jeudi 2 décembre 2010

"Beaucoup d'honnêtes bourgeois s'obstinent à ne voir dans... les hommes barbus que des démagogues et des communistes" (W. Duckett, 1867)

"Lithographie de Charles Vernier (1848). 

« On a dans le cours des siècles compendieusement disserté sur l'utilité de la barbe et sur le but qu'a dû se proposer la nature en faisant à l'homme un semblable présent. La barbe a-t-elle pour mission de garantir la bouche ? cette sentinelle vigilante est-elle placée autour de cette ouverture, comme les cils autour des yeux? Mais alors pourquoi ce privilège réservé à l'homme et non à la femme ? pourquoi l’homme même n'est-il appelé à en jouir qu'à une certaine époque de la vie ? La nature a-t-elle voulu plutôt donner à l'homme un signe visible de sa force, et consacrer ainsi ce vers célèbre :

Du coté de la barbe est la toute-puissance?

Le lion ne jouit-il pas de l'avantage d'une crinière dont sa compagne est privée ? En tout cas, les détracteurs de la barbe la dénoncent comme incommode dans beaucoup de cas, les gastronomes surtout, comme gênant l'ingestion des aliments. "Les Orientaux, a dit l'empereur Napoléon, se rasent le crâne et portent la barbe : les ophtalmies sont chez eux plus fréquentes que la perte des dents. Les Européens se rasent le menton et gardent leurs cheveux : la perte des dents est chez eux plus fréquente que l'ophtalmie." Voilà qui mettra les gastronomes dans une horrible perplexité : que faire ? Se raser le menton pour dégager les abords de la bouche, ou bien conserver aux mâchoires leur édredon pour le salut de leurs trente-deux fonctionnaires ? […]

Les poils de la barbe offrent d'eux-mêmes des variétés de couleur, de densité, de nombre, qu'il est important d'étudier, puisqu'elles se rapportent au tempérament des individus, au climat qu'ils habitent, à leur âge, à l'état de leurs forces, à la nature des aliments. Ces poils sont noirs, secs, durs, souvent rares chez les hommes de tempérament bilieux et d'un âge mûr, chez ceux qui habitent les pays chauds et secs, comme les Arabes, les Éthiopiens, les Indiens, les Italiens, les Espagnols. Les hommes de constitution lymphatique, au contraire, les jeunes gens, les habitants des contrées froides et humides, les Hollandais, les Anglais, les Suédois, ont ordinairement la barbe blonde, épaisse, plus douce au toucher. Les saisons, qui imitent l'action des climats, peuvent influer sur la couleur des poils. La nourriture amène dans leur texture des changements notables : avec une nourriture bonne, succulente, humide, la barbe est douce, molle ; elle est âpre au toucher, ses poils sont gros et durs, lorsque les aliments sont secs et la digestion pénible. […]

Les peuples de l'antiquité se sont accordés à regarder la barbe comme une marque de sagesse. […]

A l'époque de Charlemagne, nous voyons les bourgeois de Spolète se rendre auprès du pape, dont ils implorent le secours, et ne le quitter qu'après lui avoir fait accepter leurs barbes. Charlemagne, pour infliger aux Lombards une marque de vasselage, voulut les obliger à se raser, tandis que lui-même, en prenant le titre d'empereur d'Occident, s'empressait de laisser pousser sa barbe à la romaine. Cette barbe, relique précieuse du grand homme, se conserve encore, dit-on, à Spire.

La division des Églises grecque et latine, qui date du même temps, devint le signal d'une effroyable perturbation dans la toilette de la figure. Jusque alors prêtres et nobles, empereur et pape, éloignaient scrupuleusement le rasoir de leur auguste face. Léon III, pour se distinguer du patriarche de Constantinople, dépose sa barbe, et présente à la chrétienté stupéfaite le spectacle d'un pape rasé. Environ trente ans après, Grégoire IV, persévérant dans le même système, fulmine une bulle qui enjoint à tout clerc de faire le sacrifice du poil de son visage, et menace les réfractaires de la confiscation de leurs biens. Au douzième siècle, la prescription qui avait fauché tous les mentons des clercs s'attaque à ceux des laïques et même des monarques. [...]

