Affichage des articles dont le libellé est "Droit des peuples". Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est "Droit des peuples". Afficher tous les articles

lundi 11 avril 2011

"Quel était le but officiel de la guerre d'Italie ?" (E. Veuillot, 1866)

Rencontre des empereurs français et autrichien le 11 juillet 1859
(lithographie autrichienne de 1859)

« Quel était le but officiel de la guerre d'Italie ? Il s'agissait d'enlever à l'Autriche ses possessions italiennes et d'assurer ainsi l'indépendance, non pas de l'Italie, selon l'acception révolutionnaire du mot, mais des différents États italiens. "Nous respecterons, disait l'Empereur, les territoires et les droits des puissances neutres ; nous n'allons pas en Italie pour y fomenter le désordre ; nous voulons délivrer ce pays de la pression étrangère qui pèse sur lui et contribuer à y fonder l'ordre sur des intérêts légitimes satisfaits" (Proclamation du 3 mai 1859).

Ce programme était celui de l'entrée en campagne. Il promettait d'exclure complètement l'Autriche du territoire italien, mais il acceptait tous les autres souverains de la Péninsule et maintenait implicitement l'idée de la Confédération italienne, déjà émise dans la brochure officieuse Napoléon III et l'Italie et dans les bases d'arrangement proposées précédemment à l'Autriche. Ces bases portaient (art. 4) qu'il conviendrait de "substituer aux traités entre l'Autriche et les duchés une confédération des Etats de l'Italie entre eux, pour leur protection mutuelle tant intérieure qu'extérieure" (Moniteur du 19 avril 1859). Si cette proposition, qui conservait à l'Autriche ses provinces italiennes, était dépassée, le projet de confédération subsistait toujours. La France et l'Europe savaient donc que le succès de nos armes devait substituer une Italie confédérée à l'Italie semi-autrichienne dont les cris de douleur nous avaient attendris.

Au fond, nous engagions une lutte d'influence contre l'Autriche. C'était une nouvelle phase de la vieille querelle poursuivie depuis des siècles entre la France et l'Allemagne dans le double but de posséder une partie du sol italien, et d'exercer une action plus ou moins grande sur les destinées politiques de toute la Péninsule.

Il n'y avait là rien que de très-avouable. Personne en France ne pouvait trouver mauvais que Napoléon III voulut prendre de ce côté, comme il l'avait déjà fait en Crimée, une revanche des traités de 1815. Les intérêts politiques les plus sérieux pouvaient, d'ailleurs, retirer d'une semblable guerre de très légitimes et très fécondes satisfactions. C'était quelque chose d'écarter l'Autriche de l'Italie, de l'amoindrir sans lui faire perdre son rang comme puissance allemande, et, surtout, sans fortifier d'une façon inquiétante aucun autre Etat. Le Piémont agrandi de nos conquêtes et déchargé, à notre profit, de deux de ses anciennes provinces, devenait assez fort pour résister à l'Autriche et ne pouvait cependant se soustraire à notre tutelle. Il continuait d'avoir besoin de nous et échappait ainsi à la tentation d'être ingrat.

Si de tels projets pouvaient être facilement acceptés, quelques-uns des moyens mis en œuvre causaient de vives inquiétudes et soulevaient de graves réclamations. Le Piémont était le complice avoué de la dévolution, l'ennemi de l'Église, et montrait dès lors, dans sa politique, une déloyauté audacieuse. Le prendre pour allié, lui donner un rôle prépondérant en Italie c'était s'exposer à fomenter le désordre. Le gouvernement français avait beau dire qu'il ne ferait pas cela, ou craignait qu'il n'eût la main forcée. Déjà il ratifiait le langage du Piémont, prétendant contre toute évidence que l'Autriche voulait absolument la guerre ; déjà il tolérait que le cabinet de Turin provoquât à la révolte les sujets des souverains dont on promettait de respecter les droits et les territoires ; déjà il acceptait le concours de Garibaldi et de ses volontaires. Ces faits et d'autres de même nature, qu'il serait trop long de rappeler, ne permettaient ni aux catholiques ni aux simples conservateurs d'accepter la guerre d'Italie avec sécurité. Les catholiques, surtout, ne pouvaient oublier le langage que M. de Cavour avait tenu au Congrès de Paris relativement aux Romagnes. Le ministre sarde ne devait-il pas profiter de la guerre pour réaliser les projets d'annexion qu'il n'avait pas craint alors de laisser voir ? Ces préoccupations étaient si générales, si vives et si fondées, que le gouvernement français reconnut la nécessité de s'expliquer catégoriquement. L'Empereur chargea son ministre des cultes d'éclairer le clergé sur les conséquences de la lutte. Et le ministre déclara que le souverain, après y avoir songé devant Dieu, promettait que sa sagesse, son énergie, sa loyauté bien connue ne feraient défaut ni a la religion ni au pays ; qu'il voulait que le Pape fut respecté dans tous ses droits de souverain temporel. Une dernière parole de l'Empereur vint affirmer plus fortement ces déclarations si explicites, si solennelles : "nous n'allons pas en Italie, dit-il, ébranler le pouvoir du Saint-Père, que nous avons replacé sur son trône."

Ces promesses étaient rassurantes. Cependant l'inquiétude subsistait. On craignait que les incidents de la guerre ne permissent à nos alliés, garibaldiens ou piémontais, d'acquérir assez d'influence pour déchirer notre programme. Les journaux officieux s'amusaient ou s'indignaient de ces craintes ; ils traitaient d’autrichiens ceux qui les laissaient voir et s'écriaient que la France étaient sûre de ses alliés comme d'elle-même.

Les Piémontais et les révolutionnaires commencèrent néanmoins par envahir les territoires neutres et par déclarer déchus de leurs droits les souverains que la proclamation impériale avait promis de respecter. Ne vous alarmez pas, disaient les optimistes ; ce sont là des accidents de guerre, des nécessités momentanées, des effervescences italiennes dont on aura raison au dénouement; les ambitions piémontaises et les déclamations de Garibaldi ne pourront rien contre la volonté de la France. L'Empereur a marqué son but, ce but sera atteint et non pas dépassé ou déplacé : nous aurons une Italie libre des Alpes à l'Adriatique sous la forme d'une confédération dont feront partie tous les souverains restés neutres et où le Pape, maintenu en possession de tous ses États, recevra un rôle digne de lui.

On dût croire bientôt que ce programme serait ponctuellement rempli. La guerre, au lieu de grandir les Piémontais et les garibaldiens, les annula. Garibaldi, que nous avons vu si puissant dans ces derniers temps, put à peine lever alors trois mille volontaires. Il fit quelque bruit, grâce aux journaux, mais nulle besogne. Pendant que les opérations décisives avaient lieu, il guerroyait sur les bords du lac Majeur contre un corps-franc de quinze cents autrichiens, et dans toutes les rencontres, chaque parti s'attribua la victoire. Au fond, corps-francs autrichiens et volontaires italiens, sentant qu'ils jouaient un rôle de comparses, ne jugèrent pas à propos de se faire grand mal. Quant à l'armée régulière du Piémont elle fut d'une infériorité manifeste. Elle n'eut aucune part dans les victoires de Montebello, de Magenta, de Malegnano ; elle eut été battue à Palestro sans l'arrivée de nos zouaves ; et le corps d'armée que commandait Benedek la fit plier à Solferino. Bref, elle montra très-bien, durant toute la campagne, qu'à forces égales ou même supérieures, elle se serait fort mal trouvée d'un tête-à-tête avec les Autrichiens. Custozza a prouvé qu'elle n'avait pas changé.

Napoléon III dominait donc la situation. Non-seulement il pouvait mettre fin à la guerre contre l'Autriche, mais il pouvait aussi faire rentrer chez eux les Piémontais et leurs auxiliaires. Que ce second point dût offrir des difficultés particulières, nous ne le nions pas ; seulement nous contestons qu'il fût impossible d'y arriver. L'empereur lui-même était certainement de cet avis lorsqu'il signa à Villafranca les bases de la paix. Voici ces bases, que le Piémont, auquel nous n'avions pas encore donné le droit de se jouer de nous, s'empressa d'accepter :

"Confédération italienne, sous la présidence honoraire du Pape."
"L'empereur d'Autriche cède ses droits sur la Lombardie à l'empereur des Français, qui les remet au roi de Sardaigne."
"L'empereur d'Autriche conserve la Vénétie ; mais elle fait partie intégrante de la Confédération italienne."

Cette paix donnait gain de cause à la politique de Napoléon III et terminait par des arrangements que pouvaient ratifier les catholiques, les conservateurs, les libéraux sincères, une guerre dont la Révolution s'était promis tout le profit. Le Pape conservait ses États ; les souverains restés neutres recouvraient les leurs, puisque la Confédération italienne n'était possible qu'à cette condition ; le Piémont s'arrondissait de la Lombardie ; la Vénétie, sans être absolument rendue à elle-même, obtenait, par le seul fait de son entrée dans la Confédération, des droits politiques et une existence nationale. Quant à la France, même en dehors de tout agrandissement territorial, elle avait la meilleure part dans la paix, une part digne de son rôle dans la guerre.

Victorieuse de l'Autriche comme elle l'avait été de la Russie, nulle autre puissance ne pouvait plus lui disputer le premier rang. Elle dominait l'Italie sans l'écraser et pouvait revendiquer plus hautement que jamais son titre de fille ainée de l'Eglise. La prudence et la modération de l'Empereur au lendemain de Solferino avaient ajouté à son autorité sur les souverains ; elles lui garantissaient particulièrement le bon vouloir de l'Autriche et devaient rassurer promptement tout le grand parti conservateur européen, un instant inquiété. Le principal organe des catholiques, L'Univers, ne pouvant penser qu'un acte revêtu de la signature de la France et de l'Autriche serait biffé par le Piémont et le conspirateur Garibaldi, applaudissait au caractère anti-révolutionnaire de la paix et s'écriait : "Gloire aux deux empereurs catholiques, qui ont fait entre eux la paix du monde et qui se réservent la protection de l'Église !"

Que fallait-il pour maintenir ces grands résultats les développer, en recueillir tous les fruits ? Il fallait rester dans la voie où l'on venait de rentrer par la paix de Villafranca, après avoir été sur le point d'en sortir. En d'autres termes, il fallait avoir une politique.

Les espérances que les bases de la paix avaient si légitimement fait concevoir furent bientôt ébranlées. Tandis que le Piémont et la Révolution continuaient d'affirmer leur programme, la France se montrait hésitante ; elle donnait de bonnes paroles aux catholiques, aux conservateurs, aux partisans de la Confédération italienne, mais elle laissait le champ libre au parti unitaire. Les gouvernements insurrectionnels et provisoires établis à l'ouverture de la guerre dans l'Italie centrale, restaient partout en fonction avec l'appui très ostensible du cabinet de Turin ; et, de son côté, le cabinet des Tuileries ne faisait rien pour mettre fin à cet état de choses. Les officieux cherchaient cependant à rassurer les esprits en disant que les négociations poursuivies à Zurich pour changer en traité définitif les bases de Villafranca, arrangeraient tout.

