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mercredi 9 février 2011

"Un ouvrier allait prendre place au gouvernement" (H. Castille, 1854)


Alexandre Martin Albert (1815-1895), dit "l'Ouvrier Albert", fils de cultivateur devenu ouvrier mécanicien, il rejoint sous la Monarchie de Juillet diverses sociétés secrètes, avant de fonder avec d'autres ouvriers le journal L'Atelier. Pour Daniel Stern (pseud. de la Comtesse Marie d'Agoult), "la nomination d'un ouvrier au gouvernement provisoire est un fait historique dont il ne faut pas méconnaître le sens et le caractère. Elle est le signe de l'émancipation, aveugle encore, mais désormais assurée de la classe laborieuse ; elle marque l'heure du passage de la révolution politique à la révolution sociale." (Histoire de la révolution de 1848, vol. 1, 1851).

« Les Tuileries prises, le roi parti, La Réforme et Le National sentirent la nécessité d'un rapprochement immédiat. Il n'y avait pas une minute à perdre en vaines querelles. La Chambre pouvait se remettre de sa stupeur. Le peuple lui-même n'attendrait pas longtemps qu'on lui offrît un gouvernement. […] Les haines étaient vives entre ces deux journaux. La compétition du pouvoir ne semblait pas de nature à les ramener à des sentiments de conciliation. De part et d'autre on avait formé un comité en permanence. Depuis plusieurs heures, ces deux comités rivaux recrutaient les notabilités de leur faction. Au National se tenaient MM. Emmanuel Arago, Marrast, Martin (de Strasbourg), Sarrans, Dornès, Recurt, Vaulabelle, etc. A La Réforme MM. Beaune, Flocon, Gervais (de Caen), Cahaigne, et vingt autres discutaient sans arriver à une conclusion. […] Des deux parts, on dressait des listes de gouvernement provisoire. Mais si l'on parvenait à se rencontrer sur quelques illustrations qu'un mérite spécial et qu'une gloire extra-politique plaçaient dans une sorte de neutralité ; il n'en était pas ainsi des autres. On acceptait M. Lamartine comme poète, M. Arago comme astronome, M. Dupont (de l'Eure) comme honnête homme et comme octogénaire. Mais M. Marrast ne voulait pas entendre parler de M. Ledru-Rollin. M. Flocon avait M. Garnier-Pagès en horreur, et M. Marie frémissait à l'idée de partager le pouvoir avec le communiste Louis Blanc. […]

L'impossibilité de s'entendre amena purement et simplement un partage du pouvoir. Ce fut une conclusion fatale, inévitable. Il en résulta plus tard dans le gouvernement provisoire un manque d'homogénéité, qui devint pour la seconde République la source de tant de maux. La patrie en saigne encore et les larmes en couleront longtemps ! […]

On parvint enfin à s'entendre sur une liste ainsi conçue : "Dupont (de l'Eure), François Arago, Ledru-Rollin, Flocon, Marie, Armand Marrast, Crémieux, Garnier-Pagès, Lamartine, Louis Blanc." Ce dernier alla aussitôt lire la liste à la foule de combattants qui se pressaient dans la cour de l'hôtel. De rauques acclamations l'accueillirent. Pourquoi applaudissaient-ils ? Sans doute parce qu'applaudir est un besoin des masses, un prurit qui se déclare à la paume des mains de l'homme-multitude aussitôt qu'un homme-individu se place en face de lui et parle. Cette liste éclectique ne méritait certainement pas l'approbation du peuple. La science, le talent et la vertu s'y trouvaient réunis. Il y manquait l'unité. L'impéritie gouvernementale devait résulter de cette impuissante mixture de noms si diversement nuancés. Cela ressemblait trop à un dépècement du pouvoir par des ambitions secondaires. On ne sentait là personne qui eût le nerf d'un Cromwell ou d'un Robespierre, qui dût absorber les individualités inférieures et imprimer au gouvernement de la République une forte impulsion.

Les combattants pressés dans la cour eurent peut-être une vague perception de ce partage de la proie gouvernementale, car la pensée de s'en attribuer une part leur vint à l'esprit. Il fallait pour cela qu'un des leurs fût promu au rang des futurs dictateurs. La lecture de la liste était à peine achevée qu'un nom volait de bouche en bouche : "Albert ! Albert !" s'écriait-on. Lorsque ce nom arriva dans la salle de la rédaction, où se trouvaient de nombreux ouvriers, le cri de "Vive Albert !" retentit et consacra sa nomination. Un ouvrier allait prendre place au gouvernement d'une des premières nations du monde.

