux empereurs catholiques, qui ont fait entre eux la paix du monde et qui se réservent la protection de l'Église !"

Que fallait-il pour maintenir ces grands résultats les développer, en recueillir tous les fruits ? Il fallait rester dans la voie où l'on venait de rentrer par la paix de Villafranca, après avoir été sur le point d'en sortir. En d'autres termes, il fallait avoir une politique.

Les espérances que les bases de la paix avaient si légitimement fait concevoir furent bientôt ébranlées. Tandis que le Piémont et la Révolution continuaient d'affirmer leur programme, la France se montrait hésitante ; elle donnait de bonnes paroles aux catholiques, aux conservateurs, aux partisans de la Confédération italienne, mais elle laissait le champ libre au parti unitaire. Les gouvernements insurrectionnels et provisoires établis à l'ouverture de la guerre dans l'Italie centrale, restaient partout en fonction avec l'appui très ostensible du cabinet de Turin ; et, de son côté, le cabinet des Tuileries ne faisait rien pour mettre fin à cet état de choses. Les officieux cherchaient cependant à rassurer les esprits en disant que les négociations poursuivies à Zurich pour changer en traité définitif les bases de Villafranca, arrangeraient tout.

Bientôt on dût reconnaître que le gouvernement français, entrant dans les vues du Piémont, se réservait d'imposer des sacrifices au Saint-Siège. En effet, l'Empereur, répondant le 11 octobre 1859 à un discours où S. E. le cardinal Donnet lui avait respectueusement rappelé ses engagements, fit cette déclaration : "je vous remercie d'avoir rappelé mes paroles, car j'ai l'espoir qu'une nouvelle ère de gloire se lèvera pour l'Eglise le jour où tout le monde partagera ma conviction que le pouvoir temporel du Saint-Père n'est pas opposé à la liberté et à l'indépendance de l'Italie. Je ne puis ici entrer dans les développements qu'exigerait la grave question que vous avez touchée, et je me borne à rappeler que le gouvernement qui a ramené le Saint-Père sur son trône ne saurait lui faire entendre que des conseils inspirés par un sincère et respectueux dévouement à ses intérêts..." […]

Pendant que l'on préparait le traité de Zurich, le Piémont travaillait à l'annuler, et dès qu'il fut signé il l'annula. Que M. de Cavour et son roi n'eussent aucun souci de leur parole et de leur signature, on ne pouvait plus s'en étonner. Mais que la France leur donnât de telles licences contre des engagements qu'elle avait dictés et qui servaient ses plus grands intérêts ; voilà ce qui devait surprendre. Le monde eut cette surprise. Le Piémont garda tout ce qu'il occupait directement ou par ses complices et annonça la résolution de compléter son œuvre, c'est-à-dire de faire l'unité italienne. Le traité de Zurich, qui pouvait être et qui devait être le point d'appui d'une restauration de l'ordre en Italie, ne pût même pas arrêter les empiétements révolutionnaires.

Les esprits confiants conservaient cependant un dernier espoir : ils croyaient qu'un congrès allait se réunir pour présider à la réorganisation de l'Italie, conformément aux stipulations de l'art. 19 du traité de Zurich. C'est alors (décembre 1859) que parut la fameuse brochure, intitulée : Le Pape et le Congrès, où l'on prétendait établir, au nom de la France, que si l'indépendance temporelle du Pape était nécessaire au libre exercice de son indépendance spirituelle, l'étendue du territoire pontifical n'avait par elle-même aucune importance. Par conséquent, le Piémont pouvait garder les Romagnes, en attendant mieux.

La réponse de Pie IX fut prompte et foudroyante. Le 1er janvier, il dit au général de Goyon, qui lui présentait officiellement, au nom de l'Empereur, les félicitations de l'armée française : "nous prions Dieu dans l'humilité de notre cœur, de vouloir bien faire descendre en abondance ses grâces et ses lumières sur le chef auguste de cette armée et de cette nation, afin que, par le secours de ces lumières, n puisse marcher sûrement dans sa voie difficile, et reconnaître encore la fausseté de certains principes qui ont été exprimés dans ces derniers jours, dans une brochure qu'on peut définir un monument insigne d'hypocrisie et un ignoble tissu de contradictions." Le Saint-Père disait de nouveau qu'il attendait de l'empereur la condamnation de la brochure ; il ajoutait : "nous en sommes d'autant plus convaincu que nous possédons quelques pièces qu'il y a quelque temps, Sa Majesté eut la bonté de nous faire tenir, et qui sont une véritable condamnation de ces principes."

La brochure ne fut pas condamnée. Loin de là, le 11 janvier 1860, Le Moniteur publia une lettre de l'Empereur au Pape. Dans cette lettre, datée du 31 décembre 1859, Napoléon III regrettait que Pie IX n'eut pas consenti, après la paix, à une séparation administrative des Romagnes, et concluait par cet avis comminatoire : "si le Saint-Père, pour le repos de l'Europe, renonçait à ces provinces qui, depuis cinquante ans, suscitent tant d'embarras à son gouvernement, et qu'en échange il demandât aux puissances de lui garantir la possession du reste, je ne doute pas du retour immédiat de l'ordre."

Cette lettre tranchait la question, et désormais l'unité italienne était faite sinon achevée. Du moment, en effet, où la France approuvait l'usurpation des Romagnes, le droit n'existait plus en Italie. Quelles barrières pouvaient maintenant arrêter le Piémont et la Révolution ! Une seule, le quadrilatère autrichien. Mais si cette barrière gênait le Piémont au Nord elle ne l'empêchait ni de garder les duchés, ni de conquérir Naples et les dernières provinces du Saint-Siège. Aussi M. de Cavour s'écriait-il un peu plus tard, dans un élan de joie et de reconnaissance : "la lettre de Napoléon III au Pape, proclamant que le règne du Pape sur les Romagnes est fini, nous a donné plus que nous n'avons obtenu à Palestro et à San-Martino..." (discours de M. de Cavour, 20 mai 1860). Sans doute, car les batailles contre l'Autriche n'avaient donné au Piémont que la Lombardie, et la lettre du 31 décembre lui livrait l'Italie.

Quant au Pape, sa réponse fut une nouvelle protestation contre les faits accomplis. Il déclara qu'il ne pouvait abdiquer son droit de souveraineté sur les Romagnes "sans violer des serments solennels, sans exciter des plaintes et des soulèvements dans le reste de ses États, sans faire tort à tous les catholiques, enfin, sans affaiblir les droits non-seulement des princes de l'Italie, qui avaient été injustement dépouillés de leurs domaines, mais encore de tous les princes de l'univers chrétien, qui ne pouvaient voir avec indifférence l'introduction de certains principes très pernicieux" (Encyclique du 19 janvier 1860).

Tandis que le Saint-Père faisait entendre cette nouvelle protestation, le cabinet de Turin consommait et prétendait régulariser l'annexion de l'Italie centrale. Il y eut un semblant de vote sous la direction des dictateurs piémontais. La duchesse récente de Parme fit justice de cette hypocrisie dans sa protestation. "C'est sous l'intimidation de la menace, dit-elle, sous la corruption de l'intrigue, sous la pression de la terreur ; c'est par suite des serments au roi Victor-Emmauuel qu'on avait imposés sous peine de destitution aux employés de toutes les branches d'administration ; c'est par suite du découragement général produit par neuf mois d'incertitude et de dangers effrayants qu'on a pu arracher à un grand nombre d'individus les manifestations d'un suffrage faussé par avance" (Protestation de Louise-Marie de Bourbon, régente des Etats de Parme, 28 mars 1860).

Le gouvernement français, bien que très tolérant pour le Piémont, n'entendait pas que celui-ci put faire l'Italie à son seul profit. Il lui rappela "que dès avant la guerre" on l'avait prévenu "que si les événements amenaient un grand royaume en Italie, nous demanderions que le versant des Alpes ne restât pas dans ses mains" (discours de M. de Persigny, 27 août 1860). C'était la revendication de Nice et de la Savoie. Le marché était trop avantageux pour que le Piémont pût l'oublier : il prit Parme, Modène, la Toscane, les Romagnes, fit son grand royaume et nous céda la Savoie et le petit comté de Nice.

