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jeudi 11 mars 2010

"En Italie, le peuple est encore à créer" (Mazzini, 1846)


« Les morcellements de l'Italie présentent à la génération des difficultés qu'il faudra surmonter avant que l'on puisse progresser directement. Cependant il ne faut pas perdre courage : chaque pas vers l'unité sera un progrès; et, sans qu'on l'ait prévu, la régénération sera sur le point d'être accomplie le jour où l'unité pourra être proclamée.

Dans les grands pays, c'est par le peuple qu'il faut aller à la régénération ; dans le vôtre, c'est par les princes; il faut absolument qu'on les mette de la partie; c'est facile. Le Pape marchera dans les réformes par principe et par nécessité. Le roi du Piémont, par l'idée de la couronne d'Italie; le grand-duc de Toscane, par inclination et imitation ; le roi de Naples, par force ; et les petits princes auront à penser à d'autres choses qu'aux réformes. Ne vous mettez pas trop en peine de la portion occupée par les Autrichiens; il est possible que les réformes, les prenant par derrière, les fassent avancer plus rapidement que les autres dans la voie du progrès. Le peuple, auquel la constitution donne le droit de demander, peut parler haut et au besoin commander par l'émeute; mais celui qui est encore dans la servitude ne peut que chanter ses besoins pour en faire entendre l'expression sans trop déplaire.

Profitez de la moindre concession pour réunir les masses, ne fût-ce que pour témoigner de la reconnaissance. Des fêtes, des chants, des rassemblements, des rapports nombreux établis entre les hommes de toute opinion, suffisent pour faire jaillir les idées, donner au peuple le sentiment de sa force et le rendre exigeant.

Le concours des grands est d'une indispensable nécessité pour faire naître le réformisme dans un pays de féodalité. Si vous n'avez que le peuple, lu défiance naîtra du premier coup; on l'écrasera. S'il est conduit par quelques grands, les grands serviront de passeport au peuple. L'Italie est encore ce qu'était la France avant la révolution ; il lui faut donc ses Mirabeau, ses La Fayette et tant d'autres. Un grand seigneur peut être retenu par des intérêts matériels ; mais on peut le prendre par la vanité; laissez-lui le premier rôle tant qu'il voudra marcher avec vous. Il en est peu qui veuillent aller jusqu'au bout. L'essentiel est que le terme de la grande révolution leur soit inconnu. Ne laissons jamais voir que le premier pas à faire.

En Italie, le clergé est riche de l'argent et de la foi du peuple. Il faut le ménager dans ces deux intérêts, et, autant que possible, utiliser son influence. Si vous pouviez, dans chaque capitale, créer un Savonarole, nous ferions des pas de géants. Le clergé n'est pas ennemi des institutions libérales ; cherchez donc à l'associer à ce premier travail que l'on doit considérer comme le vestibule obligé du temple de l'égalité; sans le vestibule, le sanctuaire reste fermé. N'attaquez le clergé ni dans sa fortune ni dans son orthodoxie; promettez-lui la liberté et vous le verrez marcher avec vous.

En Italie, le peuple est encore à créer ; mais il est prêt à déchirer l'enveloppe qui le retient. Parler souvent, beaucoup et partout de ses misères et de ses besoins. Le peuple ne s'entend pas; mais la partie agissante de la société se pénètre de ces sentiments de compassion pour le peuple, et tôt ou tard elle agit. Les discussions savantes ne sont ni nécessaires ni opportunes. Il y a des mots régénérateurs qui contiennent tout et qu'il faut souvent répéter au peuple. Liberté, droits de l'homme, progrès, égalité, fraternité, voilà ce que le peuple comprendra, surtout quand on lui opposera les mots de despotisme, privilèges, tyrannie, esclavage, etc. Le difficile n'est pas de convaincre le peuple, c'est de le réunir. Le jour où il sera réuni, sera le jour de l'ère nouvelle.

L'échelle du progrès est longue ; il faut du temps et de la patience pour arriver au sommet. Le moyen d'aller plus vite, c'est de ne franchir qu'un degré à la fois. Vouloir prendre son vol vers le dernier, c'est exposer l'œuvre à plus d'un danger. Il y a bientôt deux mille ans qu'un grand philosophe, nommé Christ, a prêché la fraternité que cherche encore le monde. Acceptez donc tous les secours qu'on vous offrira sans jamais les regarder comme peu importants. Le globe terrestre est formé de grains de sable ; quiconque voudra faire en avant un seul pas, doit être des vôtres jusqu'à ce qu'il vous quitte. Un roi donne une loi plus libérale, applaudissez en demandant celle qui doit suivre; le ministre ne montre que des intentions progressistes, donnez-le pour modèle ; un grand seigneur affecte de bouder ses privilèges, mettez-vous sous sa direction; s'il veut s'arrêter, vous êtes à temps de le laisser, il restera isolé et sans force contre vous, et vous aurez mille moyens de rendre impopulaires ceux qui seront opposés à vos projets. Tous les mécontentements personnels, toutes les déceptions, toutes les ambitions froissées peuvent servir la cause du progrès en leur donnant une bonne direction.

L'armée est le plus grand obstacle au progrès du socialisme; toujours soumise, par son éducation, par son organisation, sa discipline et sa dépendance, elle est un puissant levier pour le despotisme. Il faut la paralyser par l'éducation morale du peuple. Quand on aura fait passer dans l'opinion générale l'idée que l'armée, faite pour défendre le pays, ne doit, dans aucun cas, se mêler de la politique intérieure et doit respecter le peuple, on pourra marcher sans elle et même contre elle sans danger.