M. Albert était-il donc un de ces génies inconnus que les révolutions font soudain sortir de la foule ? En aucune façon. Ouvrier mécanicien, appartenant d'ailleurs à une famille aisée, M. Albert ne se distinguait par aucune de ces hautes et rares qualités qui désignent un homme aux fonctions gouvernementales. Sa notoriété ne s'étendait pas au delà des régions dans lesquelles s'écoulait sa vie. Depuis longtemps affilié aux sociétés secrètes, il avait pris part, dans les derniers temps du règne de Louis-Philippe, à la direction des Saisons. Hâtons-nous d'ajouter que M. Albert était estimé de tous à cause de la pureté de son caractère, de sa bravoure, de son dévouement à la cause républicaine. Il faut que ces nobles qualités aient été bien incontestables chez lui pour qu'aucun des agents secrets qui ont infecté la presse de dégoûtantes calomnies n'ait osé touchera cette simple et honnête figure.

Il est à regretter, au point de vue démocratique, que M. Albert n'ait pas été doué de facultés éminentes. Il eût donné à sa nomination une portée considérable qu'elle n'avait pas en réalité. Examinée de bonne foi, la nomination de M. Albert au gouvernement provisoire de la République française atteste bien plutôt la puissance des sociétés secrètes, que la volonté déterminée chez le peuple de se gouverner lui-même et d'arriver à une répartition plus rigoureuse, plus exacte de l'autorité. L'ouvrier des sociétés secrètes est un homme déclassé. Il n'appartient plus en réalité au travail ; il appartient à la politique. La nomination de M. Albert, dans la cour et dans les bureaux de La Réforme, par une foule d'hommes auxquels il avait commandé dans les sections, n'a pas d'autre sens que l'hommage rendu à un bon chef par ses soldats. Pour que cette élection eût pris le caractère que les hommes du parti avancé cherchèrent à lui donner, il eût fallu, au lieu de M. Albert, voir surgir quelque ouvrier connu de tous, désigné par l'acclamation générale des légions du travail, ou plutôt par une sorte de sentiment public. Il n'en existait pas de tel.

La nomination de M. Albert eut donc plutôt l'air d'une flatterie à l'adresse du peuple, qu'un fait de la volonté du peuple lui-même. Que ce soit là un signe considérable dans l'histoire d'une nation, quoiqu'il soit permis d'en relever l'importance, on ne saurait sans exagération lui donner un caractère de réforme sociale. Après tant de sottises perpétrées au soleil, quiconque a conservé des convictions démocratiques, est sommé, sous peine de mort éternelle, de déposer la dernière de ses illusions. M. Albert justifia d'ailleurs les réserves que l'histoire enregistre aujourd'hui par une inaction et un effacement absolus. Paris se demanda longtemps quel était cet Albert, ouvrier, en qui l'humble artisan et le penseur fondaient une secrète espérance. L'artisan se disait que les bienfaits du pouvoir allaient descendre, sous forme de lois généreuses, jusque dans son humble logis. Le penseur entrevoyait déjà l'aurore d'une grande évolution de l'esprit humain, le dernier cadre des classifications rompu, la naissance d'une société en participation collective, que sais-je ? La vertu, le mérite personnel, débarrassés de toute entrave et devenant la vraie, l'unique distinction entre les hommes. Quelque disciple d'Emerson y vit peut-être l'aurore du gouvernement des héros. Le nom de M. Albert a été un grand leurre. »

Hyppolite Castille, Histoire de la Seconde République en France,
vol 1, Paris, Victor Lecou éd., 1854.

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« LE CITOYEN ALBERT , OUVRIER ( SANS PORTEFEUILLE),

(C'est un Montagnard qui parle à un Conservateur.)