Cet arrangement jeta de la poudre aux yeux du vulgaire, mais ne put couvrir près des hommes politiques et moins encore près des hommes de principe l'échec et le caractère vacillant de la politique française. Si la Sardaigne avait été contenue dans de sages limite – et surtout si la Confédération italienne avait été établie, l'annexion de Nice et de la Savoie à la France eut été un véritable avantage, un sérieux succès ; mais il n'en était pas ainsi. Que de sacrifices de tous genres nous faisions au contraire, pour obtenir ces deux provinces ! Nous permettions à l'allié impuissant qui nous devait la Lombardie, de s'annexer trois Etats entiers et une partie des États de l'Eglise ; nous laissions violer la convention de Villafranca et le traité de Zurich ; nous condamnions Venise à rester simple province autrichienne ; nous rendions impossible l'établissement d'une Confédération : nous mettions la Sardaigne en position de prendre toute l'Italie et de fonder un État unitaire et révolutionnaire menaçant pour nos intérêts ; enfin, malgré les engagements si solennels pris envers le Saint-Siège, nous autorisions le Piémont à garder les Romagnes. N'était-ce pas payer trop cher nos nouvelles acquisitions ? En somme, notre influence morale subissait une atteinte et notre puissance matérielle ne se trouvait pas agrandie — à beaucoup près — dans la proportion des devoirs que l'unité italienne, devenue inévitable, pouvait nous imposer dans l'avenir.

On disait alors, il est vrai, que si le Piémont s'agrandissait encore, nous nous agrandirions aussi. Si c'était un espoir ou un projet, nous l'ignorons ; mais à coup sûr, c'était une illusion. Le Piémont est devenu l'Italie et nos frontières n'out pas été reculées. Elles ne pouvaient pas l'être, dit-on, puisque l'Italie a terminé son unité sans nous.

Cette raison n'est pas valable. Le Piémont n'a pu prendre Naples, la Sicile, les Marches et l'Ombrie que par suite de la tolérance et de la protection dont nous n'avons cessé de le couvrir. Il ne comptait pas, en effet, sur l'appui direct ou indirect de la Prusse quand, en 1860, au lendemain de l'annexion de la Romagne et des duchés, il faisait envahir la Sicile, puis Naples par Garibaldi et chargeait Cialdini d'annexer de nouvelles provinces pontificales. Où puisait-il alors l'audace de braver l'Autriche, de violer le droit public européen, de porter de nouveaux coups à ce pouvoir temporel que nous promettions toujours de défendre ? Il la puisait dans le sens que le gouvernement français donnait au principe de non intervention, lequel se résumait à dire que le Piémont, dont les forces étaient très supérieures à celles de ses voisins, avait le droit de les attaquer, sans que personne eût le droit de les secourir. Et à ceux qui trouvaient l'argument vicieux, on répondait que l'armée française se chargerait de le faire valoir.

En suivant cette voie on devait aboutir à l'unité italienne. Nous y sommes. Ainsi sur cette question comme sur toutes celles que nous avons déjà examinées, le gouvernement impérial est arrivé à un résultat différent de celui qu'il s'était marqué. Il s'était promis d'établir une confédération soumise à l'influence française, et, dans tous les cas, impuissante contre nous ; il a fondé un État unitaire qui le gênerait fort si demain les cabinets de Florence et de Berlin faisaient alliance contre la France. Nous ne pouvons voir là ni la marque, ni les effets d'une politique réfléchie, ferme, heureuse, allant droit à son but et l'atteignant. »

Eugène Veuillot, « De la politique extérieure de la France, »
Le Catholique, 1er décembre 1866.

vendredi 14 janvier 2011

"Le voyage de l'Empereur... montre bien l'union intime de la nation et du souverain" (Ch. Robin, 1856)

William Bouguereau, L'Empereur visitant les inondés de Tarascon,
huile sur toile (1856), Hôtel-de-Ville de Tarascon.

« Le voyage de l'Empereur a une haute signification et une grande portée. Il montre bien l'union intime de la nation et du souverain qu'elle s'est librement choisi ; il assure à Napoléon III le dévouement de tous, et détruit dès aujourd'hui jusqu'à la dernière trace des partis désorganisés.

Nous ne pouvons mieux faire, pour donner à tous une idée de la façon dont l'Empereur a été accueilli par les populations du Midi, que de reproduire la lettre suivante, écrite de Tarascon, le 4 juin, par M. Adolphe Dumas, sous la pression des événements.

"Les journaux de Paris dans trois jours, et l'histoire de France dans des siècles, raconteront le voyage que l'Empereur vient d'accomplir au milieu des désastres de la Provence, et l'admiration étonnée des Provençaux pour un aussi grand caractère et un aussi grand cœur.

Je suis témoin oculaire de tout cet enthousiasme, qui veille sur les portes des maisons une partie de la nuit pour s'entretenir de cette apparition, comme d'une légende. En attendant un récit plus long, permettez-moi d'attester ce qu'on dit, ce que j'entends et ce que je vois.

Je le dois à mes chers et malheureux compatriotes d'Avignon, de Tarascon et d'Arles, qui ont besoin d'une voix pour dire à l'Empereur leur reconnaissance, qui va jusqu'à l’exaltation la plus extraordinaire.

Vous savez nos malheurs, si vous n'en savez pas encore le nombre. L'Empereur a quitté les Tuileries, à ce qu'il paraît, dimanche matin, avec un frac militaire, un sabre au ceinturon, un képi d'officier, et sa suite, composée de six personnes. Voilà le grand monarque qui vient défaire la guerre d'Orient et la paix religieuse et politique du monde.

L'Empereur est, à Paris, Napoléon III, la tête des conseils de l'Europe, tout le monde l'a vu à l'œuvre. Mais nous ne l'avons pas vu, comme à Lyon, à cheval et dans l'eau jusqu'à la ceinture, donnant la main pleine d'affection et pleine d'or à des femmes et à des enfants bloqués dans leurs maisons, et qui lui tendent la main des fenêtres.

Nous ne l'avons pas vu, comme à Avignon, dans une barque, avec Monseigneur, le maire et un rameur, pour ne pas trop charger l'embarcation, parcourant les rues les plus petites, les plus populeuses et les plus pauvres, et dirigeant lui-même les distributions et le sauvetage.

Nous ne l'avons pas vu, comme à Tarascon, et dans la, campagne submergée, au milieu d'un bivouac de paysans réfugiés avec leurs familles au pied des Alpilles, vidant ses poches et ses mains, à côté de la marmite de ces braves cultivateurs, hier riches fermiers, et ce matin à l'état de bohémiens.

Quand il est arrivé là, devant cette nappe d'eau qui s'étend jusqu'à Arles, et devant cette belle vallée de Tarascon dont il ne voyait plus que la cime des arbres, il n'a pas dit un seul mot, tant il était consterné.

Il a joint les deux mains, me dit une bonne femme, et il a fait : Ô mon Dieu !

Il était encore séparé de Tarascon par une lieue d'eau, de mûriers à fleur d'eau, de granges ruinées, et qui apparaissaient à la surface comme autant d'écueils ; il a sauté (c'est le mot) dans un batelet comme un soldat, de marine, et ne voulait que le batelier. Six hommes des cent-gardes étaient à terre et voulaient le suivre; l'Empereur a levé la main et montré trois doigts ouverts ; ce qui voulait dire qu'il n'y avait de place que pour trois. C'est ainsi qu'est parti l'Empereur au secours de Tarascon et d'Arles, à travers les courants d'eau et une forêt d'arbres." […]

L'Empereur avait, par sa fermeté, sa politique vigoureuse, forcé l'Europe à reconnaître l'influence française ; il avait porté notre puissance au degré élevé où l'avait placée son oncle. Comme lui il avait su en quelques jours effacer un triste passé et dix-huit années de faiblesse, et les déchirements intérieurs, les troubles civils s'étaient évanouis devant les actes admirables de son administration.

En conquérant pour le pays la place légitime qui lui était due dans le conseil des nations, il n'avait pas négligé le but plus pratique et si important des relations commerciales. Nos échanges s'étaient accrus, notre commerce relevé, et le chiffre des transactions, comme leur importance, avait pris des proportions considérables. L'industrie, vigoureusement appuyée, prenait une large part dans cette amélioration générale des grands intérêts du pays. Jamais à aucune époque elle n'avait été plus prospère, et son action vivifiante s'était étendue sur toutes les branches de la production.

L'Empereur, en sachant se concilier les sympathies de l'Europe, préparait au pays une ère nouvelle de grandeur et de puissance. Les Etats nos alliés avaient enfin reconnu et la supériorité de ses conseils et la sagesse de sa politique. La marche vigoureuse imprimée aux opérations stratégiques ; l'impulsion puissante qu'il avait su donner aux chefs de l'armée; sa rare intelligence des choses de la guerre ; son coup d'oeil sûr ; la promptitude de ses décisions, tout cela avait créé naturellement à notre profit une incontestable supériorité, dont l'Europe acceptait enfin l'ascendant.

