mercredi 1 décembre 2010

"Notre gloire peut-elle s'accroître d'une victoire comme celle de Mentana ?" (A. de Calonne, 1867)

Bivouac des troupes garibaldiennes à Nerola, dans les Etats de l'Eglise.
Dessin de Filippo Liardo, The London Illustrated News, 9 novembre 1867.

« Notre gloire peut-elle s'accroître d'une victoire comme celle de Mentana ? Notre vaillante armée a-t-elle besoin du pauvre laurier qu'elle y a cueilli ? Comment ne voit-on pas, au contraire, que c'est porter atteinte à sa dignité que d'exagérer outre mesure les obstacles qu'elle a rencontrés, et prêter un peu au ridicule que de prendre [...] 3.000 volontaires mal armés, mal équipés, mal pourvus, mal nourris, mal commandés, pour 10.000 foudres de guerre ? Nous allons essayer de donner, d'après nature, un croquis de l'armée garibaldienne ; il ne sera pas flatté et montrera par là que nous ne penchons pas précisément pour elle ; mais il fera voir en même temps que Le Moniteur devrait bien garder ses airs vainqueurs pour une meilleure occasion.

Qu'on se figure cinq à six mille gaillards, de tous les âges et de toutes les tailles, des hommes faits, des jeunes gens, des enfants de douze à seize ans en assez grand nombre, la plupart le visage hâve et le regard famélique. Quelques-uns bien vêtus et armés de carabines de luxe, jeunes gens de bonne famille, le képi rouge et vert sur l'oreille, la guêtre de cuir à la jambe, l'œil ardent, l'air déterminé : voilà la fleur. Si vous en avez cinq cents de cette espèce, c'est tout ce que vous pouvez compter. Il en mourra beaucoup, de ces braves jeunes gens, le jour du combat. Le gros de l'armée est là, grelottant sous une couverture de laine grise qui sert de manteau ; les uns sont coiffés d'un feutre gris de forme indescriptible, les autres de casquettes usées ; quelques-uns se sont fait des coiffures de fantaisie avec des petits chapeaux de femme; une plume d'autruche flétrie flotte sur leur dos, comme le panache de don César de Bazan. Leurs guenilles peuvent rivaliser avec les siennes. La moitié à peu près ont des fusils, mais quels fusils ? armes inoffensives des gardes nationales italiennes, armes de tous les calibres, pour lesquelles il faudrait des munitions aussi variées que les costumes de ceux qui les portent; fusils de 10 fr. quand ils étaient neufs, quelques-uns partant par la culasse ; mais qu'importe, puisqu'on épargne les munitions et qu'on fait surtout usage de la baïonnette ! Ceux qui n'ont pas de fusils ont des bâtons, des lances, des piques. J'ai vu des baïonnettes fixées à l'extrémité d'un manche à balai avec des cordes. Les plus heureux étaient ceux qui avaient ramassé les armes de leurs adversaires sur le champ de bataille. Un petit nombre avait des sabres, sabres de cavalerie, sabres d'infanterie ; c'étaient des chefs. Toutes les couleurs de l'arc-en-ciel figuraient dans l'accoutrement, mais la chemise rouge était rare et paraissait une marque de commandement. La cavalerie se composait de trente chevaux au moins, et les bagages de vingt voitures au plus. L'artillerie […] : Garibaldi avait apporté les trois petites pièces de son yacht, des canons à tirer des salves, de deux centimètres de calibre : on les avait montés sur de petits affûts peints en bleu, qui en faisaient de charmants jouets d'enfants. Il est vrai que cette batterie formidable s'était enrichie, à la journée de Monte-Rotondo, de deux canons rayés de quatre, pris avec leurs caissons aux pontificaux. Une fois les approvisionnements des deux caissons épuisés, ces deux canons devaient devenir une gêne plus qu'un utile instrument de combat. C'étaient deux canons de l'ancienne armée napolitaine. Celui que Garibaldi, malgré sa déroute, a ramené sur le territoire italien, portait la date du 7 mars 1860 et l'inscription de la fonderie royale de Naples.