Quand je vous dis qu'Albert est habile ouvrier,
Dans quel art ? dites-vous d'un air mi-sardonique
Que je ne veux qualifier.
Apprenez qu'aujourd'hui l'art n'est plus qu'un métier
Nous fondons une République
Où doivent régner seuls les talents, les vertus,
Et ce n'est que dans la boutique,
Parmi ces hommes aux bras nus,
Qu'on trouve ces Romains, nouveaux Cincinnatus,
Sortant de l'atelier ou quittant leurs chaumières
Pour détrôner les rois et punir les tyrans ;
Ou , s'il le faut, sortant des derniers rangs ,
Baïonnettes intelligentes
Qui n'ont besoin de vieillir sous les lentes,
Pour être aussi bons chefs qu'intrépides guerriers ;
Puis, retournant dans leurs humbles foyers,
Y trouvent leurs femmes et filles ,
Filant le lin , lissant leurs vêtements grossiers ,
Et leur tenant tout chaud le potage aux lentilles.
Ah ! vous pensez, bourgeois et riches corrompus,
Modernes Lucullus, Crassus, Apicius,
Bravant la frugale Montagne,
Siège des grands et nobles cœurs,
Vous pensez, de ce peuple adroits explorateurs,
Vous abreuver toujours de ses sueurs
Où vous semblez trouver le bouquet du Champagne,
Sans jamais vous désaltérer !
Mais le temps est venu de vous régénérer.
C'est à son tour à faire un peu cocagne.
Cédez-lui donc la place en payant son écot,
N'oubliant que le pain tout seul est chose fade,
Qu'il attendit assez la grasse poule au pot
Et ne boit jamais qu'à rasade.
Sinon, le triangle d'acier
Pourrait bientôt reprendre son office,
Machine régénératrice
Qui dort depuis la fin du grand siècle dernier
Et finirait par se rouiller.
J’entends, le mot est dur et vous fait sourciller.
Prétendez-vous du peuple entraver la justice ?
Quand on fonde un nouveau sur un vieil édifice,
Ne faut-il pas d'abord qu'on démolisse ?
C'est là tout l'art des modernes maçons.
Entendez-les déjà crier avec courage :
Frères, amis, mettons-nous à l'ouvrage.
Démolissons, démolissons.
Pour reconstruire après, manquons-nous d'architecte ?
Eh bien ! Albert est là : suffit.
Sa force au moins n'est pas suspecte.
Quel besoin a-t-il donc d'études et d'esprit,
De savoir même ce qu'il dit ?
Quand on sait, les bras nus, s'il faut, jusqu'à l'aisselle,
Manier le marteau, la scie ou la truelle,
Quel conservateur insolent,
Regrettant l'état monarchique,
Oserait bien lui nier le talent
De gouverner la République ? »

Charles-Louis Rey (pseud. Géronte cadet), Poésies diverses,
Nîmes, chez les principaux libraires, 1852.

dimanche 20 juin 2010

"Blondin est un mythe" (Dictionnaire de la conversation et de la lecture, 1864)

Jean-François Gravelet, dit "Charles Blondin" (né à Saint-Omer, en 1824 - mort à Londres en 1897).

« Blondin est un mythe, Blondin n'est qu'un canard. D'abord, il a passé la rivière, et comme le dit la chanson : les canards l'ont bien passée. Il est vrai que la rivière de Blondin c'étaient les chutes du Niagara. Un nageur intrépide avait déjà voulu traverser ce fleuve à la nage, mais il s'était fait attacher à un bateau ; un autre prétendait traverser les rapides qui précèdent les cataractes sur des échasses de fer, mais il avait disparu sans dire s'il reviendrait pour exécuter son projet. C'est alors, en 1859, qu'un journal américain raconta que Blondin, acrobate français, dont personne n'avait encore entendu parler, venait de traverser d'un bord à l'autre le Niagara en marchant sur le câble en fil de fer d'un pouce de grosseur qui est tendu entre les deux tours du pont suspendu, à 10 pieds au-dessus de tons les autres câbles. Les compliments qu'il avait reçus pour ce haut fait l'avaient porté, continuait le journal, à faire mieux, et l'idée lui était venue de traverser d'une rive à l'autre, sur une corde posée en aval des chutes, à moitié chemin à peu près des cataractes au pont.

Le Times de New-York s'étonna que, les magistrats n'eussent rien fait pour empêcher un pareil acte de témérité. Le Courrier des États-Unis prit la peine de rassurer son confrère : Blondin avait fait quelque chose de bien plus difficile en passant cette corde elle-même au moyen d'un faible grelin. Le surlendemain Le Courrier des États Unis raconta qu'à l'heure dite Blondin avait traversé le Niagara, offrant galamment de porter un voyageur sur son dos, proposition que personne n'avait acceptée. Blondin, disait-il, était en maillot rosé, il s'est avancé le front haut et sans balancier. En le voyant danser sur son câble, qui à celte hauteur avait l'apparence d'un fil, les respirations étaient suspendues. Tantôt il se balançait sur un seul pied, tantôt il bondissait, tantôt il se couchait sur le dos, s'allongeait le long de la corde, tournait, retournait, se mettait à califourchon. Arrivé au milieu de la corde, Blondin s'est placé debout, dans la position d'un homme qui avance la tète hors d'une fenêtre, et se penchant légèrement sur l'abîme, il a tiré de sa poche une ficelle qu'il a déroulée lentement. Un petit vapeur cet venu sous le câble, a attaché au bout de la ficelle une bouteille de vin que Blondin a remontée, et, saluant l'aimable société, il l'a bue à la santé de ceux qui le regardaient, a jeté la bouteille au diable, et a repris le chemin du Canada, où il est arrivé dix-neuf minutes après son départ de la rive américaine : des hourras, des bravos retentirent de toutes parts. Les Canadiens le retinrent une demi-heure, et Blondin est revenu a son point de départ en 8 minutes. Les spectateurs placèrent alors le petit Français sur leurs épaules et le portèrent en triomphe jusqu'à une voiture.