Bientôt on dût reconnaître que le gouvernement français, entrant dans les vues du Piémont, se réservait d'imposer des sacrifices au Saint-Siège. En effet, l'Empereur, répondant le 11 octobre 1859 à un discours où S. E. le cardinal Donnet lui avait respectueusement rappelé ses engagements, fit cette déclaration : "je vous remercie d'avoir rappelé mes paroles, car j'ai l'espoir qu'une nouvelle ère de gloire se lèvera pour l'Eglise le jour où tout le monde partagera ma conviction que le pouvoir temporel du Saint-Père n'est pas opposé à la liberté et à l'indépendance de l'Italie. Je ne puis ici entrer dans les développements qu'exigerait la grave question que vous avez touchée, et je me borne à rappeler que le gouvernement qui a ramené le Saint-Père sur son trône ne saurait lui faire entendre que des conseils inspirés par un sincère et respectueux dévouement à ses intérêts..." […]

Pendant que l'on préparait le traité de Zurich, le Piémont travaillait à l'annuler, et dès qu'il fut signé il l'annula. Que M. de Cavour et son roi n'eussent aucun souci de leur parole et de leur signature, on ne pouvait plus s'en étonner. Mais que la France leur donnât de telles licences contre des engagements qu'elle avait dictés et qui servaient ses plus grands intérêts ; voilà ce qui devait surprendre. Le monde eut cette surprise. Le Piémont garda tout ce qu'il occupait directement ou par ses complices et annonça la résolution de compléter son œuvre, c'est-à-dire de faire l'unité italienne. Le traité de Zurich, qui pouvait être et qui devait être le point d'appui d'une restauration de l'ordre en Italie, ne pût même pas arrêter les empiétements révolutionnaires.

Les esprits confiants conservaient cependant un dernier espoir : ils croyaient qu'un congrès allait se réunir pour présider à la réorganisation de l'Italie, conformément aux stipulations de l'art. 19 du traité de Zurich. C'est alors (décembre 1859) que parut la fameuse brochure, intitulée : Le Pape et le Congrès, où l'on prétendait établir, au nom de la France, que si l'indépendance temporelle du Pape était nécessaire au libre exercice de son indépendance spirituelle, l'étendue du territoire pontifical n'avait par elle-même aucune importance. Par conséquent, le Piémont pouvait garder les Romagnes, en attendant mieux.

La réponse de Pie IX fut prompte et foudroyante. Le 1er janvier, il dit au général de Goyon, qui lui présentait officiellement, au nom de l'Empereur, les félicitations de l'armée française : "nous prions Dieu dans l'humilité de notre cœur, de vouloir bien faire descendre en abondance ses grâces et ses lumières sur le chef auguste de cette armée et de cette nation, afin que, par le secours de ces lumières, n puisse marcher sûrement dans sa voie difficile, et reconnaître encore la fausseté de certains principes qui ont été exprimés dans ces derniers jours, dans une brochure qu'on peut définir un monument insigne d'hypocrisie et un ignoble tissu de contradictions." Le Saint-Père disait de nouveau qu'il attendait de l'empereur la condamnation de la brochure ; il ajoutait : "nous en sommes d'autant plus convaincu que nous possédons quelques pièces qu'il y a quelque temps, Sa Majesté eut la bonté de nous faire tenir, et qui sont une véritable condamnation de ces principes."

La brochure ne fut pas condamnée. Loin de là, le 11 janvier 1860, Le Moniteur publia une lettre de l'Empereur au Pape. Dans cette lettre, datée du 31 décembre 1859, Napoléon III regrettait que Pie IX n'eut pas consenti, après la paix, à une séparation administrative des Romagnes, et concluait par cet avis comminatoire : "si le Saint-Père, pour le repos de l'Europe, renonçait à ces provinces qui, depuis cinquante ans, suscitent tant d'embarras à son gouvernement, et qu'en échange il demandât aux puissances de lui garantir la possession du reste, je ne doute pas du retour immédiat de l'ordre."

Cette lettre tranchait la question, et désormais l'unité italienne était faite sinon achevée. Du moment, en effet, où la France approuvait l'usurpation des Romagnes, le droit n'existait plus en Italie. Quelles barrières pouvaient maintenant arrêter le Piémont et la Révolution ! Une seule, le quadrilatère autrichien. Mais si cette barrière gênait le Piémont au Nord elle ne l'empêchait ni de garder les duchés, ni de conquérir Naples et les dernières provinces du Saint-Siège. Aussi M. de Cavour s'écriait-il un peu plus tard, dans un élan de joie et de reconnaissance : "la lettre de Napoléon III au Pape, proclamant que le règne du Pape sur les Romagnes est fini, nous a donné plus que nous n'avons obtenu à Palestro et à San-Martino..." (discours de M. de Cavour, 20 mai 1860). Sans doute, car les batailles contre l'Autriche n'avaient donné au Piémont que la Lombardie, et la lettre du 31 décembre lui livrait l'Italie.

Quant au Pape, sa réponse fut une nouvelle protestation contre les faits accomplis. Il déclara qu'il ne pouvait abdiquer son droit de souveraineté sur les Romagnes "sans violer des serments solennels, sans exciter des plaintes et des soulèvements dans le reste de ses États, sans faire tort à tous les catholiques, enfin, sans affaiblir les droits non-seulement des princes de l'Italie, qui avaient été injustement dépouillés de leurs domaines, mais encore de tous les princes de l'univers chrétien, qui ne pouvaient voir avec indifférence l'introduction de certains principes très pernicieux" (Encyclique du 19 janvier 1860).

Tandis que le Saint-Père faisait entendre cette nouvelle protestation, le cabinet de Turin consommait et prétendait régulariser l'annexion de l'Italie centrale. Il y eut un semblant de vote sous la direction des dictateurs piémontais. La duchesse récente de Parme fit justice de cette hypocrisie dans sa protestation. "C'est sous l'intimidation de la menace, dit-elle, sous la corruption de l'intrigue, sous la pression de la terreur ; c'est par suite des serments au roi Victor-Emmauuel qu'on avait imposés sous peine de destitution aux employés de toutes les branches d'administration ; c'est par suite du découragement général produit par neuf mois d'incertitude et de dangers effrayants qu'on a pu arracher à un grand nombre d'individus les manifestations d'un suffrage faussé par avance" (Protestation de Louise-Marie de Bourbon, régente des Etats de Parme, 28 mars 1860).

Le gouvernement français, bien que très tolérant pour le Piémont, n'entendait pas que celui-ci put faire l'Italie à son seul profit. Il lui rappela "que dès avant la guerre" on l'avait prévenu "que si les événements amenaient un grand royaume en Italie, nous demanderions que le versant des Alpes ne restât pas dans ses mains" (discours de M. de Persigny, 27 août 1860). C'était la revendication de Nice et de la Savoie. Le marché était trop avantageux pour que le Piémont pût l'oublier : il prit Parme, Modène, la Toscane, les Romagnes, fit son grand royaume et nous céda la Savoie et le petit comté de Nice.

Cet arrangement jeta de la poudre aux yeux du vulgaire, mais ne put couvrir près des hommes politiques et moins encore près des hommes de principe l'échec et le caractère vacillant de la politique française. Si la Sardaigne avait été contenue dans de sages limite – et surtout si la Confédération italienne avait été établie, l'annexion de Nice et de la Savoie à la France eut été un véritable avantage, un sérieux succès ; mais il n'en était pas ainsi. Que de sacrifices de tous genres nous faisions au contraire, pour obtenir ces deux provinces ! Nous permettions à l'allié impuissant qui nous devait la Lombardie, de s'annexer trois Etats entiers et une partie des États de l'Eglise ; nous laissions violer la convention de Villafranca et le traité de Zurich ; nous condamnions Venise à rester simple province autrichienne ; nous rendions impossible l'établissement d'une Confédération : nous mettions la Sardaigne en position de prendre toute l'Italie et de fonder un État unitaire et révolutionnaire menaçant pour nos intérêts ; enfin, malgré les engagements si solennels pris envers le Saint-Siège, nous autorisions le Piémont à garder les Romagnes. N'était-ce pas payer trop cher nos nouvelles acquisitions ? En somme, notre influence morale subissait une atteinte et notre puissance matérielle ne se trouvait pas agrandie — à beaucoup près — dans la proportion des devoirs que l'unité italienne, devenue inévitable, pouvait nous imposer dans l'avenir.

On disait alors, il est vrai, que si le Piémont s'agrandissait encore, nous nous agrandirions aussi. Si c'était un espoir ou un projet, nous l'ignorons ; mais à coup sûr, c'était une illusion. Le Piémont est devenu l'Italie et nos frontières n'out pas été reculées. Elles ne pouvaient pas l'être, dit-on, puisque l'Italie a terminé son unité sans nous.

Cette raison n'est pas valable. Le Piémont n'a pu prendre Naples, la Sicile, les Marches et l'Ombrie que par suite de la tolérance et de la protection dont nous n'avons cessé de le couvrir. Il ne comptait pas, en effet, sur l'appui direct ou indirect de la Prusse quand, en 1860, au lendemain de l'annexion de la Romagne et des duchés, il faisait envahir la Sicile, puis Naples par Garibaldi et chargeait Cialdini d'annexer de nouvelles provinces pontificales. Où puisait-il alors l'audace de braver l'Autriche, de violer le droit public européen, de porter de nouveaux coups à ce pouvoir temporel que nous promettions toujours de défendre ? Il la puisait dans le sens que le gouvernement français donnait au principe de non intervention, lequel se résumait à dire que le Piémont, dont les forces étaient très supérieures à celles de ses voisins, avait le droit de les attaquer, sans que personne eût le droit de les secourir. Et à ceux qui trouvaient l'argument vicieux, on répondait que l'armée française se chargerait de le faire valoir.

En suivant cette voie on devait aboutir à l'unité italienne. Nous y sommes. Ainsi sur cette question comme sur toutes celles que nous avons déjà examinées, le gouvernement impérial est arrivé à un résultat différent de celui qu'il s'était marqué. Il s'était promis d'établir une confédération soumise à l'influence française, et, dans tous les cas, impuissante contre nous ; il a fondé un État unitaire qui le gênerait fort si demain les cabinets de Florence et de Berlin faisaient alliance contre la France. Nous ne pouvons voir là ni la marque, ni les effets d'une politique réfléchie, ferme, heureuse, allant droit à son but et l'atteignant. »

Eugène Veuillot, « De la politique extérieure de la France, »
Le Catholique, 1er décembre 1866.

samedi 12 février 2011

"La justice et le désintéressement... ont présidé aux délibérations des monarques alliés" (Metternich, 1821)

Entrée triomphale des troupes autrichiennes dans Naples en 1821,
par Johann Lorenz Rugendas. Coll. Brown Univ.