Le peuple qui nous avait été le plus opposé était lié avec nous par une de ces unions puissantes qu'une même gloire avait cimentée, que l'accord des deux souverains rendait si éclatante. Et l'Angleterre, dans ce moment même, tait bien voir, à l'occasion des inondations funestes qui sont venues dévaster nos provinces, combien elle a de sympathies pour la France.

La souscription ouverte à Londres pour venir au secours des inondés prend les proportions d'une manifestation nationale ; et le généreux concours que nous prêtent nos voisins d'outre-Manche, depuis la reine et les hautes sommités de l'aristocratie, de la finance et du commerce, jusqu'à l'artisan le plus humble, viennent apposer au traité moral et politique conclu entre les deux nations un sceau indélébile, et montrer à quel haut degré de sympathie et d'estime mutuelles sont parvenus les deux peuples.

Seuls, les vieux partis tentaient encore de vains efforts pour rassembler leurs tronçons épars. Efforts inutiles comme la suite l'a prouvé; toutefois ces incitations sourdes, ces ténébreuses menées, jetaient dans la foule un malaise qui n'allait point jusqu'au doute, mais qui pouvait empêcher les affections nouvelles, les dévouements d'hier, d'être mieux affermis dans leur foi.

Eh bien, cette pierre d'achoppement, cet atome ténu qui pouvait peut-être servir d'appui aux mauvaises passions, est dès à présent anéanti !

L'Empereur, et il semble que la Providence ait dirigé ses pas, a été au-devant de ceux-là mêmes qui avaient le plus ouvertement méconnu son autorité, le principe d'ordre qu'il représente, en même temps que la volonté si hautement manifestée par l'immense majorité de la nation ; il s'est présenté dans ce grand appareil si rarement revêtu par le souverain ; il est venu non point comme le chef d'un grand État, mais comme le père de la nation. Il avait effacé de son coeur le souvenir des offenses, et il n'y avait sur ses lèvres que des paroles de commisération, d'encouragement, dans ses mains que des bienfaits, dans son âme que pitié et qu'amour.

Aussi, on peut le dire, l'Empereur a fait à nos yeux une conquête mille fois plus précieuse que celles qui résultent du choc des armées. Il a conquis des coeurs que de perfides conseils, que des convictions fâcheuses tenaient éloignés de lui. Dans le grand désastre que vient d'éprouver si cruellement la France, il existe comme une marque tracée par la volonté divine, comme un jalon placé par la Providence, qui semble convier tous les enfants du sol à une communion générale et sincère.

Les débris des anciens partis que la vérité éclatante n'avait pu vaincre, que la logique puissante des faits accomplis n'avait pu convertir sont aujourd'hui réunis à la fortune, de celui qu’ils considéraient comme l'ennemi de la chose publique. Ce que l'intérêt bien entendu du pays exigeait d’eux, ce que les voix éloquentes de la raison, de la justice, du progrès constant et réel, n'avaient pu faire, un homme l'a accompli.

Au lieu de s'adresser à l'action décisive, mais lente, de la raison, au lieu d'appeler à son aide les résultats, éclatants déjà, de son oeuvre nouvelle, au lieu de faire plaider pour lui les fruits déjà mûris de ses grands labeurs, Napoléon III a mieux fait : il s'est adressé aux sentiments généreux de la nation ; il a fait vibrer les cordes du dévouement et du courage ; il a compris qu'aux cœurs simples il fallait de grands actes ; qu'aux natures vives les grands mouvements étaient sympathiques ; qu'aux âmes ardentes il fallait montrer de bouillantes ardeurs.

Il a fait cela ; et désormais le peuple est pour lui. Et désormais ce ne seront plus seulement les majorités qui l'acclameront. Mais de toutes les poitrines, de toutes les bouches, sortira ce cri, brûlant d'enthousiasme et d'affection, qui vient de retentir avec tant d'unité sur les bords de la Loire et du Rhône, comme le 14 juin, des Tuileries à Notre-Dame : Vive l’Empereur ! »

Charles Robin, Inondations de 1856. Voyage de l’Empereur,
Paris, Garnier Frères, 1856.

dimanche 21 novembre 2010

"Il est entendu que la Belgique sera l'avant-garde du système napoléonien" (F. Delhasse, 1854)

« La réception du prince impérial à Bruxelles est une anomalie aussi surprenante (nous n'osons pas écrire les mots qui conviendraient à caractériser cette ineptie hypocrite), un égarement aussi funeste, que l'alliance du gouvernement anglais avec l'empire napoléonien. Il ne faut pas douter qu'elle ne se rattache à la grande coalition occidentale dont l'empereur Napoléon III est le chef, l'Angleterre la suivante pour le moment, et le conflit oriental le prétexte. C'est une tentative qui a réussi — probablement — pour entraîner la Belgique dans l'orbite de l'empire français, son redoutable voisin.

Est-ce là l'explication du voyage de M. Napoléon Bonaparte à Bruxelles ? Examinons la supposition. Elle en vaut la peine. Car il s'agit de l'indépendance de la Belgique, autant et plus que de la dignité morale de son gouvernement, ou du caractère de ses princes. […] 

C'est dans la presse bonapartiste de France qu'il faut aller chercher le mot du logogriphe, facile, d'ailleurs, à deviner pour les intelligences limpides. Le Constitutionnel et Le Pays, ces journaux peu véridiques quand il importe à leur maître que la vérité soit torturée, sont admirables d'ingénuité et d'effronterie sur le caractère de la mission du prince : "La Belgique, dit Le Constitutionnel, est l'alliée naturelle de la France. Elle est l'avant-garde de notre frontière du Nord. Elle est comme la pointe d'épée qui protège l'Occident et dont la poignée ne saurait être dans des mains hostiles aux grands États (avertissement au roi Léopold : c'est pourquoi Napoléon III songeait d'abord à prendre la Belgique dans ses propres mains). Le voyage du prince va signaler l'entente parfaite des deux États.... Le roi des Belges qui s'est toujours conduit en bon allié, qui a déjà donné tant de gages de haute sagesse, sentira mieux le prix d'une alliance qui solidarise son trône (fiez vous-y !) avec la conservation de l'ordre européen."

Ainsi il est entendu que la sagesse commande au roi des Belges une alliance qui solidarise son trône avec le trône de Louis-Bonaparte. Oh l'honnête solidarité ! oh le bon billet qu'a Léopold ! Il est entendu que la Belgique sera l'avant-garde du système napoléonien, la pointe d'épée dont les grands États (lisez Bonaparte) doivent tenir la poignée pour l'accomplissement des desseins bonapartistes et la conservation de l'ordre européen. Le voyage du prince Napoléon en Belgique avait donc pour but, et il aura sans doute pour résultat d'empoigner notre pays (pardon du mot : s'il est un peu français, il n'est point du tout belge), courtoisement toutefois, comme disent les journaux payés par les Tuileries. C'est ce que nous avons gagné à ce grand événement. Hier, on pouvait craindre, — le peuple, le gouvernement et la cour le craignaient, en effet, — que les bandes militaires de l'empereur vinssent envahir violemment notre territoire et prendre position à portée du Rhin. Aujourd'hui la terreur d'une invasion immédiate est évanouie. Mais à quel prix avons-nous acheté cette sécurité de courte durée ! à condition de vasselage et d'obéissance, à condition de remettre dans les mains sûres du grand état napoléonien la poignée de notre épée. Il y aura peut-être des politiques obtus, qui appelleront cette subordination honteuse le salut de la Belgique. Hélas ! C’est la plus grave atteinte que notre nationalité ait subie depuis la Révolution. Notre nationalité qui semblait s'être successivement fortifiée au travers des ébranlements de l'Europe, est compromise aujourd'hui par la nouvelle situation que Léopold semble se laisser imposer. Dès aujourd'hui les politiques prévoyants pourraient dire que la Belgique est tombée au rang d'un département de l'empire napoléonien.

