SYNTHESE DE LA SOTTISE.
L'existence officielle de MONSIEUR PRUDHOMME date de vingt-cinq ans. Auparavant il était, sans nul doute, mais il n'était qu'à l'état de chaos. Rudis indigestaque moles, il attendait son créateur : le limon dont Henri Monnier forma le premier Prudhomme fut un employé de ministère qui lui tomba un jour sous la main, chez un feuilletoniste célèbre logé dans une maison entre cour et jardin ; l'employé arriva et dit gravement :
"Vous habitez un Edenne, monsieur, un véritable Edenne."
Dans ce vagissement incertain, Henri Monnier trouva l'éloquence de son type.
MONSIEUR PRUDHOMME n'a été longtemps que l'élève de Brard et Saint-Omer, expert assermenté près les cours et tribunaux, mais ce modeste calligraphe répondait à des personnifications si complexes, que sa contagion de vérité gagna tout de suite les milieux environnants et enfin tous les corps d'état. Aujourd'hui MONSIEUR PRUDHOMME est presque partout, ce qui prouve qu'il est une large réalité, et non pas un étroit idéal de bourgeois, imaginé par un rapin mécontent. Chaque sphère sociale contient plus ou moins son Prudhomme; les artistes ont le leur, ainsi que les gens de lettres; il y en a dans l'industrie, dans la magistrature, dans la finance, dans les hommes d'épée ; on ne peut donc pas accuser ce nom si répandu d'excitation à la haine des citoyens les uns contre les autres ; seulement l'épanouissement entier de ce type demande surtout la petite aisance, la fortune pénible, l'éducation commune ; les hommes de travail ont trop peu de temps, les gens de haut loisir ont trop de temps pour tomber dans le Prudhomisme.
MONSIEUR PRUDHOMME n'est donc pas une individualité, c'est une famille, un genre, une race; créature aussi parisienne que départementale, tout le monde l'a rencontré, la police de l'observation, même indifférente, a son signalement. On le reconnaît à la mise, au regard, à l'attitude, à la parole, à l'intonation de la voix. La définition morale de ces types sans commencement ni fin est assez difficile. Définir, c'est borner, et à mesure qu'on croit avancer sur ce terrain où l'alluvion est perpétuelle, la limite recule ; nous essayerons pourtant de donner la carte du domaine spirituel de ce Carabas roturier.
MONSIEUR PRUDHOMME, c'est toute cette incarnation collective : la nullité auguste ; la verbosité solennelle ; la critique à rebours ; l'impression triviale de toute idée noble, et vice versa ; la propriété dans le lieu commun ; l'imposance dans le saugrenu ; la bonhomie aigre ; la fleur de rhétorique dans l'inepte ; l'emportement dans la platitude ; l'égoïsme doucereusement brutal ; la consolation qui désespère ; la gaieté qui navre ; le scepticisme bête ; l'hilarité vulgaire ; le sérieux dans la futilité. Il a forcément le port décisif, le geste magistral, le son de voix raisonneur et la physionomie délibérante.
MONSIEUR PRUDHOMME est le plus radical incurable de cette maladie des intellectualités médiocres que le vocabulaire dérobé de l'art a nommé le Poncif. Le Poncif, c'est la formule de style, de sentiment, d'idée ou d'image qui, fanée par l'abus, court les rues avec un faux air hardi et coquet.
Le Poncif est la cérémonie du banal. Exemples : La voir, l'atteindre, la saisir, la sauver, fut pour notre héros l'affaire d'un instant. — C'est plus qu'un bon livre, c'est une bonne action. — To be or not to be, comme dit Hamlet. — On ne remplace pas une mère. — Le plus beau fleuron de sa couronne. — Un pareil fait n'a pas besoin de commentaires. — La plus franche cordialité n'a pas cessé de régner pendant le banquet. — Le courage du lion et la prudence du serpent. — L'horizon politique se rembrunit, etc. Le Poncif est encore la pépinière des substantifs tout adjectivés : le meilleur des pères, l’aventure la plus piquante, la mâle fierté, les intraitables convictions, les bons et simples habitants des champs.