Un édit de 1535, appelé édit des barbes, défendit aux plaideurs de paraître devant la cour avec une barbe. Un maître des requêtes fut obligé de sacrifier la sienne pour être admis à prêter serment. En 1561 la Sorbonne décida, après mûre délibération, que la barbe était contraire à la modestie sacerdotale.

Guillaume Duprat, revenant du concile de Trente, allait prendre possession de l'évêché de Clermont ; la cérémonie avait été remise au saint jour de Pâques. Il se présente porteur d'une barbe qui eût fait honneur au vénérable Priam, une barbe descendant à flots d'argent jusqu'à la ceinture : que rencontra-t-il sous le porche de son église métropolitaine ? le doyen du chapitre, escorté de deux acolytes, et brandissant d'immenses ciseaux. Le péril était imminent, la résistance impossible ; mais Guillaume Duprat n'était point homme à faire à l'ambition le sacrifice de son indépendance. Au moment où l'orgue et la foule entonnaient les hymnes pieux, au moment où le trio barbicide étendait les bras, il lui jette son surplis, et prend la fuite jusque dans sa demeure. "Je sauve ma barbe, s'écria-t-il, et j'abandonne mon évêché."

Malgré la perte que les barbes, beaucoup plus que les lettres, avaient faite dans la personne de leur véritable protecteur, François 1er, et dans celle de son successeur, Henri II, les fortes têtes de la cour imitèrent Duprat et ne fléchirent ni devant les arrêts des parlements, ni devant les canons des conciles provinciaux, ni devant les décisions de la Sorbonne. Henri III, antibarbiste, fut en proie aux vers satiriques et aux épigrammes mordantes. Henri IV, mieux inspiré, se servit de sa large barbe grise comme d'une auréole ; mieux que son panache blanc, elle rallia à lui les hommes de tous les partis. Sous son règne brillèrent du même lustre les barbes pointues, les barbes carrées, les barbes rondes, en éventail, en queue d'hirondelle, en feuille d'artichaut ; ce fut l'âge d'or de la barbe. Elle ne lit que décroître sous le règne de Louis XIII. Le Mercure de janvier 1732 nous a transmis le nom du dernier personnage qui ait porté la barbe à Paris. Il se nommait Richard Mithon ; il était bailli et juge criminel au comté d'Eu. […]

Une secte religieuse peu nombreuse adopta la longue barbe à l'époque du Directoire. Elle refleurit après la révolution de 1830. Le poil s'épanouit sur toutes les faces avec la liberté. Elle fut interdite à la vérité aux jeunes adeptes de Thémis, par la fougue sénile du premier président de la cour de Paris, et le clergé, assez occupé de sa chevelure, ne songea jamais à disputer la barbe aux respectables rabbins ; mais l'artiste et le poète prirent le bouc pour modèle. Le saint-simonien choisit pour type le bison. Quoique les sectateurs de la femme libre aient, il y a longtemps, échangé leurs rêves chimériques contre de bonnes places, la barbe, depuis 1848, régnait sans obstacle en France, grâce à la paresse qu'on a de se raser soi-même, grâce à la répugnance qu'on éprouve à se laisser frotter le menton par les doigts sales d'un étranger, quand les événements du 2 décembre sont venus subitement la menacer, beaucoup d'honnêtes bourgeois s'obstinant à ne voir dans tous les hommes barbus que des démagogues et des communistes, ennemis de toute autorité, de la famille et de la propriété. »

William Duckett, Dictionnaire de la conversation et de la lecture. Inventaire raisonné des notions générales les plus indispensables à tous, Vol. 2, Paris, Firmin Didot, 1867.

2 commentaires:

  1. Plaidoyer ?
    Naissance d'un nouveau courant philosophique? politique ?

    J'adhere tout de suite, vive le parti des barbus !!

    cordialement
    paco

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  2. "Henri III, antibarbiste, fut en proie aux vers satiriques et aux épigrammes mordantes. Henri IV, mieux inspiré, se servit de sa large barbe grise comme d'une auréole"

    Henri III n'a pas subi les critiques des propagandes protestantes et ultra-catholiques à cause de son absence de barbe?! Et par ailleurs, Henri IV était tout sauf populaire de son vivant... (cf un très bon bouquin récemment sorti sur les (faux) a priori de l'Histoire).

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