Comment le perfide témoignage d'une réconciliation, bien immorale assurément de la part de notre gouvernement, si elle était libre et sincère, pourrait-il aveugler l'opinion publique sur les projets immuables de l'héritier de Napoléon ? Il suffit de se rappeler la politique bonapartiste vis-à-vis de nous depuis le 2 décembre. A peine dictateur de la France trompée et subjuguée, il édicté son décret du 22 janvier, à double tranchant, en vue de dépouiller et de flétrir à la fois la maison d'Orléans. Qu'importe au peuple belge, et qu'a-t-il à y contredire ? rien, si ce n'est peut-être que tout spectateur a le droit de réfléchir sur l'arbitraire des princes quand ils se mêlent de dictature. Mais c'est, du moins, une première offense à la maison de Léopold. Affaire de famille et d'intérêt privé, qui cependant touche aussi un peu par ricochet les contribuables. Soit. Passons. […]

La politique napoléonienne ne tarde pas à se dévoiler relativement à la Belgique, qu'elle considère comme un appendice obligé de son territoire, comme une conquête facile à laquelle pourrait suffire un décret hardi et quelques prétoriens jetés sur la frontière. Eh bien ! ce décret a été rédigé dans le mystère, il a été composé pour Le Moniteur ; le tait est certain et les preuves — les épreuves — subsistent encore en lieu de sûreté. Il s'en est fallu d'un rien que ce beau décret d'annexion ne fût exécuté un matin, avec tambours et trompettes. [...] Le décret sur les biens d'Orléans était une attaque contre la famille régnante en Belgique. Le décret d'annexion peut compter sans doute pour une attaque contre la Belgique elle-même, contre notre nationalité, si chèrement achetée, si laborieusement défendue jusqu'à ces derniers temps de défaillance patriotique et d'aveuglement général. Passons.

La Belgique, Dieu merci, n'a point été envahie par les soldats de Bonaparte, mais elle a été envahie par des séries de notes menaçantes, de remontrances injurieuses, d'injonctions diplomatiques, hostiles à toutes nos libertés, contre la liberté électorale et parlementaire, contre la liberté de la presse et de la parole, contre l'hospitalité, contre le commerce et l'industrie, contre tous les éléments essentiels qui constituent notre vie nationale. […]

… n'a-t-on pas senti, depuis deux ans, sur la Belgique tranquille et prospère, l'influence pernicieuse du système napoléonien ? […] Les agents bonapartistes ne sillonnent-ils pas, en tous sens, nos villes et nos campagnes, faisant la propagande de la corruption, excitant les passions mauvaises, prêchant aux pauvres l'envie, aux riches l'égoïsme et l'orgueil ? […] A-t-on distribué dans les villages assez d'almanachs napoléoniens et d'images napoléoniennes ! Tout cela sans doute n'était pas en faveur de la nationalité belge, ni de la Constitution belge. Tout cela, il faut bien le reconnaître, c'est une sorte d'invasion préliminaire, souterraine et persévérante, qui vise à préparer des projets ultérieurs. […]

Encore une fois, quel est le secret du voyage amical et de la réception à Bruxelles du prince impérial ? Le secret de cette fusion inattendue entre la maison de Bonaparte et la maison de Léopold, il est caché dans la question d'Orient, et les faits prochains se chargeront de le découvrir à tous les yeux. Mais il suffit d'avoir étudié les évolutions de l'Europe depuis la malencontreuse restauration de l'empire Français, pour deviner dès à présent ce qui commande la double attitude, si récente, de l'empereur des Français et du Roi des Belges, aussi violentés l'un que l'autre par la nécessité politique, par ce que les fins exploiteurs appellent la raison d'état.

[…] Inutile de suivre ici les phases ambiguës de cette question orientale, sur laquelle, pendant si longtemps, l'opinion publique de l'Europe a été jouée par ses gouvernements, leurs diplomates et leurs journaux. L'intérêt de cette histoire incomparable ne commence pour nous qu'à l'alliance du gouvernement britannique avec l'empire napoléonien, laquelle hélas ! entraîne aujourd'hui la Belgique à la remorque de Bonaparte. […] y pensez-vous? Léopold allié au dictateur de Neuilly ! La reine d'Angleterre est bien alliée à l'empereur des Français. Y pensez-vous? La Belgique tant maltraitée par le gouvernement napoléonien, la Belgique avant-garde de Louis-Bonaparte !

Ainsi parle la Nécessité terrible, impitoyable pour les rois aussi bien que pour les peuples, la nécessité qu'a créée le 2 décembre et dont les incalculables conséquences vont bouleverser toute l'Europe, — pendant combien de temps !

Donc, nous sommes amis de l'empire napoléonien, amis et alliés, car de l'alliance à l'amitié il n'y a que le paraphe, et le paraphe est fait sans doute aujourd'hui, ou il le sera demain. Alliés de l'Empereur, quel honneur ! et combien de récompenses vont pleuvoir sur la Belgique. Les journaux bonapartistes et catholiques annoncent déjà le règlement de nos affaires douanières, à des conditions qui dépassent toutes espérances. Et que de croix vont décorer les Belges bien pensant et haut placés, en échange des croix distribuées par Léopold au prince impérial et à sa suite. Qui en veut ? Criez : Vive l'alliance bonapartiste ! et vive l'empereur !

[…] Confiance inepte et de courte vue ! La solidarité avec le gouvernement napoléonien, c'est la guerre ! la guerre, oui vraiment, la guerre universelle et à outrance. Ah ! vous croyez que l'empire c'est la paix ! Faibles d'esprit ! L'empire c'est la guerre, jusqu'à la chute de l'empire, et peut-être bien au-delà. […]

Ainsi, c'est la guerre, la guerre européenne, la guerre immédiate, qui se recrute et s'organise, et la Belgique y est engagée sous l'aile de l'aigle napoléonien. Voilà le plus clair du résultat de la visite glorieuse que nous a faite le prince impérial. »

Jacques Van damme, pseudonyme de Félix Delhasse (1809-1898), La Belgique alliée à Bonaparte ! Bruxelles, typographie de Henri Samuel, 1854.

mercredi 7 juillet 2010

"Guillaume, ta couronne d'empereur sera bien lourde à porter" (Timon III, 1871)

Dessin extrait de Maurice Quentin-Bauchart,  La caricature politique en France pendant la guerre, le siège de Paris et la Commune (1870-1871). Paris, Labitte, Em. Paul & Cie, 1890.


« Lorsque M. de Bismarck a répondu insolemment à M. Jules Favre, qui venait à Ferrières lui demander la paix ou tout au moins l'armistice, que nous ne pourrions obtenir cette paix qu'à la condition de lui livrer l'Alsace et la Lorraine, etc., etc., nous Français, nous avons répondu : plutôt mourir que de commettre une pareille lâcheté, et, puisque vous voulez notre déshonneur, que la guerre se continue donc et que Dieu nous juge !

Aujourd'hui nous disons à Guillaume, à ses dignes associés, ainsi qu'à leur chancelier : vous voulez la guerre d'extermination, faîtes-la donc cette guerre de cannibales ! Eh bien ! soit, la guerre sans merci, la guerre sans pitié ! de votre côté la guerre des sauvages, la guerre des barbares ! Quant à la France, elle est chevaleresque, elle est magnanime ; elle répondra à vos cruautés par la patience et par la persévérance; de son côté vous trouverez la guerre par les armes courtoises, mais aussi la guerre par le mépris, la guerre par la haine, la guerre par l'isolement !

Ah ! Guillaume, poursuis ta marche infernale ! mais ne t'aventures pas trop loin, car il y a des barrières que les plus audacieux ne sauraient franchir! Jettes un regard sur tes propres États ; vois ce que deviennent tes peuples au milieu de tes grandes victoires !

Vas donc demander, roi aveugle, aux SOIXANTE MILLE VEUVES et aux CENT CINQUANTE MILLE ENFANTS, qui aujourd'hui n'ont plus de pères, si leurs cœurs s'élèvent à l'unisson vers le diadème impérial dont tu as orné ton front ! Mais non ; demandes-leur plutôt si leur joie n'éclate pas en sanglots, en songeant à la misère et au désespoir que tu leur as légués !

Demandes aussi aux mères, qui ont eu tant de peine à élever leurs fils, si elles sont radieuses et fières en voyant les drapeaux français appendus aux murs des arsenaux de Berlin, et si, en contemplant ces glorieux trophées, elles ont oublié que ces mêmes fils, qu'elles ont tant de fois pressés dans leurs bras, sont morts sur la terre étrangère, privés de sépulture, en appelant à leur secours ces mères chéries qui, hélas ! ne les reverront plus !

Si tu faisais cette demande, roi superbe, la réponse pour toi serait foudroyante.

Mais les mères, les veuves et les orphelins ne peuvent, pas exprimer leur désir, leurs volontés, leurs douleurs et leurs espérances devant les Parlements : la politique leur est interdite ! Aussi, Guillaume, n'as-tu rien à craindre de ces êtres faibles et chétifs. Poursuis ton chemin; il te restera encore assez d'hommes sans cœur pour étouffer les cris des malheureux sous le bruit formidable de leurs chants guerriers et pour acclamer tes honteux triomphes !