Tel fut le premier récit de ces voyages merveilleux qui ne pouvaient manquer de se reproduire. La seconde fois le journal accusait 10,000 spectateurs, c'était 2,000 de moins que la première. Blondin se couvrit la tête d'un sac épais qui l'empêchait de lien voir, mais il s'aida d'un balancier. Puis il passa le Niagara avec une brouette ; puis il le passa ayant sur le dos un individu, M. Colcord, qui devint son agent à New York; puis il recul dans son chapeau une balle que lui envoya le capitaine du petit steamer stationnaire sur le fleuve; puis il traversa le fleuve la nuit, au milieu des feux d'artifice. Il avait attaché quantité de lanternes de couleurs différentes aux deux extrémités de son balancier; malheureusement la moitié de ces lumières tomba dans le gouffre, ce qui diminua l'effet. Arrivé au milieu, il se posa sur la tête. Ses lumières s'éteignirent, et il atteignit la rive canadienne, dans l'ombre, avec autant de facilité que si la lune eût éclairé. Il revint entouré d'un cercle de fer d'où partaient des chandelles romaines ; au milieu il se suspendit encore par les pieds et revint dans l'obscurité la plus complète. Enfin Blondin emporta un fourneau et des œufs, et se mit à faire au milieu de sa corde des omelettes qu'il envoyait au capitaine du steamer. C'était, comme on dit, incroyable, et quelques journaux américains déclaraient que vraiment cela valait l'argent qu'on dépensait pour se transporter à ce surprenant spectacle. »

Dictionnaire de la conversation et de la lecture: inventaire raisonné des notions générales les plus indispensables a tous, offrant le résumé des faits et des idées de notre temps, Vol. 1, Firmin Didot Frères, Fils et Cie., 1864.

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« Besoin d'émotion.
 (Londres, 25 juin 1861)


II a été donné à Blondin de se faire ici une place importante dans le domaine des préoccupations publiques. Cet homme... Est-ce bien là le mot ? Je n'en sais trop rien, ma foi ! A le voir se tenir debout, s'asseoir, marcher ; à l'entendre parler, etc., etc., rien, assurément, n'indique qu'il appartienne à une autre espèce que vous et moi, c'est-à-dire à la catégorie des êtres que le philosophe grec, si bien réfuté par Diogène, définissait "un animal à deux pieds et sans plumes". Mais ce qui est sûr, c'est qu'à tous les attributs d'un animal pensant il joint ceux du singe le plus agile qu'ait jamais produit la création. II faut le voir courir avec la vélocité d'Hippomène — pour employer des comparaisons plus nobles — sur une corde longue de cinq cents pieds, placée à deux cents pieds du sol, et cela la tête couverte d'un sac qui fait la nuit autour de lui ! ll faut le voir se tenir renversé au centre de cette corde, la tête en bas, les pieds en l'air, les bras étendus ! L'autre jour, au Cristal-Palace, ne s'est-il pas avancé sur la corde roide, chargé d'un énorme appareil de cuisine, et ne s'est-il pas assis sur cette corde — à une hauteur de 150 pieds, n'oubliez pas ceci — pour faire une omelette, opération qu'il a menée à bonne fin, à travers tous les procédés requis ? Et vous figurez-vous un homme capable d'exécuter sur la corde le saut périlleux, avec un abîme béant au-dessous de lui, et monté sur des échasses ? Quel prodige de précision mathématique peut le sauver de la mort, lorsque, entre la mort et lui, il y a moins que l'épaisseur d'un cheveu ? Mystère !

Le succès qu'il a eu en Angleterre, vous le devinez. Exprimé en chiffres, il revient à ceci : Blondin a été engagé au Cristal-Palace pour douze représentations, elles actionnaires se trouvent avoir conclu un excellent marché, en ne lui offrant comme salaire que... 30,000 fr. Tout récemment, à Bradford, deux exhibitions de ses hauts faits gymnastiques lui ont valu 6,250 fr. Jugez du reste !