« L'Europe connaît les motifs de résolution prise par les souverains alliés d'étouffer les complots et de faire cesser les troubles qui menaçaient l'existence de cette paix générale dont le rétablissement a causé tant d'efforts et tant de sacrifices. Au moment même où leur généreuse détermination s'accomplissait dans le royaume de Naples, une rébellion d'un genre plus odieux encore, s'il était possible, éclata dans le Piémont. Le plan d'une subversion général était tracé dans cette combinaison contre le repos des nations. Les conspirateurs du Piémont avaient leur rôle assigné, ils se sont hâtés de le remplir.

Le trône et l'État ont été trahis, les serments violés, l'honneur militaire méconnu, et l'oubli de tous les devoirs a bientôt amené le fléau de tous les désordres. Partout le mal a présenté le même caractère, partout un même esprit dirigeait ces funestes révolutions.

Ne pouvant trouver de motif plausible pour les justifier, ni d'appui national pour les soutenir, c'est dans de fausses doctrines que les auteurs de ces bouleversements cherchent une apologie ; c'est sur de criminelles associations qu'ils fondent un plus criminel espoir. Pour eux, l'empire salutaire des lois est un joug qu'il faut briser. Ils renoncent aux sentiments qu'inspire le véritable amour de la patrie ; et, mettant à la place des devoirs connus, les prétextes arbitraires et indéfinis d'un changement universel dans les principes constitutifs de la société, ils préparent au monde des calamités sans fin.

Les souverains alliés avaient connu les dangers de cette conspiration dans toute leur étendue; mais ils avaient pénétré en même temps la faiblesse réelle des conspirateurs à travers le voile des apparences et des déclamations. L'expérience a confirmé leurs pressentiments. La résistance que l'autorité légitime a rencontrée a été nulle, et le crime a disparu devant le glaive de la justice.

Ce n'est point à des causes accidentelles, ce n'est pas même aux hommes qui se sont si mal montrés le jour du combat, qu'on doit attribuer la facilité d'un tel succès. Il tient à un principe plus consolant et plus digne de considération.

La Providence a frappé de terreur des consciences aussi coupables ; et l'improbation des peuples, dont les artisans de troubles avaient compromis le sort, leur a fait tomber les armes à la main.

Uniquement destinées à combattre et à réprimer la rébellion, les forces alliées, loin de soutenir aucun intérêt exclusif sont venues au secours des peuples subjugués, et les peuples en ont considéré l'emploi comme un appui en faveur de leur liberté, et non comme une attaque contre leur indépendance. Dès lors, la guerre a cessé ; dès lors, les États que la guerre avait atteints n'ont plus été que des États amis pour les puissances qui n'avaient jamais désirés que leur tranquillité et leur bien-être...

La justice et le désintéressement qui ont présidé aux délibérations des monarques alliés régleront toujours leur politique. A l'avenir, comme par le passé, elle aura toujours pour but la conservation de l'indépendance et des droits de chaque État, tels qu'ils sont reconnus et définis par les traités existants. Le résultat même d'une aussi dangereux mouvement sera encore sous les auspices de la Providence, le raffermissement de la paix que les ennemis des peuples s'efforcent de détruire, et la consolidation d'un ordre de choses qui assurera aux nations leur repos et leur prospérité !

Pénétrés de ces sentiments, les souverains alliés, en fixant un terme aux conférences de Laybach, ont voulu annoncer au monde les principes qui les ont guidés. Ils sont décidés à ne jamais s'en écarter, et tous les amis du bien verront et trouveront constamment dans leur union une garantie assurée contre les tentatives des perturbateurs. C'est dans ce but que Leurs Majestés Impériales et Royales ont ordonné à leurs plénipotentiaires de signer et de publier la présente déclaration.

Laybach, le 12 mai 1821.

METTERNICH, KRUSEMARCK, NESSELRODE,
CAPO-D'ISTRIAS, POZZO DI BORGO. »

Cité in J.-B. Capefigue, Le congrès de Vienne dans ses rapports avec la circonscription actuelle de l'Europe, Paris, Comptoir des Imprimeurs-unis, 1847.

vendredi 17 décembre 2010

"Cette unification [allemande] effectuée, ce sera l'âge d'or pour l'Europe" (Lubanski, 1862)


"En voilà assez que tu grandisses..." (dessin de Cham, 1870). 












« La race allemande jusqu'à nos jours est au comble de la démence, permettant qu'on la déchire en tant de morceaux ; qu'on la parque comme un misérable troupeau, autour de tant de roitelets, qui, riant dans leur barbe de cette division, continuent à tirer profit chacun de son troupeau pour leur propre compte. A l'instar des maîtres, des favoris, des courtisans, des parasites de toutes couleurs, hauteurs et dénominations, leurs familles, et à son tour, leurs favoris, courtisans, etc., en un mot une chaine de parasites, traient ces dociles vaches, auxquelles leurs superbes maîtres donnent le nom de fidèles sujets, bons sujets — par exemple — de S. M. Bavaroise, ou Hanovrienne, ou Saxonne, etc. Et comme ils sont magnanimes ces maîtres, laissant ses plus que dociles sujets supporter toutes les charges par lesquelles ils sont grevés !... […]

Autrefois la politique de la France servait à merveille les intérêts des maîtres-couronnés et mitres, gouverneurs du peuple allemand ; favorisait les délimitations des terrains occupés par la race allemande, en un échiquier politique, et il semblait pour la France un intérêt le plus évident, pour que ce bon peuple, voisin de ses frontières du Nord et de l'Est, était continuellement divisé en une quantité des petits Etats, rivaux, adversaires, même ennemis entre eux, jusqu'à tel point, jusqu'où peuvent arriver les choses humaines... Parmi les gouvernements d'Allemagne ont éclaté tant de fois des guerres acharnées : partout et toujours s'est vue la main de la politique française qui versait l'huile sur le feu, au lieu de l'éteindre ; et une pareille politique a été tenue, quelque quatorze années auparavant aussi à l'égard de l'Italie...

Aujourd'hui, la politique de l'héritier du grand nom est tout à fait opposée à celle qui prédominait jadis : aujourd'hui, à l'instar des Italiens, toutes les souches du peuple allemand, doivent chez soi retrouver leur Victor-Emmanuel, leur Garibaldi, leur Mazzini, leur Cavour ; doivent toutes s'unir pour constituer un grand Etat, dont les limites assignées par la nature-même, se présentent les plus normales: au Nord-Ouest le littoral de la mer d'Allemagne; à l'Ouest la rive droite du Rhin; au Sud les revers septentrionaux des Alpes centrales ; au Sud-Est la rive gauche de la rivière de l'Emis; à l'Est les monts de la Forêt de Bohème, la rive gauche dit Bober et de l'Oder après la jonction du premier avec le second ; et enfin au Nord les côtés de la Baltique, le chenal Eyder et de nouveau la mer d'Allemagne. Voilà les frontières véritablement naturelles et invulnérables de l'Allemagne.

A une combinaison pareille, toute l'Europe libérale et l'alliance anglo-française devraient prêter de bonne grâce leur concours efficace pour y coopérer activement, et alors personne n'aura des inquiétudes pour un tel ordre de choses dans le centre d'Europe, parce que cette combinaison évoquera des autres tant sur les rives du Rhin, que sur celles de l'Oder, qui équivaudraient une semblable agglomération de la race allemande autour de l'unique trône constitutionnel, du nouvel empereur des Allemands, des Germains ou des Teutons. C'est une allusion à la cession de la rive gauche du Rhin à l'empire français et à l'idée d'établir un autre Etat composé des pays limités par l'Oder, le Bober, les monts Carpates, le Dniestr, le Dniepr, la Duna, le golfe de Riga et le littoral de la Baltique. Cet Etat servirait de balance à l'Est pour le nouvel empire Constitutionnel des Germains, qui se priveraient de leur suprématie sur les pays Slaves. […]

A l'unification de l'Allemagne sous les auspices des Hohenzollern il ne faut pas même penser : la politique de cette maison est si titubante, si indolente, qu'il ne vaut pas la peine de s'en intéresser. Le Duc de Saxe Cobourg-Gotha, drapeau du parti libéral, a révoqué toutes ses idées et tendances libérales ; donc reste à examiner quels résultats pouvait obtenir le parti libéral allemand par l'unification des Allemands avec les Hollandais, en un empire-république sous les auspices de la maison d'Orange.

Un tel empire constitutionnel aurait de, la population seulement en Europe plus de 38 millions de citoyens, auxquels adjoignant les habitants des colonies, on arriverait au chiffre de 56 millions d'habitants. Quelles innombrables débouchés et nouveaux marchés se présenteraient aux produits de l'industrie et du commerce des Allemands, dont la flotte mercantile dépasserait celle de France; dont la flotte de guerre compterait tout d'un coup plus que 500 bâtiments des différentes dimensions et qualités, armés de quelque quatre ou cinq mille de bouches à feu. […]

De cette courte exposition le lecteur se convaincra que le statu quo en Allemagne ne doit et ne peut pas durer. Dans ce tableau c'est l'Autriche, proprement dite, qui représente l'arbre aux fruits les plus mauvais, qui doit être coupé et brûlé... Oui, le nom de cette puissance doit être rayé de la carte de l'Europe ! Toutes les provinces qu'elle a volées et qu'elle s'est adjointes, par la force, doivent recevoir leur autonomie. Le gouvernement autrichien, qui a fait fouetter et pendre en public, des femmes coupables de patriotisme, qui a fait fusiller ou massacrer des milliers de patriotes Hongrois, Polonais, Italiens ; ce gouvernement qui en ce moment aiguise de nouveau les haches de ses bourreaux pour égorger des nouvelles victimes; ce gouvernement, pour ainsi dire, excommunié par la voix de la raison, de la justice et de la révolution, ouvertement et partout prononcée, ce gouvernement doit avoir sa fin, comme le plus grand obstacle à l'unification et au bien-être de la race germanique. De même il n'y a pas de raison de conserver les noms des Prussiens, des Bavarois, des Saxes, etc. ; le glorieux nom DES GERMAINS sonne le mieux.

Cette unification effectuée, ce sera l'âge d'or pour l'Europe, parce qu'après la disparition pour toujours de l'Autriche, les champs de batailles et les gibets de ce gouvernement ne boiront plus le sang des victimes humaines. De mon côté je soutiens, de même que M. Proudhon, qu'un temps viendra où les nations, éclairées sur le but de leur destinée par une instruction répandue parmi toutes les classes de la société, qu'en ce même temps les nations réunies par la concorde, libres — par la raison et par l'influence de la concorde, fortes — en vertu de la liberté, de la concorde, et par l'obéissance aux justes lois, et enfin enrichies par la possession incontestée des produits de leur travail, que telles nations travailleront en commun au grand œuvre du bien-être général ; mais pour y arriver il faut en finir une fois avec l'Autriche, car ce sera le premier pas vers l'unification, premier degré de l'échelle récemment dessinée pour monter au temple du bien-être général.»