L'avenir, un avenir glorieux pouvait t'appartenir ; tu l'as détruit : tu as terni ton blason après Sedan ; ta gloire éphémère tombera dans l'oubli, on ne se souviendra que de tes cruautés ! Quant à Bismarck, ton âme damnée, son nom sera buriné dans les archives humaines, à côté de ceux des doges de Venise, des inquisiteurs espagnols, des Cromwell, des Machiavel et des Mourawiew !

Poursuis ton chemin à travers ces champs désolés qui rappellent le chaos ; soutiens-toi bien sur cette terre mouvante; appuies-toi solidement sur le bras de Bismarck; attaches-toi à lui, car désormais vos destinées sont égales ! Unis dans le massacre, unis dans la victoire, VOUS serez unis dans le châtiment ! Avancez donc tous deux; avancez toujours ! le gouffre est là ! béant et profond ! Il vous attend, il vous réclame, il vous attire ! C'est en vain que vous chercherez à l'éviter. Je vous le dis : il est là, là sous vos pas ; et le nom terrible qu'il porte, ce gouffre que vous n'avez pas voulu voir, est un nom affreux, implacable, sans merci ni pitié, un nom qui ne comporté ni paix ni pardon : il s'appelle la Vengeance!

N'espère pas, cruel et ambitieux monarque, que les ressentiments du peuple français, trouveront leur dernier assouvissement dans cette lutte suprême, dans ces combats titaniques, dans ce déluge de sang. Non! Comme l'abîme appelle l'abîme, ainsi le sang appelle le sang, et la semence jetée dans les sillons français, creusés par tes boulets, n'enfantera que des moissons vengeresses !

Germains, des crimes de vos pères,
Le ciel punissant vos enfants ;
De châtiments héréditaires
Accabler leurs descendants.

Guillaume, ta couronne d'empereur sera bien lourde à porter ; le fatal rocher de la force et de la violence retombera sur toi ; la mère affamée qui voit mourir son enfant sur ses mamelles taries criera aux survivants : "Souvenez-vous !" Chaque meurtre humain est gros d'un serment de représailles. […] Et nos enfants, Guillaume, grandiront dans la colère, la haine et la vengeance !!!

Maintenant, sus aux Allemands ! »


Timon III. France et Allemagne. La Vengeance ! ! !, Bruxelles, Imp. J. Coquereau, janv. 1871.

samedi 12 juin 2010

"Le Mexique n'est qu'un point, d'où l'on espère rayonner sur un hémisphère" (Edgar Quinet, 1862)

"M. Gutierrez de Estrada demande à Napoléon III de restaurer la monarchie au Mexique et lui parle de l'archiduc Maximilien, frère de l'Empereur d'Autriche". Dessin paru dans Taxile Delord, Histoire illustrée du Second Empire, vol. 3, Paris, Chez Alcan, 1892-1895.



« Qu'est-ce que cette expédition ? Que veut-elle ? Que cache-t-elle ? Est-elle dans l'intérêt public, ou dans l'intérêt d'un seul ? Où peut-elle aboutir ? Le pays qui est lancé dans cette entreprise est celui qui serait le plus embarrassé de répondre à ces questions. Il ne sait pourquoi il fait cette guerre, ni comment il y a été engagé. Il verse son sang et celui d'autrui, et ne peut dire pour quelle cause. […]

En 1781, la France a mis le pied en Amérique ; ce fut pour l'aider à s'affranchir — expédition qui ouvrit l'époque nouvelle et rapporta la liberté dans le vieux monde. En 1862, la France débarque de nouveau, mais cette fois il ne s'agit plus d'affranchir ; il s'agit de faire violence. Dans les deux cas, la question renferme les intérêts de tout un monde. Le Mexique n'est qu'un point, d'où l'on espère rayonner sur un hémisphère. En 1781, la petite expédition de Lafayette et de Rochambeau devait laisser après elle tout un continent libre. En 1862, l'expédition du Mexique, si elle se développait, telle qu'elle a été conçue, aurait pour résultat tout un continent esclave, ou du moins asservi.

Entrez dans l'esprit bonapartiste, et ce que vous appelez "ses mystères politiques" se dissipera à vos yeux. […] On vient de vous le répéter ces jours-ci. Le Bonapartisme n'est pas simplement une opinion politique ; c'est un "culte" une "adoration," une "superstition." Le principal de ces dogmes superstitieux, c'est qu'il doit réaliser la chimère du grand Empire napoléonien. Et puisque l'Europe est assez mal avisée pour ne pas se prêter à cette félicité, il est naturel, il est inévitable, que l'on se retourne vers l'Amérique. Là doivent se trouver ces vastes espaces et les peuples soumis qu'on désespère de s'annexer en Europe. On ne parle plus de la frontière du Rhin, il faut aller chercher un Rhin dans le nouveau monde. Vous ne saurez jamais avec quelle rapidité s'éveillent les ambitions démesurées de pouvoir, les visions de domination dans un esprit rempli de ce que l'on a appelé les Idées Napoléoniennes.

L'occasion du projet d'invasion du Mexique a été la guerre des États-Unis. Aux premières nouvelles d'un échec des États du Nord, le Gouvernement des Tuileries se persuada que c'était fait de la grande République américaine. Du moins, il crut qu'elle était trop occupée pour mettre obstacle à une entreprise bonapartiste. Il ne s'agissait que de choisir l'endroit où l'on porterait le grand coup à l'indépendance du nouveau monde. Le Mexique parut l'endroit propice ; il se remettait à peine, sous un gouvernement régulier et libéral, de ses longues guerres civiles. Avant de laisser ses plaies se cicatriser, on viendrait le frapper inopinément ; et même il n'y aurait pas besoin d'une longue guerre ! Car on ferait à Vera-Cruz ce que l'on a fait à Civita-Vecchia ! L'exemple de l'expédition romaine profiterait ainsi à l'expédition du Mexique. On recommencerait en 1862 l'œuvre et les stratagèmes de 1849. On se présenterait en alliés. Le drapeau tricolore, n'était-ce pas la liberté, l'indépendance ! […] La facilité d'illusion est si grande dans l'auteur de cette entreprise, qu'il est allé jusqu'à penser que le nom seul de Bonaparte courberait les hommes jusqu'à terre. A peine aurait-on besoin de paraître ! Et l'on verrait au Mexique les anciens adorateurs du soleil, se prosterner devant le soleil couchant de la fortune napoléonienne.

[…] Nous voilà à Mexico, de gré, ou de force, qu'importe ? Une nation libre est effacée de la terre. C'est déjà un point satisfaisant; mais ce n'est là encore qu'un commencement. Ce peuple s'appartenait à lui-même. Il avait acheté cette liberté orageuse au prix de torrents de sang. Il s'agit de tout lui reprendre en un jour, de telle sorte qu'il paraisse lui-même complice de son reniement et de son abdication. Pour cela, rien de plus simple; nous appliquons à cette difficulté un autre de nos nouveaux principes de 1789, à savoir qu'un peuple n'est vraiment libre que s'il est asservi à l'étranger. Son suffrage n'est volontaire et sincère que s'il vote sous les baïonnettes ennemies, teintes du sang des défenseurs de la patrie ! Nous tiendrons l'urne de Mexico, et les Mexicains auront toute liberté, une fois qu'ils seront conquis ; moyennant pourtant qu'ils feront sortir de cette urne esclave une monarchie despotique à notre usage. Appelons-la d'abord autrichienne, pour intéresser à ce grand coup toute la vieille Europe. Autrichienne, ou non, il est convenu que cette monarchie sera avant tout bonapartiste. C'est là un rideau que nous tendons, pour amuser nos alliés ; mais le rideau tiré, il restera purement et simplement au pied des Andes un deux-décembre gigantesque qui menacera et convoitera tout un continent. Napoléon en 1812 a manqué sa carrière ; il n'a pu asservir le vieux monde. Il s'agit de réparer sa fortune en asservissant le Nouveau. »

Edgar Quinet, L’expédition du Mexique, Londres, W. Jeffs, 1862.

"La France doit renoncer à coloniser cette terre qui sera toujours pour elle une terre maudite" (Lasnavères, 1865)

Jean-Adolphe Beaucé, Napoléon III en Algérie,
Musée national du Château de Compiègne.


« Rapport adressé à son Excellence Monsieur le Maréchal Comte Randon, Ministre de la guerre.

Toulon, le 21 janvier 1865.