Le clergé n'a que la moitié de la doctrine sociale, il veut comme nous la fraternité qu'il appelle charité. Mais sa hiérarchie et ses habitudes en font un suppôt de l'autorité, c'est-à-dire du despotisme ; il faut prendre ce qu'ils ont de bon et couper le mal. Tâchez de faire pénétrer l'égalité dans l'Église et tout marchera. La puissance cléricale est personnifiée dans les Jésuites. L'odieux de ce nom est déjà une puissance pour les socialistes, servez-vous-en.

Associer, associer, associer ; tout est dans ce mot. Les sociétés secrètes donnent une force irrésistible au parti qui peut les invoquer. Ne craignez pas de les voir se diviser ; plus elles se diviseront, mieux ce sera. Toutes vont au même but par un chemin différent; le secret sera souvent violé, tant mieux ; il faut du secret pour donner de la sécurité aux membres, mais il faut une certaine transparence pour inspirer de la crainte aux stationnaires. Quand un grand nombre d'associés recevant le mot d'ordre pour répandre une idée et en faire l'opinion publique, pourront se concerter pour un mouvement, ils trouveront le vieil édifice percé de toutes parts, et tombant comme par miracle au moindre souffle du progrès. ils s'étonneront eux-mêmes de voir fuir, devant la seule puissance de l'opinion, les rois, les seigneurs, les riches, les prêtres qui formaient la carcasse du vieil édifice social.

Courage donc, et persévérance.»

Giuseppe MAZZINI, Aux amis de l’Italie, Londres, octobre 1846.

jeudi 18 février 2010

"... l'art est immortel en Italie..." (Mazzini, 1834)


◄ Rossini soutenant l'opéra italien, par Delacroix (1821). Bnf.


« … l'art est immortel en Italie ; seulement la tyrannie lui a arraché plume et pinceau ; et lui, après avoir lutté en brave, après avoir survécu à bien des revers, après avoir fait des efforts de géant avec Bernini et Marini, pour échapper au cercle qu'on traçait autour de lui, à la formule qui le subjuguait, quand tout langage lui fut interdit, chercha un refuge clans la musique. C'est là qu'est son règne aujourd'hui ; c'est là dans cette langue universelle, qui ne relève que du Ciel, qu'il formule sa puissance et ses vœux.

C'est Rossini, Rossini géant d'un monde qui s'éteint, personnification musicale de l'époque individuelle, comme Byron en a été l'expression littéraire, comme Napoléon en a été l'expression politique : Rossini, réaction sublime de la personnalité humaine luttant sous l'étreinte sociale qui définit et individualise les passions, caractérise chacune de ses phrases , et sculpte en bas-relief ses motivi; Rossini, protestation énergique de la vie italienne comprimée, qui s'échappe en élans litaniques, qui monte au ciel en gerbes de feu par des gammes ascendantes, rapides et audacieuses comme une pensée de révolte, retombe soudain, et d'un seul bond, comme frappé de la foudre, sous le poids d'une inépuisable fatalité, pleure, crie et gémit comme une âme emprisonnée qui cherche sa délivrance, puis, tout-à-coup, s'agenouille et prie dans une sainte et douce ferveur, par des tierces longtemps soutenues, dérobées aux cantiques des anges flottant ainsi dans des variations de son thème éternel : joie et douleur, chute et espérance.

C'est Bellini, Lamartine de la musique, qui, dans sa poésie profondément mélancolique, erre sans cesse autour de trois ou quatre idées, souvenir, désir, espoir vague et incomplet : Bellini, qui ne vous dit son secret qu'à demi, et n'a jamais trahi sa pensée intime, la pensée nationale, si ce n'est peut-être une seule fois dans un chœur de la Norma. C'est Meyerbeer, —car Meyerbeer est Italien — traduisant en notes la lutte et l'émancipation. C'est Donizetti, qui un jour nous explique Byron dans sa Parisina, un jour dans L’Elixir d'amour verse à pleines mains sur nos tètes les roses de la volupté, parce qu'il paraît avoir désespéré de trouver l'accord national, l'accord puissant, qui mette la foi dans nos cœurs, et une épée dans nos mains ; plus tard il se ravise, médite une musique sociale, nous donne la partition de Marina Faliero, et, par la bouche d'Israël Bertucci, personnification de la pensée populaire, lance un terrible défi aux oppresseurs, et une prophétie de délivrance aux opprimés. — Là est l'art ; là il s'épanche encore, et enivre d'enthousiasme la foule avide qui se sent devinée. Ou bien, fatigué d'attendre, l'art s'élève tout à coup, sublime, et, devançant l'heure, se révèle par l'action : il se trouve une expression qui n'a pas de traduction sur la toile, ni dans les pages de l'écrivain ; il sillonne d'un éclair de feu qui nous couvre, s'incarne en un être, et jette aux générations qui rampent à ses pieds une promesse d'avenir.

Alors, l'art c'est une femme que je connais prosternée devant des tombeaux à Santa-Croce, oubliant les temps et les lieux, élevant sa voix dans le temple qui contient nos gloires, et protestant au nom du passé contre l'abjection présente. — L'art, c'est une jeune victime plongée dans quelque cachot, d'où elle ne sortira que pour mourir, conservant sa sérénité d'apôtre, son sourire de croyant. L'art, l'art sacré, l'art de Dieu, c'est toi, ô mon Jacopo, mon frère, noble suicide, qui as soustrait ton âme vierge à la tyrannie, et n'as pas voulu qu'elle fût souillée du spectacle de la lâcheté de ceux qui avaient fait serment de mourir purs avec toi ! Car l'art, c'est la foi, c'est le sacrifice, c'est la vertu ; et partout où vous trouvez à vous prosterner devant de pareilles images, ne dites pas que l'art est mort ; ne blasphémez pas l'avenir, priez, et attendez : les jours viendront. »

Joseph Mazzini, "de l'art en Italie", Revue républicaine, vol. 5, 1834.