Henry Grimala Lubanski, La vérité sur les lettres de M.J. Proudhon, Paris, Impr. de Compositeurs-typographes, 1862.

mercredi 15 décembre 2010

"La présence d'un canton monarchique en Suisse choque le bon sens" (A. de Gasparin, 1857)


"Soldats suisses, aux armes !" (lithographie, 1856, coll. Brown Univ.)


« Détachera-ton Neu-châtel de la Suisse ? Dotera-ton la Prusse ou son roi d'une principauté excentrique serrée entre la France souvent méfiante, et la Confédération mutilée par un tel changement ? […] Démembrer la Suisse, ouvrir sa ligne de frontières, compromettre essentiellement sa neutralité, placer les Prussiens à cheval sur nos limites orientales, ce n'est pas une petite opération, et l'on réunirait sans doute beaucoup de congrès avant de lui procurer une sanction générale. Et à supposer cette sanction obtenue, les difficultés intérieures subsisteraient : cette population républicaine, l'exporterait-on ? la mitraillerait-on ? Faudrait-il que l'Europe vint recommencer périodiquement l'œuvre qu'on lui propose aujourd'hui, l'œuvre des restaurations monarchiques et légitimes ? […]

La présence d'un canton monarchique en Suisse choque le bon sens. Qui ne l'a senti, et depuis longtemps ? Un tel état de choses n'est pas fait pour durer, il amènera forcément des catastrophes et aboutira non moins forcément à l'une de ces deux conséquences, ou la principauté se transformera en république, ou la confédération des républiques helvétiques cessera elle-même d'exister à titre de puissance respectée et indépendante. […] Pour l'honneur de notre temps, pour le triomphe de la justice, pour l'intérêt pressant de mon pays, pour le salut des principes qui constituent le monde moderne, j'espère que Neuchâtel demeurera république. Mon avis peut se formuler en ces mots forts simples : Il faut laisser la Suisse aux Suisses, et l'Allemagne aux Allemands. […]

Quoiqu'elle ait fléchi depuis quelque temps, cependant [la Suisse] est telle encore que le seul bruit d'une attaque dirigée contre [elle] alarme et froisse l'opinion publique. Il se trouve qu'à l'heure du péril la Confédération a des amis et des alliés sur lesquels elle ne comptait pas.

Mais qu'elle n'ait garde de s'y tromper, si des mouvements anarchiques venaient compromettre la pureté de sa résistance actuelle, si cette résistance cessait un seul moment d'être un mouvement national pour revêtir l'apparence d'une manœuvre de parti, alors la Suisse succomberait matériellement et moralement ; alors elle serait bien réellement morte, parce qu'elle semblerait donner raison à ceux qui la calomnient aujourd'hui. En voyant ce qu'on fait pour la perdre, elle doit comprendre ce qu'il faut faire pour se sauver.

Quelle est la thèse des journaux qui se sont donné mission de l'attaquer ? — La Suisse est un foyer de démagogie ; il faut l'étouffer, afin de garantir ses voisins et peut-être l'Europe entière ! La résistance aux réclamations prussiennes est l'œuvre exclusive du radicalisme ! — Ces imputations ont déjà reçu un premier démenti ; la fermeté unanime de la nation a répondu. Mais cela ne saurait suffire ; il faut encore un second démenti, et celui-là, la sagesse non moins unanime de la nation le donnera. On va voir à l'œuvre la patriotique vigilance de tous les Suisses dévoués à leur pays ; à l'envi les uns des autres, ils écarteront les actes désordonnés, les démonstrations compromettantes. Rien ne peut empêcher sans doute qu'une grande prise d'armes ne soit accompagnée de quelques écarts, rien ne peut empêcher que les mauvaises passions ne cherchent à exploiter ceci, et que les partis, qui n'ont pas souvent de telles chances, ne s'efforcent de confondre la cause de la Suisse avec la leur ; ce qu'on peut empêcher, c'est qu'un dessein si funeste ne semble réussir un seul instant. Sur la bannière fédérale il n'y a que ces mots : "Indépendance nationale." Faites qu'on n'y écrive pas autre chose, et je vous promets que les armées prussiennes ne la feront pas reculer.

J'en ai pour garant cet élan enthousiaste qui éclate dans tous les cantons. Au premier signal, chacun s'est retrouvé à son poste ; les absents se hâtent de rentrer; on quitte les écoles, les travaux, les vocations diverses, afin de répondre à l'appel du pays. Les élèves des universités et des collèges demandent à servir ; on forme partout des compagnies de volontaires et de tirailleurs ; les officiers en retraite reprennent leurs épées; les anciens dissentiments sont oubliés; l'âge est oublié; il n'est personne qui ne tienne à figurer sur les cadres et à exposer sa poitrine aux balles de l'ennemi.

Je n'ai jamais contemplé plus noble spectacle. Le courage du soldat me touche profondément, et je suis de ceux dont le cœur a battu d'un patriotique orgueil en voyant les merveilles de notre armée devant Sébastopol; mais le courage du milicien a je ne sais quoi de plus émouvant encore : ces pères de famille, ces jeunes gens qui laissent là leurs affections les plus chères, leur gagne-pain, leurs jouissances, pour courir à la frontière ; ces hommes habitués au luxe, qui vont faire une campagne d'hiver ; ces sacrifices énormes accomplis sans hésiter, sans sourciller, avec entrain, presque gaiement ; on sent là quelque chose qui élève l'âme et qui fait venir les larmes aux yeux. Non, un peuple qui est capable de tels actes ne périra pas : il sortira de la crise agrandi et fortifié, plus estimé et meilleur. Aujourd'hui, en Suisse, il y a des sentiments généreux dans l'air ; cela ne se respire pas en vain. […]

L'armée suisse a fait ses preuves, et, si on l'y force, elle les fera de nouveau. Ses miliciens ne sont pas des gardes nationaux, ce sont des soldats ; ses volontaires ont tous manié le mousquet et la carabine, ont tous appris à supporter le froid de la tente et à obéir à des chefs. Maintenant, si, outre la charge à douze temps, outre l'habileté technique, outre une bonne discipline et une bonne artillerie, les Suisses ont encore dans leurs gibernes le patriotisme et le bon droit, et il me semble que cela ne gâtera rien.

Ils s'avanceront sans forfanterie. Ils peuvent être battus, ils le savent ; mais ce qu'ils savent aussi c'est que la défaite de Saint-Jacques les a autant servis que la victoire de Morgarten ou celle de Senipach. A tomber noblement, on ne succombe pas. La Suisse a plusieurs lignes de défense, et les défilés de ses montagnes défieraient l'ennemi qui aurait forcé la frontière du Rhin.

Ceci est une lutte nationale, c'est-à-dire une lutte acharnée, obstinée, renaissant de ses cendres, et qu'on ne termine pas avec une bataille rangée ; après les plaines, on trouverait les montagnes ; après les régiments, les tirailleurs ; après l'armée, le peuple ; tant qu'il y aurait un peuple, on ne pourrait arracher à la Suisse ni le désaveu de son indépendance, ni l'abandon du droit d'un de ses cantons.

Il est vrai qu'on tient, dit-on, en réserve deux moyens d'empêcher que la guerre ne prenne ce caractère de suprême gravité. Si je rappelle de telles rumeurs, ce n'est pas que je les suppose fondées ; c'est afin qu'elles soient désavouées hautement, pour l'honneur de la Prusse et pour celui des autres puissances.

Le premier moyen consisterait à ne pas pénétrer au cœur de la Suisse. Après avoir fait blanc de leur épée, les Prussiens se contenteraient glorieusement de saisir comme gage quelques positions excentriques : Schaffouse, les faubourgs de Bâle, ou les plaines des bords du Rhin ! Cela même ne sera pas facile. En tout cas, cela n'est pas sérieux ; d'abord parce que la Suisse pourrait aussi saisir des gages et prendre Constance qui appartient à un État agissant contre elle par le passage qu'il donne à la Prusse, ensuite parce qu'une campagne aux bords du Rhin ne saurait rien décider. Neuchâtel n'en demeurerait pas moins république, et les royalistes n'en resteraient pas moins en prison. La Prusse refusant de s'engager sur le vrai champ de bataille ne serait nullement victorieuse, et la Suisse serait encore entière aux yeux de tout le monde, puisqu'elle n'aurait fait que se replier vers sa véritable ligne de défense.

Aussi compterait-on beaucoup plus sur le second moyen, que de lâches ennemis de la Suisse se sont chargés de suggérer. Il s'agirait d'entrer sur son territoire de partout à la fois. La France peut-elle admettre que les Prussiens y pénètrent, sans y pénétrer aussi de son côté! Ne doit-elle pas occuper les cantons français, dans l'intérêt de la Suisse elle-même !

Superbe raisonnement dont la vraie conclusion devrait être d'interdire l'invasion armée de la Prusse, et non de s'y associer, en conviant du même coup l'Autriche à pénétrer aussi par sa frontière dans le but de surveiller ses intérêts. Que deviendrait alors la défense nationale? La Suisse envahie, écrasée, étouffée, serait dépouillée de son libre arbitre. Jamais assassinat plus indigne n'aurait été commis sur un peuple. […]

Si cette guerre éclate, guerre impie autant qu'absurde, guerre sans motif et sans prétexte, si l'Europe le permet, si la diplomatie passe son temps à s'incliner devant les fétiches et à adorer son protocole déchiré par une insurrection royaliste, au lieu de tenir à la Prusse un ferme langage, si l'on trouve bon que le canon se tire sur le Rhin, alors il faudra désespérer de notre bon sens, et, par conséquent, de notre avenir. Nous nous serons mis, le sachant et le voulant, à courir les aventures. Alea jacta est.

Je ne m'adresserai pas même à notre probité publique, je parlerai à ce qu'il y a de plus éveillé aujourd'hui, à notre intérêt. L'Europe se sent-elle si bien portante, qu'elle ne redoute pas pour elle les conséquences d'une telle crise? […] En tous cas, on en conviendra, ceux qui affectent d'assimiler le radicalisme et la Suisse, ceux qui ne veulent voir dans sa noble résistance que la manifestation prétendue de l'esprit démagogique, risquent d'ouvrir à cet esprit de bien autres perspectives de succès ! A supposer qu'il ne finisse pas par s'infiltrer au sein même du mouvement patriotique de la Suisse, à supposer (et j'y compte) que la sainte influence du drapeau suffise pour l'éloigner, il n'en demeurera pas moins certain que l'Europe sera exposée à ce double fléau : la guerre générale et la révolution. »

Agénor Gasparin (comte de), La question de Neuchâtel, Paris, J. Cherbuliez, 1857.

dimanche 12 décembre 2010

"La torture, chaque commissaire, chaque geôlier a sa manière propre de l'appliquer" (Ch. M. de la Varenne, 1860)

"La chambre des horreurs. La prison de Monreale en Sicile",
gouache de John James Story (1827-1900), 1860 (coll. Brown University).