... Nous avons dit […] que les fièvres intermittentes et le fanatisme musulman étaient les deux ennemis qui attendaient nos colons sur cette possession africaine qui a été, jusqu'a présent, une calamité pour la métropole. M'opposerez-vous que si le Gouvernement français s'attachait à mettre en relief, dans des publications populaires écrites en français et en arabe, les nombreux points de contact qui existent entre notre religion et le Koran, le rapprochement deviendrait facile et les préjugés religieux tomberaient d'eux-mêmes ? Ce sont là de belles théories qui ne peuvent naître qu'à Paris, mais qui ne pourraient fructifier de l'autre côté de la Méditerranée. Devrions-nous imiter les Russes qui, de nos jours, chassèrent une population d'environ un demi-million d'âmes des montagnes du Caucase et de faire des provinces d'Oran, d'Alger et de Constantine une véritable solitude à l'imitation de la Géorgie, de la Circassie et de la Mingrélie ? Ou bien de refouler les Arabes quelque part, dans le désert, par exemple, et de les détruire par la famine comme les Américains du Nord ont anéanti les Indiens par l'abus de l'eau-de-vie?

Les sauterelles naissent dans le sable et peu de jours après elles viennent déborder sur le Tell pour pourvoir à leur subsistance ; mais les Arabes auraient cela de particulier qu'expulsés de la terre labourable ils se maintiendraient dans les sables. Vous ne pourriez les contraindre ni a se diriger vers l'ouest de l'empire du Maroc, ni à l'est vers le royaume de Tunis. Les Russes ont, en quelque sorte, jeté dans la mer Noire les montagnards du Caucase, mais vous ne pourriez pas précipiter les Arabes de l'Algérie dans la mer Méditerranée. Par la force des choses vous êtes contraints de vivre avec eux, malgré eux et malgré vous, car, outre les 500 millions que ces barbares ont enfouis depuis notre présence, ne voulant et ne pouvant pas dire depuis notre conquête, et qui ne rentreront jamais dans la circulation, nous dépensons annuellement pour cette colonie 70 millions, sans compter les dépenses imprévues; qu'enfin, d'autre part, ils ne laissent aucun repos à notre armée; et c'est en présence d'une pareille situation des esprits, situation qui ne variera jamais tant que des chrétiens se trouveront en présence des musulmans et de l'insalubrité de l'atmosphère, a part les montagnes de la Kabylie, que vous voudriez créer de l'autre côté de la Méditerranée, une nouvelle France. Si tel est votre projet, je vous préviens que nul ne vous y suivra. D'abord, ne comptez ni sur des Irlandais ni sur des Suisses, et encore moins sur des Français. Quel est le colon qui, à chaque instant du jour et de la nuit, voudrait se trouver en présence d'une coalition si réfractaire à son existence à lui et à celle de sa femme et de ses enfants ?

Et cependant nous ne pouvons quitter volontairement cette terre maudite parce que cet abandon déverserait sur la France la perte d'une grande considération parmi les puissances européennes, et c'est là, avouons-le en famille, le seul mobile de notre ténacité à ne pas rembarquer nos troupes. Je considère ce point comme fondamental, attendu que depuis l'invention des bateaux a vapeur et la création des vaisseaux cuirassés. Alger, comme point stratégique, a énormément perdu de son importance. Comme port de commerce, sa valeur se réduit a bien peu de chose malgré vos illusions; que voulez-vous importer chez un peuple qui ne veut rien de vos produits, qui se plaît à vivre sans chemise, dont la tempérance est un ordre impérieux de la nature comme instinct de conservation, qui se plaît à n'avoir pour toiture qu'une mauvaise tente et bien souvent que le ciel, qui ne porte ni bas ni chaussure, qui, jouissant du bénéfice de l'acclimatement, bénéfice inconnu à nos soldats, ne connaît ni les fièvres intermittentes ni la dysenterie. A l'exportation, ses hordes ne peuvent rien fournir, puisque, constamment en insurrection, elles ne cultivent pas les champs, perdent d'innombrables troupeaux, n'exploitent ni les forêts, ni les mines. Bien plus, elles incendient les bois de chênes lièges attendu que ceux-ci vous donneraient quelques bénéfices. Ces fanatiques ne feront jamais rien entre nos mains, et ils nous empêcheront de faire quoi que ce soit. Je me trompe, ils nous feront quelque chose, c'est la guerre, une guerre acharnée, et pendant tout ce temps, une nation, l'Angleterre, que nous proclamons hautement l'intime amie de la France, leur fournira des armes et des munitions de guerre venant de trois grands entrepôts, savoir : de Gibraltar au nord-ouest, de Livourne au nord-est, et de Malte à l'est.

[…] La France doit donc renoncer à coloniser cette terre qui sera toujours pour elle une terre maudite, et puisque l’amour-propre national nous impose malheureusement la nécessité de la conserver, contentons-nous de la gouverner militairement. C'est là le conseil que ma conscience, mes lumières sur cette question me font un devoir de donner à mon Gouvernement, bien que celui-ci paraîtrait émettre une opinion diamétralement opposée. […] »

Dr Jean-Joseph-Maximilien Lasnavères (chirurgien de la Marine en retraite), De l'impossibilité de fonder des colonies européenes en Algérie, Paris, E. Thunot et cie., 1866.

mardi 13 avril 2010

"Jamais je ne croirai que la France soit l’apanage d’un seul homme" (Louis-Napoléon Bonaparte, 1848)


« Républicains de la veille, républicains du lendemain et du surlendemain, s’il en existe, rassurez-vous tous ; le prince Louis-Napoléon ne doit vous donner aucun ombrage.

Républicains de toutes les couleurs, de toutes les nuances depuis le bleu douteux jusqu’au rouge foncé ; soyez sans aucune crainte, le neveu du grand Napoléon ne veut point jeter le bâton impérial dans les roues de votre char démocratique !

Lisez plutôt les quelques lignes que nous avons placées ici en vedette, pour qu’elles soient plus visibles. Oui, ces lignes, relisez-les :

"jamais je n’ai cru, jamais je ne croirai que la France soit l’apanage d’un seul homme, ou d’une seule famille ; jamais je n’ai invoqué d’autres droits que ceux de citoyen français. Signé : Napoléon-Louis."

Voilà qui est clair, je pense, d’une clarté à interdire toute équivoque : douter maintenant du prince Louis, ce serait lui faire injure, ce serait douter de sa bonne foi.

La parole peut avoir été donnée aux diplomates pour déguiser leur pensée ; c’était l’opinion de Talleyrand : le prince Louis ne fut jamais diplomate, peut-être même ne le fut-il pas assez.

Le prince Louis, en apprenant l’heureux résultat de sa candidature à Paris, s’est empressé de s’y rendre pour témoigner sa reconnaissance à ses commettants ; en arrivant, sa première parole a été, dit-on, celle-ci :

"Rien n’est changé en France ; il n’y a qu’un républicain de plus."

Voilà, certes, une profession de foi des plus saisissantes. Ceci posé, une question fort naturelle vient ici se présenter. Cette question, la voici :

Quel doit être l’avenir du prince Louis-Napoléon au milieu de la République française ?

A cette question, nous n’avons autre chose à répondre, sinon qu’il est des secrets que Dieu seul connaît. Mais avant de nous occuper de l’avenir du filleul de Napoléon-le-grand, disons deux mots de son passé.

Napoléon-Louis Bonaparte naquit à Paris, le 20 avril 1808, de Louis-Napoléon Bonaparte, roi de Hollande, et d’Hortense-Eugénie de Beauharnais, fille de l’impératrice Joséphine.

Il eut pour parrain et marraine l’empereur et l’impératrice. C’est son oncle, le cardinal Fesch, qui le baptisa.

A l’âge de sept ans il dut, pour la première fois, quitter la terre de France ; sa famille entière était proscrite.

C’est au château d’Arenberg, dans le canton de Thurgovie, que le jeune exilé commença son éducation militaire. En 1830, Napoléon-Louis espéra, mais en vain, pouvoir rentrer en France ; la politique ombrageuse de Louis-Philippe le força à retourner dans son exil.

Tout le monde connaît l’affaire malheureuse de Strasbourg, tentée le 30 octobre 1836. Napoléon-Louis, fait prisonnier, fut transporté à New York.

De 1836 à 1839, il perdit sa mère bien-aimée, son oncle le cardinal Fesch et sa tante, Mme Murat. A quoi bon parler ici de son expédition de Boulogne ? Ce souvenir est trop récent pour qu’il soit nécessaire de la rajeunir.