Enfin, à un point de vue plus élevé, l'élément Prudhomme, ce sont les petites misères des riches d'esprit, les défaillances courtes des intelligences les plus sûres d'elles-mêmes, et, pour les trouveurs les mieux exercés, la rencontre fatale du mot ou du sentiment qui ne sont pas ceux de la situation. L'organisation la plus épurée a peut-être dans sa composition un peu de Prudhomisme à l'état d'alliage : parmi les fées qui viennent vous douer au jour de votre naissance, la fée Carabosse ne se glisse-t-elle pas toujours ? Henri Monnier lui-même a parlé par la bouche de son héros, lorsqu'il s'est appelé dans la Famille improvisée : Joyeux artiste observateur. On prétend même, calomnie vraisemblable, qu'à force de se mettre dans la peau de MONSIEUR PRUDHOMME, Henri Monnier a fini par y rester : vengeance risible ! le créateur remanié par sa création; le bourreau qui devient sa victime; l'homme chassé de lui-même par son propre type !
MONSIEUR PRUDHOMME est donc l'étiquette d'un ordre de faits et d'idées plus saillant dans la basse classe, plus circonspect dans la classe moyenne, presque effacé dans la haute classe. C'est en effet à la petite bourgeoisie que commence et à la grande bourgeoisie que finit ce type laborieux ; nous avons dit pourquoi ni le peuple ni l'aristocratie ne comprennent guère de Prudhommes. Maintenant que nous avons essayé de définir MONSIEUR PRUDHOMME, tâchons de le faire agir et parler. Pour ne pas prendre un milieu trop criard, c'est lui qui, à propos d'un amiral mort dans son lit, s'écrie, avec le soupir rassis des gens qui philosophent :
"Voyez ce vaillant capitaine; pendant vingt ans il a affronté le courroux des cléments déchaînés et l'horreur des batailles, et il vient de décéder comme un simple particulier ! Ce que c'est que de nous !..."
C'est encore lui qui laisse entendre que la cathédrale de son choix serait celle qui réunirait : la nef d'Amiens, le portail de Reims, le chœur de Beauvais et la flèche de Strasbourg. En attendant, il cite avec orgueil l'architecture de Saint-Sulpice. En parlant des artistes, il ne dit plus : Ce sont des meurt-faim, mais il déclare poliment que jamais sa fille n'épousera un artiste. […] Il confond, avec la frivolité de l'homme sérieux, tous les rangs de l'art contemporain : il y a des talents supérieurs dont il ne saura jamais le nom ; mais ces expressions voltigent toujours sur ses lèvres avec un sourire admiratif : le pinceau de Zeuxis, — le ciseau de Praxitèle. […] Quant à la poésie, qu'il prononce pouahsie, quand il vous a révélé que c'est de la viande creuse, il ajoute : "Eh mon Dieu ! des vers ! qui n'en a pas fait !... Moi aussi, dans mon temps, je versifiais très-joliment !..." Expliquez maintenant pourquoi il a un baromètre en forme de lyre ? D'un autre côté, aperçoit-il un poète qui déjeune à la fourchette, il lui dit avec un sourire de dédain : "Savez-vous que ce que vous faites là n'est pas très-poétique !" Il aime les petits motifs coulants, auxquels on peut hocher la tête, et qui se retiennent aisément. [...]
En religion, lorsqu'il est entre quatre yeux, il vous dira en clignant de l'œil, et parlant des gens qui communient, qu'il ne prise pas beaucoup ces mangeurs de pains à cacheter. C'est encore lui qui vous riposte quand vous vous plaignez du froid : Si vous étiez en Sibérie, qu'est-ce que vous feriez ? N'avez-vous que vingt-cinq ans, et êtes-vous fatigué d'avoir monté sept étages, il vous dit ironiquement : Un jeune homme ! Ses idées sur le mariage consterneraient George Sand : Après tout, décrète-t-il, une femme est une femme, la beauté est un don éphémère. Quant à l'esprit, il ne sert qu'à faire des sottises ; aussi épouse-t-il une femme qui est à la fois un zéro et un épouvantail. Quant à l'amour, il hausse les épaules en en parlant, et il ajoute : J'aime mieux qu'un jeune homme aille voir les filles que d'avoir une maîtresse ; au moins il ne se ruinera pas. Des romans de Balzac, il prétend qu'ils farcissent l'imagination. D'un homme qui, en dehors du mariage, aura aimé dix ans la même femme, il dira qu'il s'adonne à la débauche. Ses enfants construisent un château de cartes : le château fond ; il leur dit en levant les yeux au ciel : Voilà l'image de la vie ! Il répand partout que sa dame ne lit pas, et un compère lui réplique : Vous êtes bien heureux ! C'est lui enfin qui, en wagon, lorsqu'on lui demande si la fumée ne l'incommode pas, répond magistralement : Non, monsieur, elle me rappelle la gloire ! […]
Économiste, il croit devoir démontrer la légitimité de la propriété, et il tire ses arguments de l'exemple des castors, ces industrieux animaux qui possèdent réellement… […] Le mobilier de MONSIEUR PRUDHOMME varie suivant la position sociale; quelques généralités suffiront; il a beaucoup aimé l'acajou, il le trahit maintenant pour l’imitation d'écaille ; de même qu'il avait abandonné les vases de fleurs artificielles pour les produits de la potichomanie ; il a un petit jardinier en bois colorié au fond de son parterre, et dans son cabinet il entretient sous un globe de verre un Napoléon en chocolat. ll vénère le ruolz ; il met de fausses manches pour faire aller sa chemise un jour de plus.