« TORTURE EN SICILE.

A Monsieur Adolphe Guéroult, rédacteur en chef de L'Opinion Nationale.

Monsieur,

L'Opinion nationale d'hier publiait une lettre contenant les plus tristes détails sur la situation actuelle de la Sicile, ainsi que sur les atrocités dont les autorités napolitaines se rendent coupables envers les infortunés habitants de cette lie, jadis si florissante et si heureuse, et qui, depuis 1849 surtout, semble être hors la loi de l'humanité. Ces faits ne sont malheureusement que trop vrais. J'ai habité la Sicile, et il m'est resté de ce séjour des relations qui me permettent, non seulement de confirmer tout ce que vous écrivait votre correspondant, mais encore de placer sous les yeux de vos lecteurs de nouveaux actes de férocité de la police du roi de Naples, dont je puis garantir l'authenticité, sans crainte d'être démenti.

C'est dans les prisons de Monreale, près Palerme, que le directeur de la police Maniscalco, véritable vice-roi de Sicile, puisqu'il a tous pouvoirs et qu'il correspond directement avec le ministère de Naples, renferme les nombreux suspects arrêtés par ses ordres ; c'est derrière les épaisses murailles de ces cachots qu'on renouvelle à leur égard des cruautés qui semblaient à tout jamais oubliées dans notre Europe. Le jeûne, l'obscurité, la torture par la corde et par le bâton, tel sont les traitements infligés aux détenus politiques siciliens, et le plus souvent, non pas même pour leur arracher l'aveu de complots imaginaires, mais pour satisfaire la soif d'arbitraire et de sang dont leurs persécuteurs sont animés. Tout récemment encore, un vieillard, prétendu correspondant des proscrits, et une jeune femme, sa fille, enceinte de cinq mois, périssaient sous le fouet. D'autres faits non moins monstrueux ont lieu chaque jour. En voici un échantillon :

Un nommé Salvatore La Licata, intendant de la comtesse de San Marco, poursuivi par la police, sur l'inculpation de sentiments insurrectionnels, se réfugie dans le village de Bagheria, chez de fidèles amis. Les sbires finissent par apprendre la chose, et, un beau jour, ils envahissent la maison. Les fouilles ne produisent aucun résultat. L'un d'eux, un ancien assassin, appelé Le Corso, fait part au commissaire d'une idée que celui-ci accueille avec empressement. Les coups, les brutalités de toutes sortes n'avaient pu ouvrir la bouche au ménage hospitalier. On le conduit dans la rue, et là, en présence du mari, on commence à dépouiller la femme, jeune et belle, de ses vêtements, en lui annonçant qu'elle restera exposée nue jusqu'à ce qu'elle ait parlé. La pudeur, l'effroi, la rage qu'elle lit sur les traits de son mari, à mesure que l'opération avance, l'emportent chez la victime, et La Licata est livré !

Conduit aux prisons, il y est soumis aux plus violentes tortures, et le bruit de sa mort se répand. A forces d'instances, des parents décident le procureur général Pasciuta à intervenir. Ce haut fonctionnaire se rend aux prisons et demande à voir le détenu. Une première fois on lui refuse l'entrée, sous le prétexte que La Licata est prisonnier de la police et non de la justice. Finalement, et après mille difficultés, M. Pasciuta finit par être introduit, et il trouve le malheureux au lit, exténué, qui lui raconte les tourments endurés, lui montre les plaies dont son corps est couvert, et que deux médecins appelés déclarent en danger de mort. L'indignation l'emporte d'abord sur la prudence, le magistrat dresse procès-verbal des faits ; mais la police le contraint bientôt à le déchirer. […]

Vincent Laporta, de Palerme, âgé de 40 ans, fabricant de pâtes, domicilié rue Bottegarelli, est mis à la torture dans les prisons de Monreale, comme suspect de conspiration. L'accusation était tellement absurde qu'on finit par le remettre en liberté. Le malheureux avait perdu entièrement, l'usage des deux bras dont les articulations étaient brisées. Ruiné, incapable de tout travail, il mendie maintenant son pain par les rues de Palerme.

Dans un village voisin de la capitale, un jeune homme appelé Scaduti, interpellé on ne sait pourquoi par des sbires auprès desquels il passait, prend peur et se sauve. Un coup de fusil lui est tiré, qui le tue roide, et cet assassinat reste parfaitement impuni.

Il y a des centaines d'infamies de ce genre à citer. Elles ne sauraient, du reste, étonner ceux qui se rappellent que, lors de la révolution de 1848, le peuple, envahissant les commissariats de police, y découvrit des chambres de torture où des cadavres mutilés pourrissaient sur le sol, à côté de squelettes de victimes plus anciennes. Tels ont été les procédés des autorités napolitaines envers l'île de Sicile, depuis 1815, comme récompense sans doute de ce que, pendant l'Empire français, elle avait offert à la dynastie l'hospitalité la plus large et la plus dévouée. […]

Quant à la torture, chaque commissaire, chaque geôlier a sa manière propre de l'appliquer. On se révoltera contre ces détails ; mais ils sont malheureusement exacts et constatés par des pièces officielles. Le fameux Pontillo doit sa réputation au genre de torture qu'il applique dans le local même de son commissariat, en faisant asseoir le patient dans un fauteuil à claire-voie, garni de lames de rasoirs, et sous lequel est placé un réchaud de charbons ardents.

L'inspecteur Louis Maniscalco, l'homonyme du directeur général, applique aux accusés des menottes de fer avec une vis de pression ; cela s'appelle, en langage de sbire, l'instrument angélique. Le geôlier Bruno, du commissariat de police de l'odieux Carrega (il y a une prison dans chaque commissariat), donne la torture en faisant dépouiller la victime de ses vêtements et en lui liant la tête entre les jambes. D'autres emploient le supplice du tourniquet : serrant avec une corde, dans laquelle est passé un bâton, le crâne du prévenu jusqu'à ce que les yeux lui sortent de la tête et que la peau se fende. D'autres encore ont recours au jeûne, aux coups de bâton, à la privation de lumière et d'air respirable.

Mais celui des satellites du directeur général qui dépasse tous les autres, c'est évidemment le fameux capitaine d'armes Chinnici, né paysan du village de Belmonte, voleur de profession, et aujourd'hui officier de police et riche propriétaire. Envoyé par Maniscalco dans la ville de Nicosia, afin d'y rechercher l'assassin d'un certain Gorgone, capitaine d'armes de ce district, tué à la suite d'excès de férocité incroyables, parmi trente individus jetés en prison sur les plus vagues soupçons d'avoir trempé dans ce crime ; Chinnici en choisit deux au hasard pour faire un exemple et assouvir sa soif de tourments. Ces deux infortunés étaient Rosario Chimera, de Valle d'Olmo, et Pizzolo. Ils subirent les plus atroces traitements, tels que la coiffe du silence, l’instrument angélique, la faim, la bastonnade à outrance, sans vouloir confesser une action qu'ils n'avaient point commise.

L'homme de la police s'en prit alors à la femme de Chimera, jeune et belle personne de vingt-deux ans. Après l'avoir accablée d'horribles violences, il la fit lier nue sur un banc et la livra à la brutalité de ses sbires. Elle resta trois jours dans cet état, sans manger, jusqu'à ce qu'à demi morte, la malheureuse déposât "que son mari lui avait dit jadis qu'il voulait tuer le capitaine d'armes Gorgone."

Cette déposition, arrachée de telle manière, est aussitôt reçue par un juge mandé à cet effet, et Chinnici, joyeux de tenir un commencement de preuves, retourne au cachot des deux infortunés leur apprendre l'aveu de la femme de Chimera. Et comme ils persistent encore dans leurs dénégations, il a recours cette fois à une torture d'une obscénité tellement monstrueuse qu'il est impossible de la décrire. Les patients cèdent bientôt et confessent tout ce que l'on veut. Chinnici les fait alors traîner, avec tout l'apparat possible, sur le lieu où a été commis le crime, afin d'y renouveler au juge d'instruction et devant la foule qui se presse autour du cortège, l'aveu de leur culpabilité, la désignation de l'endroit où ils se sont placés pour tirer le coup de feu. Mais, en se retrouvant au soleil de Dieu, en présence de leurs concitoyens, un reste d'énergie revient aux deux martyrs. Ils redressent la tête, et d'une voix faible mais assurée, ils se proclament innocents et dénoncent les infâmes moyens employés à leur égard. Un cri d'horreur s'élève, et les sbires, se jetant sur eux, .les ramènent bâillonnés à la prison.

La même torture a une nouvelle fois raison d'eux. Chimera et Pizzolo confirment leur première confession, et ils sont conduits à Catane, chef-lieu de la province. Là, la grande cour criminelle, en présence des marques trop évidentes de toutes les tortures qu'ils ont endurées, reçoit leurs explications, ordonne qu'ils soient visités par une commission de médecins, dont le rapport constate courageusement la triste vérité, et, au risque de se faire eux-mêmes une très-mauvaise affaire avec la police, les juges "annulent l'aveu fait par les prétendus coupables, et, procédant à une nouvelle instruction plus régulière, par sentence du 20 décembre 1859, déclarent innocents les deux accusés, et ordonnent qu'ils soient mis de suite en liberté." Eh bien ! malgré cet arrêt solennel, ces malheureux sont toujours retenus en prison par la volonté du directeur Maniscalco. La police ne peut avoir tort ! […]

A Palerme, le roi s'appelle Maniscalco ; à Naples, Ajossa. Le gouvernement, c'est la police, sans responsabilité comme sans frein. Étonnez-vous donc de ce qui se passe ! […]

"A tout cela, écrivait L’Opinione, de Turin, François II ne veut ou ne peut porter remède. Élevé à l'école de son père, inspiré par la reine veuve et par la cour d'Autriche, entouré de gens inertes ou pervers, manquant des connaissances nécessaires pour régner, il se croit la personnification de l'État, et il marche à sa fantaisie, sans s'apercevoir du nuage qui va se condensant de plus en plus autour de son trône et qui pèse sur sa tête. Il n'y a pas encore un an qu'il tient le sceptre, et déjà il est trempé du sang et des pleurs de ses sujets, comme celui qu'a porté pendant trente années Ferdinand II !"

Au résumé, c'est une lutte à mort qui s'engage entre bourreaux et victimes. Nous verrons bien si les premiers auront toujours raison ! »

Charles Mathon de la Varenne, La torture en Sicile. Lettres au journal L'Opinion nationale, Paris, Dentu, 1860.

mercredi 1 décembre 2010

"Notre gloire peut-elle s'accroître d'une victoire comme celle de Mentana ?" (A. de Calonne, 1867)

Bivouac des troupes garibaldiennes à Nerola, dans les Etats de l'Eglise.
Dessin de Filippo Liardo, The London Illustrated News, 9 novembre 1867.