Une singulière querelle s'est élevée, à Bradford, entre lui et le comité du parc, qui l'avait engagé. Le comité, par des motifs de sagesse financière aisés à comprendre, ne voulant pas qu'on pût jouir du spectacle sans payer le droit d'entrée, avait fait placer la corde à une hauteur calculée de manière à ce qu'elle n'excédât pas celle des murs d'enceinte. Blondin arrive. Et comment rendre son indignation à la vue d'une corde qui n'était guère qu'à cent pieds du sol ! On a eu toutes les peines du monde a le consoler. Nul doute cependant qu'une hauteur de cent pieds ne fût tout ce qu'il lui était permis d'exiger raisonnablement pour se rompre le cou.

On avait fait courir le bruit que Blondin offrait 2,500 fr. (100 liv. st.) à quiconque consentirait à être porté par lui, dans ses promenades sur la corde. Ce bruit est sans fondement. Ce qui est vrai, et ce qui a été par lui-même raconté à un de mes amis, c'est qu'un beau jour il a reçu une lettre ainsi conçue : "Monsieur, on assure que vous offrez 100 liv. st. à quiconque se laissera porter dans vos bras. Je suis à votre disposition, et me contenterai même de 50 liv. st., à condition toutefois que si, par impossible, vous veniez à commettre quelque erreur, — a mistake, — la somme serait remise à ma mère." A Bradford, on m'affirme qu'un gentleman s'est proposé pour rien, par pur amour de l'art ! Ceci est à ajouter au chapitre des excentricités anglaises. Un fait assez amusant à constater est celui-ci : Au temps de la guerre de Crimée, et, plus tard, pendant la guerre d'Italie, lorsqu'il n'était bruit en Europe que des exploits de nos zouaves, nombre d'Anglais tenaient absolument à ce que les zouaves fussent des Arabes : eh bien, le même sentiment pousse nombre d'Anglais à prétendre que Blondin est un Canadien. Il a beau être de Saint-Omer ; il a beau n'avoir rien de commun avec le Canada, que d'y avoir fait un voyage, je connais des Anglais qui refuseront à Blondin le privilège d'être de son pays, jusqu'à ce qu'il leur ait montré son acte de naissance. Et même alors, je ne suis pas bien sûr qu'ils se rendent.

Pour compléter ces détails, j'aurais à vous représenter l'incomparable acrobate poussant devant lui, sur la corde roide, sa propre fille, assise dans une brouette ; et l'enfant— car ce n'est qu'une enfant—faisant pleuvoir sur le public, du haut de son trône mobile, une pluie de fleurs lancées çà et là avec une grâce à vous faire dresser les cheveux sur la tête, et la mère, là, en face, assistant à ce formidable spectacle, d'un air parfaitement rassuré ; et la Chambre des Communes finissant par dire : "Ah! pour le coup, c'est trop fort!" Mais cette circonstance, vous l'avez déjà mentionnée vous-même, et elle a donné lieu, de votre part, à un court commentaire auquel je m'associe du fond du cœur. C'est peu; s'il faut vous dire toute ma pensée, je trouve immoral qu'on laisse ainsi un homme faire profession de jouer publiquement avec la mort, pour le plus grand amusement des désœuvrés, des hommes blasés et des petites-maitresses auxquelles il faut des émotions fortes. C'est une horrible éducation donnée au public que celle de ces jouissances féroces. Il est très-intéressant, j'en conviens, de voir jusqu'à quel point l'organisation physique du corps de l'homme est merveilleuse, et il ne l'est pas moins de pouvoir juger de la puissance illimitée de l'habitude, dont on a coutume de dire que "c'est une seconde nature", et dont il serait plus juste de dire, que "c'est la première". Par malheur, là n'est point la vraie source de l'intérêt qui s'attache à ces sortes de spectacles. Le danger que court l'acteur, voilà ce qui en constitue, pour le plus grand nombre, le charme affreux. S'il en était autrement, quelle nécessité de placer la corde à 200 pieds du sol ? Or, que devient, avec de semblables exhibitions, ce respect de la vie humaine, qui est une des plus essentielles vertus de l'homme civilisé? Il y a en ce moment, à Londres, un autre de nos compatriotes, nommé Léotard, dont les exercices gymnastiques sont aussi une merveille ; mais lui vous enchante, sans vous donner le frisson ; on peut admirer sa prodigieuse souplesse, sans que la pâleur vous monte au visage. Hélas ! J’ai bien peur qu'à cause de cela même, Léotard ne soit moins couru que Blondin. »

Louis BLANC, Lettres sur l’Angleterre, vol. 1, Paris, Lacroix, Verboeckhoven & cie, 1866.


mercredi 20 janvier 2010

La haine de la République après la Commune de Paris (L'abbé de la Tour de Noé, 1871)


« En théorie, la république est le plus beau des gouvernements ; elle est même le beau idéal des formes politiques. La France trois fois a fait l'essai de la république, en 93, en 48 et le 4 septembre 1870. Or, toujours ces épreuves ont été infructueuses ; jamais les efforts accomplis pour l'établir n'ont pu aboutir. Les deux premières sont mortes, la troisième agonise, que dis-je, elle a péri elle aussi ; car si nous avons encore le mot, nous n'avons déjà plus la chose. Comment donc se fait-il que cet édifice dont la base est si large, dont les lignes sont si pures, dont le couronnement est si splendide ne puisse se tenir debout sur le sol de ma patrie? Plusieurs causes majeures concourent à sa chute rapide.

