dimanche 5 décembre 2010

"Le chemin de fer va si vite que nous n’avons pas eu le temps... de jeter un dernier coup-d’œil sur... Saint-Etienne" (Journal des Débats, 1833)

"Les différentes manières de voyager" (Estampe anonyme, première moitié du XIXe siècle).












« CHEMIN DE FER DE SAINT-ÉTIENNE A LYON.

Ce chemin de fer commence à peu près où commençait la route par terre ; seulement, comme cette route par terre était obligée à mille détours dans ce pays de montagnes ; le chemin de fer s’en éloigne bientôt pour ne plus la rencontrer qu’à de rares intervalles. A l’heure qu’il est, la route par terre n’est plus qu’un chemin vicinal, et les entrepreneurs des messageries ont fait imprimer dans Le Mercure Ségusien, journal très estimable du pays, l’avis suivant : MM. Galline et Cie préviennent MM. les voyageurs, qu’à dater du 1er mars 1833, le service de leurs messageries est interrompu, ne pouvant soutenir plus longtemps la concurrence avec le chemin de fer.

Cet avis doit donner beaucoup à penser à tous les entrepreneurs de diligences. Voilà le sort qui les attend tôt ou tard ; ils n’ont donc qu’à se bien tenir et à profiter du moment où ils sont encore les maîtres des chemins ordinaires, le chemin de fer les tuera. Et en effet, quel moyen de lutter avec ces chemins ? Venez avec moi de St-Etienne à Lyon ! venez. Supposez que vous êtes dans un jour de bonheur et de paix. Il faut être calme pour bien voir. Hâtez-vous. Le chemin de fer ne part que deux fois par jour, en attendant qu’il double le nombre de ses départs. Venez. Le chemin de fer n’attend pas cinq minutes, et rappelez-vous que la voiture, une fois partie, est déjà arrivée. Vous voyez ce vaste hangar, c’est là que sont les voitures. Montez. La voiture est à plusieurs compartiments. Vous êtes six sur le devant, assis très à l’aise dans une espèce de fauteuil ; sur le devant se tient le guide en uniforme, une trompette à la main ; dans la diligence vous êtes vingt-quatre assis à l’aise ; sur le derrière vous êtes six comme sur le devant ; et, comme sur le devant aussi, se tient un conducteur en uniforme, une trompette à la main. On fait l’appel des voyageurs ; ils sont placés ; la première voiture est remplie, la seconde voiture est remplie, puis une troisième, puis une quatrième, tant qu’il y a des voyageurs à placer. Pour vous le dire en passant, les voyageurs de St-Etienne à Lyon et de Lyon à Saint-Etienne, rapportent déjà 45.000 fr. par mois au chemin de fer. Or, on comptait si peu sur ce nombre immense de voyageurs, que les entrepreneurs eux-mêmes ne l’avaient pas compté dans leurs calculs.

Quand tout le monde est placé, quand toutes les voitures sont attachées à la suite l’une de l’autre, la seconde à la première, la troisième à la seconde, et ainsi de suite, le premier guide donne un son de cor, chaque guide avec son cor répond à ce bruit ; aussitôt chaque premier guide tourne une vis correspondante à la roue, au moyen d’une manivelle qui est à sa portée ; le premier venu (ce jour-là, c’était un enfant de 15 à 16 ans) donne l’impulsion à la première voiture, et voilà cette voiture qui se met en route, entraînant les autres à sa suite. D’abord cela va doucement, puis bientôt la vitesse augmente ; plus il y a de voitures à la suite l’une de l’autre, et plus la vitesse augmente en raison du poids qui la pousse.

C’est chose merveilleuse vraiment d’aller si vite, de ne rien voir devant soi qui vous traîne, de ne pas sentir un cahot, pas une secousse, rien d’une voiture ordinaire. De chaque côté de la route, vous voyez glisser de vieux arbres sur la cime des rocs, de vieux rochers, écrasés en partie, des monceaux de houille en combustion nuit et jour pour obtenir le coke ; tantôt vous avez à droite et à gauche un précipice de 60 pieds, tantôt vous entrez dans une voûte obscure et sans fin ; car le chemin de fer, voyez-vous, est inflexible comme le destin : il va tout droit devant lui sans reculer jamais. Il marche, il comble les vallées, il brise les montagnes : on dirait qu’il obéit à cette voix toute puissante de Bossuet : Marche ! marche ! marche ! Aussi il marche, il marche à vous donner le frisson et le vertige. Pour moi, je ne saurais rendre ce que j’éprouvais la première fois où je me confiai à cet élément tout nouveau. Aller si vite, traverser tant de montagnes, franchir tant de précipices, et tout cela au moyen de ces deux lignes de fer parallèles ! Chaque ligne de fer est longue de 12 pieds et repose sur des crochets. Le chemin tient en réserve une foule de ces ornières qui peuvent être remplacées en deux heures en cas d’accident. Le frottement de toutes ces voitures est presque insensible, bien que nous fussions ce jour-là dans des voitures non-suspendues. Que sera-ce donc le jour où le chemin de fer aura, lui aussi, ses élégantes calèches à ressorts anglais ?

Au reste, les voitures du chemin de fer ne différent des voitures ordinaires que par la roue, qui est tout en fer et qui est légèrement recourbée, afin de s’emboîter exactement dans les deux ornières. Pendant une grande partie de la route le chemin est double, afin que les voilures d’aller et de retour puissent se croiser sans se rencontrer jamais. La simplicité de toutes ces choses est peut-être ce que j’ai vu de plus étonnant dans tous ces miracles dont je me doutais si peu, et qui sont à cent lieues de Paris seulement.