« Notre gloire peut-elle s'accroître d'une victoire comme celle de Mentana ? Notre vaillante armée a-t-elle besoin du pauvre laurier qu'elle y a cueilli ? Comment ne voit-on pas, au contraire, que c'est porter atteinte à sa dignité que d'exagérer outre mesure les obstacles qu'elle a rencontrés, et prêter un peu au ridicule que de prendre [...] 3.000 volontaires mal armés, mal équipés, mal pourvus, mal nourris, mal commandés, pour 10.000 foudres de guerre ? Nous allons essayer de donner, d'après nature, un croquis de l'armée garibaldienne ; il ne sera pas flatté et montrera par là que nous ne penchons pas précisément pour elle ; mais il fera voir en même temps que Le Moniteur devrait bien garder ses airs vainqueurs pour une meilleure occasion.

Qu'on se figure cinq à six mille gaillards, de tous les âges et de toutes les tailles, des hommes faits, des jeunes gens, des enfants de douze à seize ans en assez grand nombre, la plupart le visage hâve et le regard famélique. Quelques-uns bien vêtus et armés de carabines de luxe, jeunes gens de bonne famille, le képi rouge et vert sur l'oreille, la guêtre de cuir à la jambe, l'œil ardent, l'air déterminé : voilà la fleur. Si vous en avez cinq cents de cette espèce, c'est tout ce que vous pouvez compter. Il en mourra beaucoup, de ces braves jeunes gens, le jour du combat. Le gros de l'armée est là, grelottant sous une couverture de laine grise qui sert de manteau ; les uns sont coiffés d'un feutre gris de forme indescriptible, les autres de casquettes usées ; quelques-uns se sont fait des coiffures de fantaisie avec des petits chapeaux de femme; une plume d'autruche flétrie flotte sur leur dos, comme le panache de don César de Bazan. Leurs guenilles peuvent rivaliser avec les siennes. La moitié à peu près ont des fusils, mais quels fusils ? armes inoffensives des gardes nationales italiennes, armes de tous les calibres, pour lesquelles il faudrait des munitions aussi variées que les costumes de ceux qui les portent; fusils de 10 fr. quand ils étaient neufs, quelques-uns partant par la culasse ; mais qu'importe, puisqu'on épargne les munitions et qu'on fait surtout usage de la baïonnette ! Ceux qui n'ont pas de fusils ont des bâtons, des lances, des piques. J'ai vu des baïonnettes fixées à l'extrémité d'un manche à balai avec des cordes. Les plus heureux étaient ceux qui avaient ramassé les armes de leurs adversaires sur le champ de bataille. Un petit nombre avait des sabres, sabres de cavalerie, sabres d'infanterie ; c'étaient des chefs. Toutes les couleurs de l'arc-en-ciel figuraient dans l'accoutrement, mais la chemise rouge était rare et paraissait une marque de commandement. La cavalerie se composait de trente chevaux au moins, et les bagages de vingt voitures au plus. L'artillerie […] : Garibaldi avait apporté les trois petites pièces de son yacht, des canons à tirer des salves, de deux centimètres de calibre : on les avait montés sur de petits affûts peints en bleu, qui en faisaient de charmants jouets d'enfants. Il est vrai que cette batterie formidable s'était enrichie, à la journée de Monte-Rotondo, de deux canons rayés de quatre, pris avec leurs caissons aux pontificaux. Une fois les approvisionnements des deux caissons épuisés, ces deux canons devaient devenir une gêne plus qu'un utile instrument de combat. C'étaient deux canons de l'ancienne armée napolitaine. Celui que Garibaldi, malgré sa déroute, a ramené sur le territoire italien, portait la date du 7 mars 1860 et l'inscription de la fonderie royale de Naples.

Pour compléter le tableau de l'armée garibaldienne, j'ajouterai que l'ordre n'y régnait pas précisément, et que la discipline laissait beaucoup à désirer. La moitié environ était composée d'anciens soldats braves et aguerris ; le dixième de jeunes gens de bonnes familles, résolus mais téméraires, peu habitués à obéir, toujours prêts à se jeter en avant, soldats dangereux en face d'un ennemi habile à la manœuvre. Le reste n'était pas tout vauriens, mais il y en avait quelques-uns, et cela suffisait pour engendrer le désordre et compromettre l'armée si elle était entamée. Enfin le maniement des armes était aussi capricieux que l'uniforme : les bataillons ne savaient ni marcher ni évoluer, et dans les conversions ils étaient sujets à se jeter les uns sur les autres.

Voilà, sans la flatter, l'armée qui devait essuyer la première l'épreuve du fusil Chassepot. Propre à exécuter un coup de main, ou à former des guérillas, elle était incapable de résister à quelques bataillons réguliers et bien commandés. Garibaldi avait déjà congédié la moitié de ses soldats le jour de la bataille ; s'il n'en avait gardé que mille bien choisis, il eût fait certainement meilleure figure.

Les bandes garibaldiennes étaient en marche lorsqu'elles rencontrèrent devant elles les troupes pontificales. Le combat s'engagea sur les hauteurs de la Mentana, et dura quatre heures, suivant le rapport français. Une partie des garibaldiens s'était retranchée dans les murailles du village fortifié, et y soutenait le principal effort de l'attaque avec succès, lorsque le gros de l'armée, qui s'éclairait seulement sur la droite, se vit tout à coup attaqué sur la gauche par les bataillons français, qui avaient tourné la position. Coupée en deux par cette attaque soudaine, l'armée garibaldienne était dans une situation critique. Le général donna aussitôt le signal de la retraite ; mais, en se repliant sur Monte-Rotondo, il se trouva pris de flanc par une grêle de projectiles ; c'était un bataillon français armé de fusils Chassepot, qui était là posté au coin d'un bois. La confusion se mit dans les rangs garibaldiens, les lignes furent rompues, et la déroute commença. Un noyau, au centre duquel se trouvait Garibaldi, fit pourtant bonne contenance, et inspira une certaine retenue au commandant français qui, croyant rencontrer des forces nouvelles à Monte-Rotondo, résolut d'attendre au lendemain pour s'en emparer. Il commençait à faire nuit, et l'on craignait les embuscades. Evidemment les chefs de l'armée française ignoraient que six mille garibaldiens avaient déjà, la veille et l'avant-veille, repassé la frontière. Il est permis de supposer que, s'ils eussent cru n'avoir affaire qu'à une poignée d'hommes battant en retraite, ils eussent hésité à engager le drapeau français dans cette pitoyable lutte, et renoncé à enfoncer avec le chassepot une porte ouverte.

Cependant, le village de la Mentana tenait toujours. Un bataillon garibaldien, le premier, le seul qui fût parfaitement organisé, s'était dévoué pour couvrir la retraite. Il y réussit à ce point qu'il resta maître de la position pendant toute la nuit. Le lendemain matin, il se rendit aux Français; il avait d'ailleurs épuisé toutes ses munitions. La résistance, malgré la disparité des forces, avait paru si opiniâtre à nos officiers qu'ils avaient pu croire de bonne foi avoir affaire à toute l'armée garibaldienne ; de leur côté, les garibaldiens ne savaient pas qu'ils eussent devant eux les Français. Garibaldi l'ignorait encore le lendemain matin, et quand il l'apprit il exprima le regret d'avoir soutenu le combat.

Les troupes franco-pontificales, en entrant le 4 au matin dans Monte-Rotondo, trouvèrent la ville évacuée, ce qui eût été impossible si le jour du combat Garibaldi avait eu avec lui 10.000 hommes, ainsi que le prétend le rapport officiel. Garibaldi passa la nuit avec une partie de ses bandes désorganisées sur le territoire pontifical, à l'Albergo del Grillo; le lendemain matin seulement, il franchit la frontière avec ses trente chevaux, les deux petits canons de son yacht et l'un des deux canons rayés qu'il avait quelques jours auparavant enlevés à l'armée pontificale. Il laissait derrière lui près de 500 cadavres, 6 à 700 blessés et un millier de prisonniers. Telle avait été la funeste issue de son aventureuse entreprise.

Quelque bravoure que l'on suppose aux bandes garibaldiennes, quelque excellente que fût leur position retranchée à la Mentana, on a peine à se figurer qu'elles aient pu soutenir pendant quatre heures, avec leurs mauvaises armes et leurs maigres munitions, l'effort de 6.000 soldats réguliers, munis d'une artillerie formidable, de cavalerie et de fusils perfectionnés, dont les détonations rapides "déchiraient la toile", comme disent les soldats, à tous les coins de l'horizon. On s'étonne davantage encore que ces troupes éprouvées et bien commandées ne soient pas parvenues dès le soir même à occuper la Mentana et Monte-Rotondo, et même à couper complètement la retraite à Garibaldi et au reste de ses soldats. Si le commandant en chef de l'armée franco-pontificale avait mieux connu l'état des choses, s'il s'était mieux rendu compte des intentions véritables de son adversaire, il se serait assurément épargné le regret d'une inutile boucherie, soit en informant Garibaldi de la présence devant lui du drapeau français et accompagnant cette information d'une sommation en règle, soit en lui coupant les chemins vers l'intérieur du pays et en ne lui laissant ouverte que la route de la retraite. On savait que le camp garibaldien était sans approvisionnements, qu'il lui était très difficile de se ravitailler, même lorsque toute la plaine lui était ouverte, et qu'il lui serait impossible de tenir plus de vingt quatre heures s'il se trouvait bloqué. On n'eût pas eu à enregistrer dans nos annales la victoire du 3 novembre, mais les droits de l'humanité n'y eussent point perdu. […]

L'intervention des fusils Chassepot dans le combat n'est pas la moindre faute que nous ayons commise, et c'est quelque chose de pire si l'on songe aux six cents pauvres diables qu'ils ont, sans nécessité, jetés sur le carreau. On a par là déposé dans tous les cœurs italiens un germe d'animosité qui portera de méchants fruits plus tard ; on s'est inhabilement substitué à l'Autriche dans la haine du peuple italien. N'eût-il pas mieux valu laisser aux troupes pontificales tout l'honneur de cette misérable victoire ? Les Italiens disent aujourd'hui qu'ils ont été victimes d'un guet-apens, et que toutes les représailles leur sont désormais permises. Etait-il d'une sage politique de fournir aux passions patriotiques, déjà trop surexcitées, un pareil aliment ? N'était-ce pas assez de barrer le chemin de Rome, sans y faire inutilement couler un flot de sang ? […]

En couchant par terre six cents garibaldiens sur le champ de bataille de Mentana, le fusil Chassepot, dit-on, a fait merveille, et l'on croit avoir mis le Saint-Siège à l'abri de la révolution. La plus grande merveille du fusil Chassepot n'apparaîtra que plus tard : on verra qu'il a tué le pouvoir temporel et blessé le pouvoir spirituel bien grièvement. Qu'on dise l'office des morts à la chapelle Sixtine, mais qu'on n'y chante pas le Te Deum. »

Alphonse de Calonne, "Les merveilles du fusil Chassepot", Revue contemporaine, 15 novembre 1860.

dimanche 21 novembre 2010

"Il est entendu que la Belgique sera l'avant-garde du système napoléonien" (F. Delhasse, 1854)

« La réception du prince impérial à Bruxelles est une anomalie aussi surprenante (nous n'osons pas écrire les mots qui conviendraient à caractériser cette ineptie hypocrite), un égarement aussi funeste, que l'alliance du gouvernement anglais avec l'empire napoléonien. Il ne faut pas douter qu'elle ne se rattache à la grande coalition occidentale dont l'empereur Napoléon III est le chef, l'Angleterre la suivante pour le moment, et le conflit oriental le prétexte. C'est une tentative qui a réussi — probablement — pour entraîner la Belgique dans l'orbite de l'empire français, son redoutable voisin.