Pour compléter le tableau de l'armée garibaldienne, j'ajouterai que l'ordre n'y régnait pas précisément, et que la discipline laissait beaucoup à désirer. La moitié environ était composée d'anciens soldats braves et aguerris ; le dixième de jeunes gens de bonnes familles, résolus mais téméraires, peu habitués à obéir, toujours prêts à se jeter en avant, soldats dangereux en face d'un ennemi habile à la manœuvre. Le reste n'était pas tout vauriens, mais il y en avait quelques-uns, et cela suffisait pour engendrer le désordre et compromettre l'armée si elle était entamée. Enfin le maniement des armes était aussi capricieux que l'uniforme : les bataillons ne savaient ni marcher ni évoluer, et dans les conversions ils étaient sujets à se jeter les uns sur les autres.

Voilà, sans la flatter, l'armée qui devait essuyer la première l'épreuve du fusil Chassepot. Propre à exécuter un coup de main, ou à former des guérillas, elle était incapable de résister à quelques bataillons réguliers et bien commandés. Garibaldi avait déjà congédié la moitié de ses soldats le jour de la bataille ; s'il n'en avait gardé que mille bien choisis, il eût fait certainement meilleure figure.

Les bandes garibaldiennes étaient en marche lorsqu'elles rencontrèrent devant elles les troupes pontificales. Le combat s'engagea sur les hauteurs de la Mentana, et dura quatre heures, suivant le rapport français. Une partie des garibaldiens s'était retranchée dans les murailles du village fortifié, et y soutenait le principal effort de l'attaque avec succès, lorsque le gros de l'armée, qui s'éclairait seulement sur la droite, se vit tout à coup attaqué sur la gauche par les bataillons français, qui avaient tourné la position. Coupée en deux par cette attaque soudaine, l'armée garibaldienne était dans une situation critique. Le général donna aussitôt le signal de la retraite ; mais, en se repliant sur Monte-Rotondo, il se trouva pris de flanc par une grêle de projectiles ; c'était un bataillon français armé de fusils Chassepot, qui était là posté au coin d'un bois. La confusion se mit dans les rangs garibaldiens, les lignes furent rompues, et la déroute commença. Un noyau, au centre duquel se trouvait Garibaldi, fit pourtant bonne contenance, et inspira une certaine retenue au commandant français qui, croyant rencontrer des forces nouvelles à Monte-Rotondo, résolut d'attendre au lendemain pour s'en emparer. Il commençait à faire nuit, et l'on craignait les embuscades. Evidemment les chefs de l'armée française ignoraient que six mille garibaldiens avaient déjà, la veille et l'avant-veille, repassé la frontière. Il est permis de supposer que, s'ils eussent cru n'avoir affaire qu'à une poignée d'hommes battant en retraite, ils eussent hésité à engager le drapeau français dans cette pitoyable lutte, et renoncé à enfoncer avec le chassepot une porte ouverte.

Cependant, le village de la Mentana tenait toujours. Un bataillon garibaldien, le premier, le seul qui fût parfaitement organisé, s'était dévoué pour couvrir la retraite. Il y réussit à ce point qu'il resta maître de la position pendant toute la nuit. Le lendemain matin, il se rendit aux Français; il avait d'ailleurs épuisé toutes ses munitions. La résistance, malgré la disparité des forces, avait paru si opiniâtre à nos officiers qu'ils avaient pu croire de bonne foi avoir affaire à toute l'armée garibaldienne ; de leur côté, les garibaldiens ne savaient pas qu'ils eussent devant eux les Français. Garibaldi l'ignorait encore le lendemain matin, et quand il l'apprit il exprima le regret d'avoir soutenu le combat.