Le chemin de fer va si vite que nous n’avons pas eu le temps, comme c’était notre intention, de jeter un dernier coup-d’œil sur la ville singulière que nous quittions, St-Etienne ; et vraiment c’est dommage de la quitter si vite. Que de grands établissements nous laissions derrière nous ! Que de fournaises ardentes ! Que d’enclumes retentissantes sous le marteau ! que de métiers à fabriquer la soie ! Que de teinturiers, de forgerons, d’ourdissages ! Que de machines à vapeur, que de rouages, que de meules en mouvement ! c’est un bruit immense, c’est une activité immense : on broie le fer, on sculpte le bois, on fabrique la soie, on aiguise, on fore, on tord, on brunit l’acier ; on extrait, on coule, on forge, on façonne le fer ; on tourmente le métal, la soie, le coton, le fil et le tulle dans tous les sens ; chaque jour, depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, c’est une immense fabrication de toutes sortes de produits les plus opposés.

[...] A peine avez-vous fait une lieue, c’est-à-dire à peine êtes-vous à votre place depuis cinq minutes, que tout-à-coup vous entrez sous une voûte sombre comme la bouche de l’enfer ; tenez-vous bien, enveloppez-vous dans votre manteau, vous allez traverser une montagne qui n’a pas moins de 1507 mètres, c’est-à-dire 4.600 pieds de largeur. Cette montagne, qu’il a fallu percer d’outre en outre a été le premier obstacle du chemin de fer de MM. Séguin. Ils ont hésité longtemps avant de la percer ; longtemps ils se sont demandé s’ils ne procéderaient pas par plans inclinés, comme MM. Henri et Meylet, pour le chemin de Roanne ; enfin ils ont décidé que la montagne serait percée d’outre en outre. Et quelle montagne à percer, grand Dieu ! Vous avez souvent lu dans des récits de voyages l’histoire de ces chemins creusés dans le roc vif, et à ce mot roc vif vous avez fait comme moi, vous vous êtes beaucoup récrié d’admiration, vous vous êtes rappelé involontairement ces rochers calcinés par Annibal, à force de feu et de vinaigre, auxquels nous ajoutons une foi aveugle depuis nos premières études sur l’Histoire romaine. Eh bien ! ces rocs vifs, ces rochers même d’Annibal, confits dans le vinaigre, à supposer qu’ils aient jamais bu tant de vinaigre, ne sont rien, comparés à cette montagne de 1507 mètres, qu’il a fallu creuser à une si grande profondeur dans un terrain qui n’était rien moins que du roc vif.

[...] Quand vous êtes entrés sous la voûte, si vous êtes assis sur le devant de la voiture, ayez soin de vous retourner vers le jour. Devant vous, vous êtes dans une obscurité profonde ; retournez-vous, et à l’entrée de la voûte, vous verrez le jour comme un point. C’est une lueur charmante qu’on pourrait comparer au verre d’une lanterne magique qui aurait un paysage immense pour point de vue. La voiture court dans l’ombre, et tout en vous éloignant du soleil, vous voyez au-dessus de votre tête, par l’ouverture même de la voûte, à la lueur d’un soleil, ordinairement éclatant et chaud, tout un paysage animé, des montagnes étincelantes, des arbres vigoureux, tout cela très distinctement, tout cela à la distance de quatre mille pieds. Tant que le Tunnel de Londres, sous la Tamise, ne sera pas achevé, notre montagne de St-Etienne ainsi percée, sera la plus belle chambre obscure de l’univers.

En voyageur véridique, et pour qui les plus petits faits d’un voyage pittoresque ont leur souvenir et leur charme, je dois cependant signaler un danger que courent sous cette voûte tous les voyageurs imprudents ou trop jeunes qui, pendant ce long trajet dans l’ombre, s’occuperaient d’autre chose que de chambre obscure et de perspective dans le lointain. La seconde fois que j’ai traversé la voûte, toutes les voitures étaient au grand complet. Nous étions au mardi-gras, et évidemment, pour la majorité des voyageurs, il s’agissait d’un voyage de plaisir. Il faut vous dire, avant de continuer mon anecdote, que cette voûte, de 4,600 pieds, ne va guère en droite ligne que pendant 4,000 pieds. Arrivée à ce terme, cette belle ligne si admirablement droite, qu’à cette distance même vous pouvez voir l’heure à votre montre, fait tout-à-coup un brusque détour, et, à ce détour, comme la sortie de la voûte n’est plus qu’à 600 pieds de là, vous êtes tout-à-coup inondé d’une lumière inattendue. Or, ici est le danger que je signalais tout-à-1’heure. En effet, ce jour-là je fus tiré de ma contemplation muette par les grands éclats de rire de mes compagnons de voyage. A ce grand rire, je me retourne, et je vois une pauvre jeune femme qui cachait de son mieux la rougeur de son visage dans ses deux mains. Il paraît qu’elle s’était laissé prendre un baiser pendant le trajet, comptant un peu trop sur cette obscurité qui avait cessé si vite. Ce brusque détour lui avait été fatal. Un beau jeune homme brun se tenait sans confusion à côté d’elle ; les éclats de rire se prolongèrent jusqu’au moment où la voiture sortit de la voûte ; mais à l’instant même où nous fûmes rentrés sous le ciel, le beau jeune homme brun prit sa revanche des rieurs en les mettant de son côté. – "Messieurs, dit-il en montrant la pauvre jeune personne toute confuse, je vous présente ma femme !" Et en effet, il l’avait épousée la veille à St-Etienne, et il la conduisait, jolie comme elle était, jusqu’à St-Chamond, la première petite ville que vous rencontrez à votre gauche en sortant de cette voûte de 4,600 pieds.
J. J. »

L’Echo de la fabrique, n° 36, 8 septembre 1833 (relation reprise du Journal des Débats.)

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