MONSIEUR PRUDHOMME est de tout. Il compose studieusement sa future épitaphe, et attache à sa personne un tas de petits titres dérisoires et abstraits, comme on attache des grelots au cou d'un épagneul : Président du comité de surveillance des intérêts locaux, secrétaire-archiviste du comité central de désinfection publique, correspondant honoraire de l'athénée du Beauvaisis, délégué cantonal, rapporteur, commissaire, etc. Nul n'est plus heureux que lui quand il peut dire, en parlant de lui-même, à sept ou huit personnes qui bâillent : Votre président, messieurs, ne se dissimule pas, etc. Enfin le signe de l'honneur aidant, avec la cravate blanche, et la calvitie, bien entendu, il arrive à être un homme considérable ; c'est alors qu'il se donne le plaisir de prononcer quelques discours sur la tombe de ses amis., dernièrement on enterrait Lefébure, un de ses pairs; MONSIEUR PRUDHOMME, qui tient à la vie, s'est écrié d'un ton pathétique :
"Puisqu'il nous est défendu de te suivre, ô Lefébure,
adieu, nous nous reverrons dans un monde meilleur."
[…] MONSIEUR PRUDHOMME est passé maintenant dans les intermédiaires reçus, dans les éléments de classification, dans les termes de comparaison. On sait à qui renvoyer telle sensation, tel jugement, telle manière d'être. Le cervelet de Prudhomme est devenu le foyer sacré d'une famille d'idées ; pour ces types d'une capacité inouïe, le plagiat, en effet, n'est pas à craindre ; à leur insu, les contrefaçons ajouteraient à l'œuvre ; depuis le Prudhomme primordial, il en a été créé cent autres, beaucoup plus complets et qui rentrent tous dans le premier. Ce que le crayon, la plume, la causerie, ont fait pour populariser et diversifier ce type, serait incalculable. Pour notre part, c'est à nous qu'a été dit, et c'est nous qui avons répandu ce mot fameux : Napoléon Ier était un ambitieux : s'il avait voulu rester simple officier d'artillerie, il se serait marié, il aurait eu des enfants, il vivrait peut-être encore tranquille. Prudhomme a naturellement porté à son avoir cette inspiration de sa judiciaire, et malgré les continuateurs, quoique l'idée première du type ait été bien remaniée, Henri Monnier n'en reste pas moins le glorieux créateur de l'immortel MONSIEUR PRUDHOMME.
Voici les armes parlantes que nous proposons pour l'auguste élève de Brard et de Saint-Omer : Une Lutécienne à voiles sombrant dans un cratère, avec cette devise dont le texte étourdissant est emprunté à son répertoire des fêtes carillonnées : Le char de l'Etat navigue sur un volcan ! »
Xavier Aubryet, "Monsieur Prudhomme" in (coll.), Le Diable à Paris. Paris et les parisiens : à la plume et au crayon, Vol. 4, Paris, J. Hetzel, 1869.
Xavier Aubryet, "Monsieur Prudhomme" in (coll.), Le Diable à Paris. Paris et les parisiens : à la plume et au crayon, Vol. 4, Paris, J. Hetzel, 1869.
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