Les troupes franco-pontificales, en entrant le 4 au matin dans Monte-Rotondo, trouvèrent la ville évacuée, ce qui eût été impossible si le jour du combat Garibaldi avait eu avec lui 10.000 hommes, ainsi que le prétend le rapport officiel. Garibaldi passa la nuit avec une partie de ses bandes désorganisées sur le territoire pontifical, à l'Albergo del Grillo; le lendemain matin seulement, il franchit la frontière avec ses trente chevaux, les deux petits canons de son yacht et l'un des deux canons rayés qu'il avait quelques jours auparavant enlevés à l'armée pontificale. Il laissait derrière lui près de 500 cadavres, 6 à 700 blessés et un millier de prisonniers. Telle avait été la funeste issue de son aventureuse entreprise.

Quelque bravoure que l'on suppose aux bandes garibaldiennes, quelque excellente que fût leur position retranchée à la Mentana, on a peine à se figurer qu'elles aient pu soutenir pendant quatre heures, avec leurs mauvaises armes et leurs maigres munitions, l'effort de 6.000 soldats réguliers, munis d'une artillerie formidable, de cavalerie et de fusils perfectionnés, dont les détonations rapides "déchiraient la toile", comme disent les soldats, à tous les coins de l'horizon. On s'étonne davantage encore que ces troupes éprouvées et bien commandées ne soient pas parvenues dès le soir même à occuper la Mentana et Monte-Rotondo, et même à couper complètement la retraite à Garibaldi et au reste de ses soldats. Si le commandant en chef de l'armée franco-pontificale avait mieux connu l'état des choses, s'il s'était mieux rendu compte des intentions véritables de son adversaire, il se serait assurément épargné le regret d'une inutile boucherie, soit en informant Garibaldi de la présence devant lui du drapeau français et accompagnant cette information d'une sommation en règle, soit en lui coupant les chemins vers l'intérieur du pays et en ne lui laissant ouverte que la route de la retraite. On savait que le camp garibaldien était sans approvisionnements, qu'il lui était très difficile de se ravitailler, même lorsque toute la plaine lui était ouverte, et qu'il lui serait impossible de tenir plus de vingt quatre heures s'il se trouvait bloqué. On n'eût pas eu à enregistrer dans nos annales la victoire du 3 novembre, mais les droits de l'humanité n'y eussent point perdu. […]

L'intervention des fusils Chassepot dans le combat n'est pas la moindre faute que nous ayons commise, et c'est quelque chose de pire si l'on songe aux six cents pauvres diables qu'ils ont, sans nécessité, jetés sur le carreau. On a par là déposé dans tous les cœurs italiens un germe d'animosité qui portera de méchants fruits plus tard ; on s'est inhabilement substitué à l'Autriche dans la haine du peuple italien. N'eût-il pas mieux valu laisser aux troupes pontificales tout l'honneur de cette misérable victoire ? Les Italiens disent aujourd'hui qu'ils ont été victimes d'un guet-apens, et que toutes les représailles leur sont désormais permises. Etait-il d'une sage politique de fournir aux passions patriotiques, déjà trop surexcitées, un pareil aliment ? N'était-ce pas assez de barrer le chemin de Rome, sans y faire inutilement couler un flot de sang ? […]

En couchant par terre six cents garibaldiens sur le champ de bataille de Mentana, le fusil Chassepot, dit-on, a fait merveille, et l'on croit avoir mis le Saint-Siège à l'abri de la révolution. La plus grande merveille du fusil Chassepot n'apparaîtra que plus tard : on verra qu'il a tué le pouvoir temporel et blessé le pouvoir spirituel bien grièvement. Qu'on dise l'office des morts à la chapelle Sixtine, mais qu'on n'y chante pas le Te Deum. »

Alphonse de Calonne, "Les merveilles du fusil Chassepot", Revue contemporaine, 15 novembre 1860.

2 commentaires:

  1. Voila comment on écorne une légende!!

    Les deux camps avaient intèrêt à ce que la bataille soit présentée comme une grande action de gloire!!

    cordialement
    paco

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  2. j'y vois surtout une apologie du chassepot.
    ca fait presque message publicitaire sur la fin, non??
    bravo david d'avoir la patience de mettre ces textes en ligne!!

    julian

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