Napoléon-Louis, fait prisonnier une seconde fois, fut transféré au château de Ham. L’illustre accusé avait choisi pour ses defenseurs Mes Berryer et Marie.

Malgré leur éloquent plaidoyer, il fut condamné et enfermé à Ham. Après une longue captivité, il recouvra sa liberté, en prenant les habits d’un ouvrier qui travaillait aux murailles du fort.

Le 24 février, Napoléon-Louis venait offrir ses services à la naissante République, qui le supplia de bien vouloir s’éloigner provisoirement. Aujourd’hui enfin ce provisoire cesse, et le prisonnier de Ham rentre triomphalement dans Paris, protégé par son titre de représentant du peuple. »


L’Aigle républicaine, journal hebdomadaire, n° 1, s. d. [juin 1848] 



mardi 30 mars 2010

Le dessein européen de Napoléon III (Emile Ollivier, L'Empire libéral...)

L'Italie reconnaissante (1862) par Vincenzo Vela (1810-1891), musée du château de Compiègne.

« Prenez les théories démocratiques telles que Lamennais, Armand Carrel, à la fin Lamartine, nos penseurs, nos poètes populaires les avaient formulées ; mêlez-y quelques idées du grand poète et du grand penseur de Sainte-Hélène ; relisez les discours frémissants de Thiers avant 1848 en faveur de l’union de l’Italie sous l’épée de Charles-Albert et le bâton pastoral de Pie IX ; celui de Cavaignac, le 23 mai 1849, sommant le ministère de prendre les mesures nécessaires pour sauvegarder l’indépendance et la liberté des peuples ; rappelez-vous surtout le fameux ordre du jour du 24 mai 1848, voté à l’unanimité, comme règle de la politique future de la France : "pacte fraternel avec l’Allemagne, reconstitution de la Pologne indépendance, affranchissement de l’Italie." Combinez ces écrits, ces paroles et ces actes ; tirez-en une règle de conduite, et sans vous perdre en conjectures, en dissertations ou en étonnements, nous aurez la définition rigoureuse de toute la politique [extérieure] de Napoléon III.

Une simple formule la résume : elle fut celle des nationalités.

En adoptant ce principe de la Révolution de 1848, il en mesure la portée et la signification. La nationalité n’est déterminée ni par l’identité des idiomes ni par la conformité des races, ni même par la configuration géographique ou la conformité d’idées nées d’intérêts et de souvenirs communs, elle est uniquement constituée par la volonté des populations, elle est l’application au dehors du principe de la souveraineté nationale, fondement intérieur de l’Etat. […]

Ce principe n’était plus une pure rêverie de philosophe depuis que, le prenant dans les profondeurs populaires, la Révolution de Février l’avait élevé à la dignité d’un axiome d’Etat ; il n’avait pas encore agi sur les événements. Napoléon III lui fit opérer sa dernière évolution ; il l’incarne dans les faits et le réalise ; par lui il descend des nuages, il marche à la tête des armées, dicte les traités de paix, règle le maniement des empires. Napoléon Ier avait dit à Sainte-Hélène : « le premier souverain qui, au milieu de la grande mêlée, embrassera de bonne foi la cause des peuples, se trouvera à la tête de l’Europe et pourra tenter tout ce qu’il voudra. » C’est ce qui a inspiré Napoléon III.

Il avait été préparé à ce rôle par son éducation cosmopolite à Augsbourg et en Suisse. La reine Victoria lui trouvait l’esprit plus allemand que français ; nul doute que si l’on eût interrogé sur lui Arese et ses amis italiens, il ne l’eussent déclaré surtout italien ; les Polonais le considéraient tellement comme des leurs, qu’en 1831 ils lui proposèrent d’être un des chefs de l’insurrection. Ils se trompaient tous : il était Français, ardemment Français ; il croyait que la véritable manière d’illustrer, d’élever la France au XIXe siècle, était non de reculer ses frontières à quelques territoires de peu d’étendues, mais de la faire rayonner protectrice et bienfaisante sur tous les territoires où retentissait l’appel à l’indépendant et à la Liberté. Napoléon Ier avait conquis pour affranchir, lui affranchit sans conquérir. Chaque Nation a sa destinée ; la nôtre est d’être tour à tour l’apôtre, le soldat, le martyr du droit éternel : Gesta Dei per Francos. Quoi qu’il nous arrive, nous sommes rivés à cette auguste prédestination. […]

Il s’efforçait […] d’amener les Souverains à un Congrès dans lequel eussent été examinés ou plutôt confirmés les changements opérés ou imminents et qui eût établi une charte territoriale nouvelle de l’Europe. La réunion d’un Congrès solennel, en quelque sorte œcuménique, de ce congrès ajournée à un avenir indéfini, effaçant par l’importance et surtout par la nouveauté de ses décisions le Congrès de Vienne, tel a été le but auquel a tendu sans cesse l’Empereur. C’était le sens de cette révision des traités de 1815, c’est l’explication de ses remuements perpétuels, de ses projets sans cesse renaissants, de son impossibilité à se tenir tranquille. Véritable représentant des idées de son temps, patriote humanitaire à la moderne, poursuivant la délivrance des nationalités et non des extensions territoriales, il eût voulu conquérir le droit de dire : les traités faits contre Napoléon Ier ont été déchirés par Napoléon III ; et la France, les mains nettes, se contentant d’avoir aboli cette charte de sa défaite, n’a demandé pour sa peine que l’affranchissement des peuples opprimés ; c’est ainsi qu’elle a vengé Waterloo et Sainte-Hélène ! »

Emile OLLIVIER (1825-1913), L’Empire libéral : études, récits, souvenirs. Tome premier, « Du principe des nationalités », Paris, Garnier frères, 1895, p. 97-104.

"Il faut rendre l'Italie indépendante..." (F. Orsini, 1858)

« A Napoléon III, Empereur des Français.

Les dépositions que j'ai faites contre moi-même dans ce procès politique, intenté à l'occasion de l'attentat du 14 janvier, sont suffisantes pour m'envoyer à la mort, et je la subirai sans demander grâce, tant parce que je ne m'humilierai jamais devant celui qui a tué la liberté naissante de ma malheureuse patrie, que parce que, dans la situation où je me trouve, la mort pour moi est un bienfait. Près de la fin de ma carrière, je veux néanmoins tenter un dernier effort pour venir en aide à l'Italie, dont l'indépendance m'a fait jusqu'à ce jour braver tous les périls, aller au-devant de tous les sacrifices. Elle fait l'objet constant de toutes mes affections, et c'est cette dernière pensée que je veux déposer dans les paroles que j'adresse à Votre Majesté.

Pour maintenir l'équilibre actuel de l'Europe, il faut rendre l'Italie indépendante ou resserrer les chaînes sous lesquelles l'Autriche la tient eu esclavage. Demande-je pour sa délivrance que le sang des Français soit répandu pour les Italiens ? Non, je ne vais pas jusque-là. L'Italie demande que la France n'intervienne pas contre elle ; elle demande que la France ne permette pas à l'Allemagne d'appuyer l'Autriche dans les luttes qui vont peut-être bientôt s'engager. Or, c'est précisément ce que Votre Majesté peut faire, si elle le veut. De cette volonté dépendent le bien-être ou les malheurs de ma patrie, la vie ou la mort d'une nation à qui l'Europe est en partie redevable de sa civilisation.

Telle est la prière que, de mon cachot, j'ose adresser à Votre Majesté, ne désespérant pas que ma faible voix ne soit entendue ; j'adjure Votre Majesté de rendre à la patrie l'indépendance que ses enfants ont perdue en 1849 par la faute des Français.

Que Votre Majesté se rappelle que les Italiens, au milieu desquels était mon père, versèrent avec joie leur sang pour Napoléon le Grand partout où il lui plut de les conduire; qu'elle se rappelle qu'ils lui furent fidèles jusqu'à sa chute; qu'elle se rappelle que tant que l'Italie ne sera pas indépendante, la tranquillité de l'Europe et celle de Votre Majesté ne seront qu'une chimère.

Que Votre Majesté ne repousse pas les vœux suprêmes d'un patriote sur les marches de l'échafaud ; qu'elle délivre ma patrie, et les bénédictions de 25 millions de citoyens la suivront dans la postérité.