Premièrement, la république est le drapeau de la canaille. En effet, toujours et partout la canaille est ou du moins se dit républicaine, et quand la vile multitude de tous les partis qui se partagent le pays veut se lancer dans la politique elle arbore le drapeau rouge ou tricolore de la république. Ce qui fait dire à nos ennemis que tous les républicains ne sont pas de la canaille, mais que toute la canaille est républicaine.

Sans doute les Arago, les Lefranc, les Grévy, les Louis Blanc, les Ledru-Rollin, les Victor Hugo sont de fort honnêtes gens; ils renient les Delescluze, les Pyat, les Blanqui, les Flourens, les Vallès et autres. Il n'en est pas moins vrai que tous ces hommes se proclament républicains. On a beau répondre qu'il y a républicains et républicains ; le peuple qui ne distingue pas les nuances qui séparent le républicain honnête du républicain malhonnête s'en va répétant partout : voilà ce que c'est que les républicains !!! […]

Deuxièmement, la république est le signal de la licence. En temps de république, des êtres qui font mal à voir et par les haillons sordides qui les couvrent et par les plaies hideuses qu'ils exhibent, pullulent sur les places et dans les rues. Ils, s'imposent à la charité publique non par leurs prières, mais bien par leurs importunités ; on dirait que la république est un soleil malfaisant qui fait germer des monstres ! […]

Troisièmement, la république est le régime de l'impiété. […] dès que la république est née, les peuples affolés proclament sur le bord de son berceau le divorce radical de l'Eglise et de l'Etat. Ce n'est là, sans doute, qu'une opinion discutable, mais ils vont plus loin; ils décrètent la déchéance de l'Être Suprême, ils déclarent la guerre à Dieu ; il semble que pour les républicains Dieu n'est qu'un ennemi, et que pour eux aussi : « Dieu n'est que le mal ! » Autrefois pour vivre heureuses les nations de l'Europe respectaient le trône et adoraient l'autel ; aujourd'hui elles brisent l'un et profanent l'autre. Aussi, ne travaillant plus nulle part sous le regard du créateur et du maître des empires, quand elles veulent organiser la république : « C'est en vain que travaillent ceux qui la bâtissent. » Ah ! République ! Divine république ! Tour populaire ! Colonne nationale ! Ta cime déjà devrait toucher le ciel, et pourtant, dès que pour te fonder les peuples modernes mettent la main à l'oeuvre, à la première assise, l'ouragan révolutionnaire disperse tes pierres et ton ciment ; car, tes architectes sont des impies et tes constructeurs d'atroces mécréants ! Oui, on dirait que la république est la fille aînée de Satan, et qu'elle a reçu de son père des enfers l'horrible consigne d'insulter l'Eternel ! »

L'abbé de la Tour de Noé, Henri V est-il prêt d'arriver ? Oui ! Toulouse, juin 1871.

Contre le libéralisme économique (Louis Blanc, avril 1848)



 « Le principe sur le quel repose la société d’aujourd’hui, c’est celui de l’isolement, de l’antagonisme, c’est la concurrence. […] La concurrence, c’est – je le dis tout d’abord – c’est l’enfantement perpétuel et progressif de la misère. Et en effet, au lieu d’associer les forces de manières à leur faire produire leur résultat le plus utile, la concurrence les met perpétuellement en état de lutte ; elle les annihile réciproquement, elle les détruit les uns par les autres. […] La concurrence est une cause d’appauvrissement général, parce qu’elle livre la société au gouvernement grossier du hasard. Est-il, sous ce régime, un seul producteur, un seul travailleur, qui ne dépende pas d’un atelier lointain qui se ferme, d’une faillite qui éclate, d’une machine tout à coup découverte et mise au service exclusif d’un rival ? Est-il un seul producteur, un seul travailleur, à qui sa bonne conduite, sa prévoyance, sa sagesse, soient de sûres garanties contre l’effet d’une crise industrielle ? […]