Est-ce là l'explication du voyage de M. Napoléon Bonaparte à Bruxelles ? Examinons la supposition. Elle en vaut la peine. Car il s'agit de l'indépendance de la Belgique, autant et plus que de la dignité morale de son gouvernement, ou du caractère de ses princes. […] 

C'est dans la presse bonapartiste de France qu'il faut aller chercher le mot du logogriphe, facile, d'ailleurs, à deviner pour les intelligences limpides. Le Constitutionnel et Le Pays, ces journaux peu véridiques quand il importe à leur maître que la vérité soit torturée, sont admirables d'ingénuité et d'effronterie sur le caractère de la mission du prince : "La Belgique, dit Le Constitutionnel, est l'alliée naturelle de la France. Elle est l'avant-garde de notre frontière du Nord. Elle est comme la pointe d'épée qui protège l'Occident et dont la poignée ne saurait être dans des mains hostiles aux grands États (avertissement au roi Léopold : c'est pourquoi Napoléon III songeait d'abord à prendre la Belgique dans ses propres mains). Le voyage du prince va signaler l'entente parfaite des deux États.... Le roi des Belges qui s'est toujours conduit en bon allié, qui a déjà donné tant de gages de haute sagesse, sentira mieux le prix d'une alliance qui solidarise son trône (fiez vous-y !) avec la conservation de l'ordre européen."

Ainsi il est entendu que la sagesse commande au roi des Belges une alliance qui solidarise son trône avec le trône de Louis-Bonaparte. Oh l'honnête solidarité ! oh le bon billet qu'a Léopold ! Il est entendu que la Belgique sera l'avant-garde du système napoléonien, la pointe d'épée dont les grands États (lisez Bonaparte) doivent tenir la poignée pour l'accomplissement des desseins bonapartistes et la conservation de l'ordre européen. Le voyage du prince Napoléon en Belgique avait donc pour but, et il aura sans doute pour résultat d'empoigner notre pays (pardon du mot : s'il est un peu français, il n'est point du tout belge), courtoisement toutefois, comme disent les journaux payés par les Tuileries. C'est ce que nous avons gagné à ce grand événement. Hier, on pouvait craindre, — le peuple, le gouvernement et la cour le craignaient, en effet, — que les bandes militaires de l'empereur vinssent envahir violemment notre territoire et prendre position à portée du Rhin. Aujourd'hui la terreur d'une invasion immédiate est évanouie. Mais à quel prix avons-nous acheté cette sécurité de courte durée ! à condition de vasselage et d'obéissance, à condition de remettre dans les mains sûres du grand état napoléonien la poignée de notre épée. Il y aura peut-être des politiques obtus, qui appelleront cette subordination honteuse le salut de la Belgique. Hélas ! C’est la plus grave atteinte que notre nationalité ait subie depuis la Révolution. Notre nationalité qui semblait s'être successivement fortifiée au travers des ébranlements de l'Europe, est compromise aujourd'hui par la nouvelle situation que Léopold semble se laisser imposer. Dès aujourd'hui les politiques prévoyants pourraient dire que la Belgique est tombée au rang d'un département de l'empire napoléonien.

Comment le perfide témoignage d'une réconciliation, bien immorale assurément de la part de notre gouvernement, si elle était libre et sincère, pourrait-il aveugler l'opinion publique sur les projets immuables de l'héritier de Napoléon ? Il suffit de se rappeler la politique bonapartiste vis-à-vis de nous depuis le 2 décembre. A peine dictateur de la France trompée et subjuguée, il édicté son décret du 22 janvier, à double tranchant, en vue de dépouiller et de flétrir à la fois la maison d'Orléans. Qu'importe au peuple belge, et qu'a-t-il à y contredire ? rien, si ce n'est peut-être que tout spectateur a le droit de réfléchir sur l'arbitraire des princes quand ils se mêlent de dictature. Mais c'est, du moins, une première offense à la maison de Léopold. Affaire de famille et d'intérêt privé, qui cependant touche aussi un peu par ricochet les contribuables. Soit. Passons. […]

La politique napoléonienne ne tarde pas à se dévoiler relativement à la Belgique, qu'elle considère comme un appendice obligé de son territoire, comme une conquête facile à laquelle pourrait suffire un décret hardi et quelques prétoriens jetés sur la frontière. Eh bien ! ce décret a été rédigé dans le mystère, il a été composé pour Le Moniteur ; le tait est certain et les preuves — les épreuves — subsistent encore en lieu de sûreté. Il s'en est fallu d'un rien que ce beau décret d'annexion ne fût exécuté un matin, avec tambours et trompettes. [...] Le décret sur les biens d'Orléans était une attaque contre la famille régnante en Belgique. Le décret d'annexion peut compter sans doute pour une attaque contre la Belgique elle-même, contre notre nationalité, si chèrement achetée, si laborieusement défendue jusqu'à ces derniers temps de défaillance patriotique et d'aveuglement général. Passons.

La Belgique, Dieu merci, n'a point été envahie par les soldats de Bonaparte, mais elle a été envahie par des séries de notes menaçantes, de remontrances injurieuses, d'injonctions diplomatiques, hostiles à toutes nos libertés, contre la liberté électorale et parlementaire, contre la liberté de la presse et de la parole, contre l'hospitalité, contre le commerce et l'industrie, contre tous les éléments essentiels qui constituent notre vie nationale. […]

… n'a-t-on pas senti, depuis deux ans, sur la Belgique tranquille et prospère, l'influence pernicieuse du système napoléonien ? […] Les agents bonapartistes ne sillonnent-ils pas, en tous sens, nos villes et nos campagnes, faisant la propagande de la corruption, excitant les passions mauvaises, prêchant aux pauvres l'envie, aux riches l'égoïsme et l'orgueil ? […] A-t-on distribué dans les villages assez d'almanachs napoléoniens et d'images napoléoniennes ! Tout cela sans doute n'était pas en faveur de la nationalité belge, ni de la Constitution belge. Tout cela, il faut bien le reconnaître, c'est une sorte d'invasion préliminaire, souterraine et persévérante, qui vise à préparer des projets ultérieurs. […]

Encore une fois, quel est le secret du voyage amical et de la réception à Bruxelles du prince impérial ? Le secret de cette fusion inattendue entre la maison de Bonaparte et la maison de Léopold, il est caché dans la question d'Orient, et les faits prochains se chargeront de le découvrir à tous les yeux. Mais il suffit d'avoir étudié les évolutions de l'Europe depuis la malencontreuse restauration de l'empire Français, pour deviner dès à présent ce qui commande la double attitude, si récente, de l'empereur des Français et du Roi des Belges, aussi violentés l'un que l'autre par la nécessité politique, par ce que les fins exploiteurs appellent la raison d'état.

[…] Inutile de suivre ici les phases ambiguës de cette question orientale, sur laquelle, pendant si longtemps, l'opinion publique de l'Europe a été jouée par ses gouvernements, leurs diplomates et leurs journaux. L'intérêt de cette histoire incomparable ne commence pour nous qu'à l'alliance du gouvernement britannique avec l'empire napoléonien, laquelle hélas ! entraîne aujourd'hui la Belgique à la remorque de Bonaparte. […] y pensez-vous? Léopold allié au dictateur de Neuilly ! La reine d'Angleterre est bien alliée à l'empereur des Français. Y pensez-vous? La Belgique tant maltraitée par le gouvernement napoléonien, la Belgique avant-garde de Louis-Bonaparte !

Ainsi parle la Nécessité terrible, impitoyable pour les rois aussi bien que pour les peuples, la nécessité qu'a créée le 2 décembre et dont les incalculables conséquences vont bouleverser toute l'Europe, — pendant combien de temps !

Donc, nous sommes amis de l'empire napoléonien, amis et alliés, car de l'alliance à l'amitié il n'y a que le paraphe, et le paraphe est fait sans doute aujourd'hui, ou il le sera demain. Alliés de l'Empereur, quel honneur ! et combien de récompenses vont pleuvoir sur la Belgique. Les journaux bonapartistes et catholiques annoncent déjà le règlement de nos affaires douanières, à des conditions qui dépassent toutes espérances. Et que de croix vont décorer les Belges bien pensant et haut placés, en échange des croix distribuées par Léopold au prince impérial et à sa suite. Qui en veut ? Criez : Vive l'alliance bonapartiste ! et vive l'empereur !

[…] Confiance inepte et de courte vue ! La solidarité avec le gouvernement napoléonien, c'est la guerre ! la guerre, oui vraiment, la guerre universelle et à outrance. Ah ! vous croyez que l'empire c'est la paix ! Faibles d'esprit ! L'empire c'est la guerre, jusqu'à la chute de l'empire, et peut-être bien au-delà. […]

Ainsi, c'est la guerre, la guerre européenne, la guerre immédiate, qui se recrute et s'organise, et la Belgique y est engagée sous l'aile de l'aigle napoléonien. Voilà le plus clair du résultat de la visite glorieuse que nous a faite le prince impérial. »

Jacques Van damme, pseudonyme de Félix Delhasse (1809-1898), La Belgique alliée à Bonaparte ! Bruxelles, typographie de Henri Samuel, 1854.

vendredi 19 novembre 2010

"La brune silhouette de Venise se mirait dans un lac de flammes" (L. Crilanovich, 1851)

Troupes de la république de Venise repoussant une attaque autrichienne en 1848 (Vinkhuijzen collection of military uniforms, New York Public Library)

« Impatients de s'emparer enfin de Venise, et furieux de voir leurs formidables ressources en troupes et en matériel de guerre échouer contre la position et la constance de cette ville, les Autrichiens avaient recouru à des inventions plus bizarres, plus impuissantes les unes que les autres. Les radeaux incendiaires furent la première en date. A diverses reprises, et pendant la nuit de préférence, ils s'efforcèrent fort inutilement de diriger contre Venise des radeaux chargés de matières inflammables; puis, ils songèrent à les employer simplement comme moyen de débarquement, et bientôt ils y renoncèrent également. Alors vint le tour des ballons. Ils ne prétendaient à rien moins qu'à bombarder Venise au moyen des aérostats, et voici comment. Lorsque le vent soufflait dans la direction de Venise, les équipages de leur escadre de blocus lâchaient des ballons au-dessous desquels était suspendu un obus ou une grenade qui devait éclater en tombant, alors que le ballon serait arrivé au-dessus de Venise, la combustion de la mèche se prolongeant durant un certain temps. En ceci, la grande difficulté, disons mieux, l'impossibilité, c'était une combinaison de la durée de la combustion et de celle du trajet, assez exacte, assez infaillible, pour que l'explosion aussi bien que la chute eussent lieu à l'instant même où le ballon se trouverait au-dessus de la ville. Ce problème fort compliqué, comme on le voit, fut si mal résolu par les assiégeants que, d'un grand nombre de ballons qu'ils lancèrent ainsi avec des dépenses et des peines inouïes, pas un n'atteignit le but; tous éclatèrent en l'air avant d'y parvenir, et c'est à peine si le bruit ou les débris de quelques-uns y arrivèrent. Ces obusiers aériens ne servirent qu'à amuser les habitants, qui s'arrêtaient en foule sur les quais, sur les places publiques, pour en suivre la marche des yeux.