De la prison de Mazas,

Signé : Felice ORSINI.
11 février 1858. »

mardi 2 février 2010

L'Exposition universelle de 1867 racontée par un témoin



« Cette Exposition a été une des plus grandes merveilles du monde et le plus grand acte de l'Empire. On dit que la construction des bâtiments a coûté 12 millions. Ils étaient d'une grande simplicité. Le fer et la fonte en furent les seuls matériaux. Cette construction en forme de rotonde concentrique comprenait presque toute l'étendue du Champ-de-Mars. On avait classé les produits d'une façon fort ingénieuse. Dans cette immense ellipse, les nationalités avaient leur place et les genres de produits étaient classés de telle façon qu'on pouvait étudier à la fois tous les produits d'une nationalité et tous les produits d'une même espèce, suivant que l'on prenait la circonférence ou le secteur correspondant à la portion de circonférence affectée à chaque nation.[…]

Cette disposition ingénieuse donnait à l'Exposition de 1867 une animation qui a manqué à celle de 1878. Les expositions sont faites pour le public et non pour des savants ennemis de toute frivolité et de tout plaisir. En 1867 on s'amusait à l'Exposition, en 1878 on s'y ennuie. En dehors de l'Exposition, un grand jardin était rempli de bâtiments affectés, suivant la section où ils se trouvaient, à des expositions partielles et spéciales des nationalités respectives, L'architecture correspondait à cette heureuse et habile classification. On y voyait, en effet, des maisons françaises, des chalets suisses, des habitations russes et suédoises, des villas italiennes, des temples égyptiens, des mosquées turques et arabes, des pagodes chinoises, des palais connus tels que ceux de Tunis, de Tripoli, de Constantinople, du Caire, etc.. C'était féerique et magique. […]

Le 22 avril, j'ai fait ma première visite à cette Exposition. Ma première pensée a été d'admirer les tableaux, les étoffes et les machines: j'étais enthousiasmé. Après avoir parcouru toute l'Europe, je dois dire que je n'ai jamais vu un ensemble plus complet de belles choses.

Je suis retourné à l'Exposition. Il y a des cafés chinois, anglais, belges. On y voit des Chinoises, de vraies Chinoises qui vous vendent du thé : elles sont affreuses ! On y voit aussi des Anglaises qui donnent des liqueurs et du café, elles causent aimablement avec les consommateurs ! Ce sont des filles qui cherchent fortune à Paris. Plus loin, des Frisonnes avec leur costume national et leurs appas à la Rubens, vous offrent des verres de lait d'une vacherie modèle. Cette Exposition est un immense bazar international; on y peut voyager dans tout l'univers, sans quitter Paris. […]

Les produits de l'Inde étaient fort curieux. Il y avait des figurines en ivoire représentant des vaisseaux, des divinités, des gens du peuple, des rajahs, des éléphants. Plus loin, on voyait ces splendides étoffes et ces beaux cachemires que nous prétendons imiter, alors qu'ils sont inimitables. Les produits de l'Australie étaient surtout agricoles. Il y avait là des toisons qui valaient mieux que celle de Jason. Le Canada avait une exhibition remarquable de fourrures et de bois. Au milieu de tous ces produits, l'exhibition féminine n'était pas la moins curieuse. On voyait de jolies Arlésiennes fort décolletées qui vendaient des bonbons aux galants nombreux du public. Je suppose qu'on a placé depuis fort avantageusement ces produits humains qui ne furent pas sans influence sur le succès de l'Exposition. Quand on pense qu'il y avait là des visiteurs qui y passaient leur journée, et qu'on pouvait déjeuner et dîner dans cet immense bazar, on comprend l'intention de ces exhibitions destinées à attirer les regards de passants désoeuvrés.

[…] J'ai visité, le 12 juillet, à l'Exposition, la section réservée à la Convention de Genève, c'est-à-dire le matériel des ambulances de la guerre, sans me douter du rôle qu'elles auraient prochainement. Il y avait là des instruments de toute sorte pour le pansement des blessés et leur transport en dehors du champ de bataille. Cette exposition était établie dans un pavillon situé dans les jardins extérieurs du palais. Au risque de paraître minutieux, je raconterai toutes mes visites à l'Exposition : c'est le seul moyen d'en rendre compte en détail. Le 14 juillet, j'ai parcouru la section réservée au Grand-duché de Bade et à la Bavière. Il y avait une profusion de pendules dites à coucou qui faisaient le bonheur des visiteurs. Dans une autre visite j'ai fait l'ascension d'un phare de 59 mètres où l'on montait 264 marches ; c'était très fatigant, mais le panorama faisait oublier les fatigues de l'ascension. […]

Ma trente-deuxième visite a été réservée à la Russie et aux colonies françaises. La Russie a fait une remarquable exposition de ses produits, de ses marbres, de ses fourrures, et une curieuse exhibition de costumes nationaux très fidèlement reproduits. A ma trente-quatrième visite, j'ai particulièrement étudié l'Autriche, dont l'exposition était fort belle. Il y avait de très beaux verres de Bohême, mais aussi beaucoup trop de pipes de toute sorte qui n'en étaient pas moins fort admirées, malgré leur profusion. A ma trente-cinquième visite, j'ai pris le café dans le palais du vice-roi d'Egypte. On nous a offert du tabac turc qui ne vaut pas notre modeste caporal. Ce palais fort curieux était, au dire des connaisseurs, parfaitement imité. A ma trente-huitième visite (j'en passe pour ne pas fatiguer le lecteur), j'ai visité le magnifique vaisseau le Friedland et sa machine à vapeur. J'ai fini ma promenade en pleine Espagne. Ce que j'y ai vu de plus remarquable, c'est la horchateria installée dans le parc. Il y avait là des Buenas-Mozas qui distribuaient le chocolat et les oeillades, au son de la guitare traditionnelle. On se serait cru en pleine Andalousie. […]

Dans une quarante-cinquième visite à l'Exposition, j'ai visité avec beaucoup de soin la région réservée aux États-Unis. Là, tout est pratique et positif. Le côté remarquable de cette exposition, ce sont les machines à vapeur, qui prouvent les immenses progrès de ce peuple infatigable. En voyant ces merveilles, les esprits faibles pouvaient rêver aux États-Unis d'Europe ! Mais nous n'avons pas dans notre vieux continent les éléments qui font la force du Nouveau Monde. Il nous manque l'espace et la jeunesse ! […]

A ma cinquante-cinquième visite, je suis retourné dans la section de l'exposition anglaise, et j'y ai remarqué les belles faïences anglaises, les gravures incomparables de ce grand pays et enfin les produits de ses colonies. Grâce à l'ascenseur, je parviens au faite de l'Exposition, d'où l'on jouit du plus beau coup d'oeil. On voit toute la partie de Paris qui environne le palais ! […] Le prix de l’ascension est de 20 francs. Il faut d'ailleurs un vrai courage pour y monter, car si la corde venait à casser, que deviendrait on sans lest et sans pilote. On irait droit à la lune, à moins que, chassé par des vents contraires, on n'allât tomber dans la Manche. […]

À ma soixante-septième visite à l'Exposition, j'ai constaté une recrudescence d'enthousiasme. Il y avait là près de 100,000 visiteurs le 27 octobre. On ne pouvait rien voir et on ne pouvait guère circuler. Ce sont les avantages de ce grand système de démocratie qu'on aime tant de nos jours. Que personne ne voie, plutôt que de laisser voir quelques privilégiés ! Que personne ne soit rien, plutôt que de laisser quelqu'un être quelque chose! Le fond de toute cette grande doctrine, c'est une immense jalousie, pour ne pas dire une immense envie. […]

Le 3 novembre, j'ai fait à l'Exposition universelle ma soixante-et-onzième et dernière visite. Il est impossible d'exprimer l'impression que m'a laissée cette magnifique entreprise. L'Empereur avait convié toutes les nations de l'univers à un tournoi commercial, agricole, industriel, littéraire, artistique et scientifique. Elles ont toutes accepté ce pacifique cartel, On a fait des efforts inouïs pour mettre en relief toutes ces merveilles du travail humain et du travail de la nature. Je ne sais ce que je dois le plus admirer de l'intelligente disposition de tant de produits divers, ou de l'empressement des peuples du monde à envoyer leurs échantillons à ce grand bazar du concours universel. Tout cela a été admirable d'exécution, d'ensemble et de détail. L'Exposition, qui a duré trop peu de temps pour les visiteurs sérieux, était un abrégé du monde entier. On y voyait, sur une surface restreinte, toutes les richesses et toutes les productions de tous les peuples connus ! C’était féerique et magique. Considérée au point de vue instructif, l'Exposition de Paris a été l'un des grands événements du siècle et il s'écoulera de longues années avant qu'on ne voie rien de pareil. »

 Grandeffe (Comte Arthur de), Paris sous Napoléon III. Mémoires d'un homme du monde de 1857 à 1870, Paris, Chaix, 1879.

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