Un trait essentiel manquerait à ce triste tableau, si j’oubliais d’ajouter qu’en créant la misère, la concurrence crée l’immoralité. Car qui oserait le nier ? C’est la misère qui fait les voleurs ; c’est la misère qui, en greffant le désespoir et la haine sur l’ignorance, fait la plupart des assassins ; c’est la misère qui fait descendre tant de jeunes filles à vendre hideusement le doux nom d’amour. […] Voilà donc la société introduisant au milieu d’elle, par le seul vice de sa constitution, la haine, la violence, l’envie ; la voilà se plaçant elle-même dans cette alternative ou d’être opprimée par le haut, ou d’être incessamment troublée par les attaques d’en bas. Que le système d’où naît une situation aussi désastreuse se défende ! Nous l’accusons hautement d’immoralité (Bravo !).

Mais quoi ! On nous avertit que si nous touchons à la concurrence, nous portons la main sur la liberté. Une pareille objection est-elle sérieuse ? Ah ! J’avoue qu’un tel reproche me remplit d’étonnement. Car si nous ne voulons pas de la concurrence, c’est précisément parce que nous sommes les adorateurs de la liberté. Oui, la liberté, mais la liberté pour tous, tel est le but à atteindre, tel est le but vers lequel il faut marcher (Bruyante approbation). […]

Que la liberté existe aujourd’hui, et dans toute sa plénitude, pour quiconque possède des capitaux, du crédit, de l’instruction, c’est-à-dire les divers moyens de développer sa nature, je suis certainement loin de le nier. Mais la liberté existe-t-il pour ceux à qui manquent tous les moyens de développement, tous les instruments de travail ? Quel est le résultat de la concurrence ? N’est-ce pas mettre les premiers aux prises avec les seconds, c’est-à-dire les hommes armés de pied en cap, avec des hommes désarmés ? La concurrence est un combat, qu’on ne l’oublie pas. Or, quand ce combat s’engage entre le riche et le pauvre, entre le fort et le faible, entre l’homme habile et l’ignorant, on ne craint pas de s’écrier : place à la liberté ! Mais cette liberté-là, c’est celle de l’état sauvage. Quoi ! le droit du plus fort, c’est ce qu’on ne rougit point d’appeler la liberté ! Eh bien, je l’appelle, moi, l’esclavage. Et j’affirme que ceux d’entre nous qui, par suite d’une mauvaise organisation sociale, sont soumis à la tyrannie de la faim, à la tyrannie du froid, à la tyrannie invisible et muette des choses, sont plus réellement esclaves que nos frères des colonies […] (c’est vrai ! c’est vrai ! Applaudissements).
Disons-le bien haut : la liberté consiste, non pas seulement dans le DROIT, mais dans le POUVOIR donné à chacun de développer ses facultés. D’où il suit que la société doit à chacun de ses membres, et l’instruction, sans laquelle l’esprit humain ne peut se développer, et les instruments de travail, sans lesquels l’activité humaine est d’avance étouffée ou tyranniquement rançonnée.

Il faut donc, pour que la liberté de tous soit établie, assurée, que l’Etat intervienne. Or, quel moyen doit-il employer pour établir, pour assurer la liberté ? L’association. A tous, par l’éducation commune, les moyens de développement intellectuel ; à tous, par la réunion fraternelle des forces et des ressources, les instruments de travail ! Voilà ce que produit l’association, et voilà ce qui constitue bien véritablement la liberté (Bravo !).

Du reste, qu’on ne s’y trompe pas, ce grand principe de l’association, nous ne l’invoquons pas seulement comme moyen d’arriver à l’abolition du prolétariat, mais comme moyen d’accroître indéfiniment la fortune publique, c’est-à-dire que nous l’invoquons pour les riches, pour les pauvres, pour tous le monde. […] Avec l’association universelle, avec la solidarité de tous les intérêts noués puissamment, plus d’efforts annulés, plus de temps perdu, plus de capitaux égarés, plus d’établissements se dévorant les uns les autres ou mourant du contre-coup de quelques faillites lointaines et imprévue, […] plus de travailleurs enfin cherchant au milieu d’un désordre immense l’emploi qui les cherche eux-mêmes sans les trouver. »

Discours de Louis Blanc (1811-1882) sur la concurrence, prononcé devant l’assemblée générale des délégués des travailleurs le 3 avril 1848 (extraits).

mardi 19 janvier 2010

1848, les erreurs du Gouvernement provisoire (Louis Blanc, 1849)


« A peine sorti de l'acclamation populaire, le gouvernement provisoire avait eu à se demander comment il se définirait lui-même.