La première tentative de bombardement aérien de l'Histoire.

Un spectacle plus sérieux, plus grandiose, attirait une multitude émue à Cannaregio et dans les environs, avant que les Autrichiens fussent venus à bout d'envelopper la ville presque entière dans un réseau de feu et de destruction. Qu'on se représente, s'il se peut, le coup-d'œil qu'offraient trois cents pièces de canon, tirant presque sans relâche sui la lagune, sur les forts, sur le pont, sur les navires vénitiens, en présence d'une foule immense entassée dans les rues, sur les toits, aux fenêtres des maisons, sur les quais ou dans des gondoles. Qu'on s'imagine cette foule assistant calme et sereine aux réalités terribles de ce combat continuel comme elle aurait contemplé les désastres simulés de la scène. […] Le jour, les bombes, les boulets, les grenades, les obus entrecroisaient dans l'air leurs lignes meurtrières el semblaient couvrir le ciel d'un réseau sombre et délié. On les voyait, tantôt expirer aux pieds des spectateurs, tantôt s'engloutir dans les flots qui bouillonnaient et fumaient alors comme bouleversés par des feux souterrains. La nuit, cette scène avait quelque chose de plus terrible, de plus fantastique encore; l'œil ne discernait plus les détails, mais les flammèches de l'amorce des bombes marquaient leur route par une sinistre traînée de lumière ; les décharges de l’artillerie, les explosions des bombes ou des obus, les incendies quelles allumaient, illuminaient la lagune entière. Parfois aussi, lorsque ces projectiles éclataient dans les airs, leur explosion allumait au sein des ténèbres de sombres et soudains météores. Feu d'artifice ou bombardement, si les effets diffèrent, l'apparence est la même. A mesure que l'artillerie autrichienne gagnait du terrain, les spectateurs se retiraient paisiblement devant les boulets, faisant halte un peu plus loin, absolument comme on le fait en se jouant avec les vagues de la mer sur une plage unie. […]

Le 29 juillet [1849], vers onze heures du soir, la ville qui, comme Charles XII, s'était accoutumée à la musique du canon, dormait profondément, lorsqu'elle fut réveillée par une rumeur extraordinaire. Sur les toits des maisons, dans les cours, les rues, les canaux, partout, on entendait tomber et s'enfoncer avec fracas dans le sol ou dans les flots une véritable grêle de corps pesants et métalliques. C'étaient des boulets que les Autrichiens, après tant de tentatives inutiles et extravagantes, étaient enfin parvenus à lancer jusqu'au cœur de la ville, par un moyen déjà connu au reste dans les annales militaires. Ils avaient établi à Saint-Julien une batterie de canons d'un fort calibre, de 80, par exemple, pointés obliquement, en guise de mortiers, de façon à modifier leur mouvement de projection et par conséquent à augmenter de beaucoup leur portée. Surpris par un danger aussi inattendu, les habitants consternés s'enfuient de leurs maisons chancelantes. En un moment , les places publiques , les marches des églises, des édifices publics sont couverts de vieillards, à demi-nus, de femmes pressant leurs enfants contre leur sein, de malades, d'infirmes, transportés à grand-peine jusque-là : foule désolée qu'on eût dit échappée aux fureurs d'un immense incendie. La générale battue au même instant dans tous les quartiers, le grondement de l'artillerie, les plaintes des blessés, les clameurs des fugitifs, les mouvements précipités des troupes, met le comble au trouble, à l'anxiété, à l'horreur. […]

Beaucoup retournèrent dans leurs maisons bombardées et plusieurs y périrent, écrasés par les boulets dans le lit où, sans être Alexandre ni Condé, ils avaient cherché et trouvé le sommeil. Les autres allèrent demander un abri que leurs concitoyens leur offrirent avec joie dans les rares quartiers restés inaccessibles aux obus et aux boulets. […] Ils s'encourageaient, ils se consolaient les uns les autres en parlant de leur Venise. Des gondoles, des bateaux emportaient cependant, loin des quartiers bombardés, des familles entières, avec le peu d'objets qu'elles avaient eu le temps de ramasser. Les enfants, épouvantés et tremblants d'abord, se rassuraient et essuyaient leurs pleurs en voyant la sérénité de leurs parents. Ils répétaient naïvement ces grands mots de liberté et de patrie, qui dominaient encore le tumulte et la douleur ; ils recevaient ainsi ces premières et ineffaçables impressions qui font plus tard les héros et les martyrs. […]

Mais quel spectacle, pour l'observateur, que celui de ces quartiers ainsi délaissés et dévastés ! Les rives des larges canaux et les ruelles sinueuses de ces quartiers si animés, si bruyants quelques heures auparavant, étaient mornes et désertes. Les rares maisons encore habitées par d'opiniâtres locataires retirés dans les étages inférieurs, nécessairement moins exposés que les autres, étaient également silencieuses. Les gens obligés, par des devoirs ou des besoins impérieux, de parcourir les quartiers bombardés, des gardes civiques, des pompiers, des soldats, des convois de cholériques ou de blessés, traversaient seuls ces rues désolées. Personne, au surplus, personne n'abandonna son poste dans d'aussi terribles circonstances ; tous, sans distinction, s'honorèrent par une conduite, une intrépidité, qui seule préserva Venise de malheurs plus grands encore. Des fragments de corniches, des statues, des toitures renversées par les boulets jonchaient le sol, labouré lui-même par les projectiles. Ça et là des colonnes de flamme ou de fumée, s'élevant du sein des décombres, marquaient la place d'un incendie récent, allumé par des grenades, des boulets rouges ou des bombes. La nuit, surtout, au milieu de cette solitude, de ce silence sinistre, c'était chose affreuse que le spectacle et le séjour de ces quartiers. Le ciel, sillonné en tous sens par les courbes lumineuses des bombes, semblait refléter l'éclat terrible des incendies. La brune silhouette de Venise se mirait dans un lac de flammes, après s'être si longtemps réfléchie dans le miroir de ses lagunes. Des bruits vagues ou étranges, toujours formidables, se mêlaient au fracas de l’artillerie, se répétaient, se succédaient confusément, répercutés sur l'étendue sonore des lagunes. Du reste, pas un cri, pas un son qui rappelât le mouvement et la vie. Ces lueurs rougeâtres d’incendie, éparses dans ces rues voilées de ténèbres et de silence, ressemblaient à d'immenses torches éclairant les funérailles d'une ville entière.

Venise sous les bombes autrichiennes.

Lorsque le jour venait éclairer cette lugubre scène, les palais, les églises, les monuments admirables de Venise semblaient n'apparaître dans toute leur beauté que pour protester contre le vandalisme d'un tel bombardement. Cette ville "à la fois Athènes, Corinthe et Carthage, cette ville qui ne renferme ni décombres des Romains, ni monuments des barbares" (Châteaubriand), renfermait enfin des ruines autrichiennes. Les chefs-d'œuvre de Palladio, de Sansovino, de Scamozzi, de Titien, de Véronèse, de Canova, étaient une proie digne des nouveaux Attila. La place Saint-Marc, ce trophée du génie et de la gloire de quatorze siècles, ne fut sauvée que par le hasard des distances, placée qu'elle était à quelques pas à peine de la limite extrême du tir autrichien. Ainsi les boulets, en tombant, semblaient, plus intelligents que les artilleurs, s'arrêter avec respect au seuil de son enceinte. Que les canonniers fussent parvenus à augmenter de quelques mètres la portée de leurs pièces, et c'en était fait du palais Ducal, de la Basilique, de la Libreria, des Procuraties. Et pourtant, dans ce vandalisme même de l'ennemi, quelle frappante leçon populaire ! Les bombes de Morosini avaient détruit le Parthénon, les bombes de Gorkowski détruisaient Venise. Pourquoi faut-il que ces enseignements terribles de l'histoire n'aient jamais profité jusqu'ici aux nations ! Et combien de fois encore les peuples se chargeront-ils du soin affreux de se châtier et de s'égorger les uns les autres, avant d'accepter la charge, si noble et si facile, de s'entraider et de se secourir, avant de comprendre que la conquête la plus glorieuse est inique et infâme !

[…] Le moment approchait cependant où tant de patriotisme et de sacrifices viendraient se briser contre une nécessité invincible. La garnison, décimée, épuisée par les combats, les fièvres, le choléra, ne suffisait plus aux besoins de la défense. Les hôpitaux militaires renfermaient des milliers de malades. Les batteries et les forts du pont et du rivage, démantelés, renversés par le feu continu depuis trois mois de plus de cent pièces de canon, des bombes et des obus, n'étaient plus tenables. Les incendies, allumés parle bombardement, menaçaient de destruction la ville entière. On avait à peine (le 1er août) des vivres pour vingt jours et des munitions pour quinze. Les manufactures de poudre, qu'on avait établies trop tard et fort mal pourvues de matières premières, n'étaient qu'une bien faible ressource. Des explosions effroyables, occasionnées par le hasard le plus fatal ou par la malveillance la plus infâme, avaient, d'ailleurs, fait sauter plusieurs poudrières en quelques jours. Placée en face de ces désastres, instruite de la situation effrayante du pays, n'espérant plus dans aucun secours humain, l'Assemblée, après trois jours de débats brûlants et secrets, décréta la concentration de tous les pouvoirs dans les mains de Manin (6 août). […] C'était la préface de la capitulation. »

Leopoldo Crilanovich, Histoire de la Révolution et du siège de Venise, Paris, Ch. Joubert, 1851.