Se considérerait-il comme une autorité dictatoriale, consacrée par une Révolution devenue nécessaire, et n'ayant à rendre ses comptes au suffrage universel qu'après avoir fait tout le bien qui était à faire ? Bornerait-il, au contraire, sa mission à convoquer immédiatement l'Assemblée nationale, en se renfermant dans les mesures d'urgence, dans des actes d'administration d'une portée secondaire ?

De ces deux partis, le dernier avait sans contredit quelque chose de plus régulier, de moins hasardeux; il mettait à l'abri de tout soupçon le désintéressement du gouvernement provisoire ; il nous sauvait à demi du reproche d'usurpation. Ce fut celui auquel se rangea le conseil.

Pour moi, j'avais une opinion entièrement opposée à celle qui prévalut, et je regardais l'adoption de l'autre parti comme devant exercer la plus heureuse influence sur les destinées de la République nouvelle.

Ce n'est pas que je m'en fusse dissimulé les inconvénients et les périls. Une société, je le savais, ne se laisse point aisément conduire beaucoup au-delà de ce qu'elle connaît et de ce qu'elle pense. L'histoire a une marche qui ne se règle ni sur les battements d'un cœur généreux ni même sur le développement logique d'une idée juste, et il n'est donné à personne de lui faire, selon son caprice, hâter le pas. Toutefois, cette observation, pour être juste, demande à n'être pas prise en un sens trop absolu. Car les circonstances ne sont, après tout, que le produit d'une certaine combinaison d'efforts individuels ; et l'action de quelques hommes de bien, lorsqu'ils sont en mesure de faire servir un grand pouvoir au triomphe d'une grande idée, a certainement son poids dans la balance des affaires humaines.

Ainsi donc, considérant l'état d'ignorance profonde et d'asservissement moral où les campagnes en France vivent plongées, l'immensité des ressources que ménage aux ennemis du progrès la possession exclusive de tous les moyens d'influence et de toutes les avenues de la richesse, tant de germes impurs déposés au fond de la société par un demi-siècle de corruption impériale ou monarchique, enfin la supériorité numérique du peuple ignorant des campagnes sur le peuple éclairé des villes, je pensais :
Que nous aurions dû reculer le plus loin possible le moment des élections;
Qu'il nous était commandé de prendre, dans l'intervalle, et cela hautement, hardiment, sauf à en répondre sur nos têtes, l'initiative des vastes réformes à accomplir, réserve faite, pour l'Assemblée nationale, du droit de raffermir ensuite ou de renverser notre œuvre, d'une main souveraine.

Nous aurions, de la sorte, mis le temps de notre parti. Nous aurions pu agir, avec toute la force que donne l'exercice du pouvoir, sur cette nation française, si vive, si intelligente, si prompte à suivre les impulsions venues d'en haut. Nous aurions comme allumé au sommet de la société un phare lumineux qui en aurait éclairé toute l'étendue. En un mot, quand la souveraineté du peuple, dès l'abord reconnue et proclamée, aurait été appelée autour des urnes, elle se serait trouvée avoir fait son éducation.

Telle était aussi l'opinion d'Albert, et rien n'était plus propre à me confirmer dans la mienne. Car, à une rare droiture, Albert joignait un sens exquis, une intelligence élevée. Quand il prenait la parole au sein du conseil, c'était toujours pour exprimer des idées justes ou généreuses, et il le faisait en termes pleins de précision et de force.

A quels autres et déplorables résultats ne conduisait point la route contraire ! Le gouvernement provisoire obligé de précipiter son action et, en la précipitant, de la compromettre ; le pouvoir poussé par le mouvement naturel de la Révolution à des réformes éclatantes et s'arrêtant à de grossières ébauches ; des indications, quand il fallait des actes ; des essais informes, quand il fallait des applications suivies; les élections abandonnées à l'empire des préjugés anciens et des vieilles influences de localité ; le suffrage universel amenant sur la scène, grâce à la coalition des divers partis vaincus, une assemblée hostile à son propre principe ; l'esprit de réaction encouragé par la défiance du gouvernement envers lui-même, par son peu de durée, et devant cet esprit de réaction, les élus de la place publique se désarmant d'avance.... Voilà ce que je pressentais, voilà ce qui ne s'est que trop réalisé !

Oui, je le dis sans hésitation, j'aurais voulu que, dès le premier jour, le gouvernement provisoire mît ses devoirs très haut et qu'il élevât sa puissance au niveau de ses devoirs. »


Louis Blanc, « un chapitre inédit de l’histoire de la révolution de 1848 : le 17 mars », Le Nouveau Monde, journal historique et politique, n° 1, 15 juillet 1849