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jeudi 20 janvier 2011

"Ce que certaines gens redoutent... c'est la ressemblance avec 93" (E. Loudun, 1848)

"La République est proclamée !",
aquarelle de Pierre-Eugène Lacoste, 1848.

« Après le grand coup que Dieu vient de frapper, et qui a bouleversé un puissant Etat contre toute prévision, quand les conseils d'un roi renommé par son adresse et sa prévoyance ont été subitement aveuglés, lorsqu'une sanglante catastrophe, tout paraissant apaisé et la royauté rassise, a fait recommencer une lutte implacable, et qu'en moins de douze heures le pouvoir royal a été renversé, il serait insensé à l'homme de prétendre préparer l'avenir dans sa pensée, et de dire : Voilà ce qui sera ! Dieu ! que faites-vous là-haut, vous qui par des traits si inattendus, si invisibles, par cette volonté dont nous ne connaissons que les effets, abatte ? ce qui semblait le plus profondément enfoncé dans la terre, qui chassez les rois, poussez quelques hommes de la foule à la puissance, et, inaltérable, laissez tout dans le trouble et l'attente ! Mon Dieu ! que nous sommes petits, et que vous êtes grand !

La France vivait dans la torpeur ; le monde, inquiet, s'étonnait. Quoi donc ! se disaient les nations, ce gouvernement corrupteur a-t-il été si fort que non-seulement il ail dompté ceux qui l'approchaient et le servaient, mais encore qu'il ait abattu et endormi ce peuple généreux chez qui plus rien ne bouge, pas un cri, pas un souffle ! Les jours de la France sont-ils finis ? Mais non ; tout d'un coup, et sans que personne s'y attende, ce peuple abaissé se relève, et il se trouve uni. Tous se regardent; on crie : Marchons ! plus de corruption ! plus de rois ! Les bras ont fait voler les voilures en éclats, déraciné les pavés, coupé les grands arbres, arraché les barreaux de fer. Ce peuple était le même qu'il y a cinquante ans, aussi spontané, aussi indigné, aussi vivant : il était libre !

Le roi Louis-Philippe a été chassé en trois jours comme le roi Charles X ; mais tous deux n'ont point eu la même condition dans leurs départs. L'un fut reconduit par des députés qui escortèrent sa majesté tombée ; il sortit dans un appareil encore royal : c'était là le dernier acte d'une grande et noble tragédie. L'autre s'est enfui précipitamment de son palais, sans adieux, sans guides ; il s'est dérobé au milieu de l'émeute populaire rugissante : ça a été la première scène d'un drame qui s'est ouvert par de violentes colères, de fiévreuses convulsions, et qui nous fait attendre des péripéties inaccoutumées.

Il est accompli à demi ce vœu d'un ouvrier du Midi : Mon Dieu ! faites donc tomber un jour de poudre et une heure de feu, et que tout soit dit ! Tout n'est pas dit ; nous sommes trop près encore du choc qui nous a éblouis : tout à l'heure nous commencerons à en ressentir les premiers effets. Mais, dès aujourd'hui, ce que nous pouvons, ce que nous devons, c'est, examinant les événements d'après les passions immortelles de l'homme, écoutant cette immense rumeur populaire qui nous enveloppe, et demandant à la Providence de nous donner la bonne volonté et la foi, c'est de convoquer tous les esprits à l'union, de calmer les agitations emportées, de parler aux gouvernants de leurs obligations, aux peuples de leurs devoirs, et d'apporter à tous les conseils que nous dictent notre patriotisme et notre conscience. Nous ne nous occupons pas de plaire, mais de servir. Les conseils utiles, comme le dit Massillon, sont rarement des conseils agréables.

En un jour, en une soirée, la royauté a été abolie, un gouvernement provisoire a été institué, la République proclamée. Des hommes, presque tous connus et admirés de la nation à différents titres, ont été chargés des destinées du moment, de détruire et de conserver, de fonder et de préparer. En peu de jours, pressés par des exigences précipitées et incessantes, ils ont accumulé des actes marqués au coin de la sagesse et de la modération ; et cependant l'opinion publique, avide, inquiète, se disperse en mille bruits opposés ; on attend les choses les plus contraires : on craint la tempête, on espère le soleil.

Il n'est qu'un seul besoin, il ne doit y avoir qu'une seule pensée : l'unité ! Et c'est pour cela que nous venons ici chercher ce qu'il y a de vrai dans les craintes et les espérances, assurés d'avance que les craintes sont presque toutes vaines, que les espérances auront leur réalité, et qu'il suffira de montrer la vérité pour que les faibles se raffermissent, pour que les forts persistent, et que tous s'écrient d'un même élan : nous avons voulu devenir libres, et nous mériterons de l'être par notre commune volonté !

Détruisons les craintes d'abord ; nous serons plus à l'aise pour exprimer nos espérances.

Il peut y avoir trois sortes de craintes : les craintes immédiates, celles qui surviendraient peu à peu, et celles qui tiennent au fond même de notre caractère et de notre situation morale.

Ce que certaines gens redoutent, et ce qui n'est point à redouter, c'est le manque d'argent et la détresse du commerce, l'influence des partis contraires, les mines souterraines des communistes, la ressemblance avec 93, la guerre générale, un despotisme militaire, enfin l'abus de la force du peuple armé.

L'argent ne manque pas et ne manquera pas ; un trésor considérable est entre les mains du gouvernement ; des besoins imprévus ont forcé de faire des dépenses inopinées, mais passagères ; les distributions de pain cesseront à mesure que les grands travaux commencés diminueront la masse des nécessiteux. La garde nationale mobile est chèrement payée, il est vrai ; mais la réduction de l'armée établira une compensation, si même elle ne donne un bénéfice. Par une sagesse remarquable, aucun impôt considérable n'a été aboli, d'abord parce que le gouvernement n'en a pas le droit, puis parce qu'il devait faire face aux dépenses. La République nouvelle n'a pas, comme le Consulat, trouvé tout désorganisé ; ici, au contraire, tout est organisé. Elle n'est pas, comme la monarchie de Juillet en 1830, sans soldats, sans finances, quand l'Europe entière semblait vouloir nous déclarer la guerre, et qu'il fallait tout de suite créer une armée ; et pourtant alors nous nous en sommes tirés ; les gens de bourse furent émus un moment, puis tout reprit son cours accoutumé. Aujourd'hui les services sont assurés, les administrations fonctionnent, aucun trouble n'a détruit une seule ressource ; jamais révolution n'a été dans de meilleures conditions.

Le commerce ne souffrira pas davantage ; on n'a point vu, ainsi qu'en 1830, émigrer rapidement les étrangers, les riches, les nobles ; ils abandonnaient la cité parce qu'ils avaient la peur du peuple et la haine du nouveau gouvernement. Rien de semblable en ces jours-ci. La conduite du peuple a été si héroïque et si calme à la fois que, loin d'en avoir peur, on l'admire ; la République a été accueillie par un parti riche et nombreux avec une faveur d'acclamation ; les étrangers rassurés ne sont pas partis ; bien plus, ces nobles et ces riches ont compris le devoir que les circonstances leur imposent : c'est d'en haut qu'il faut que vienne l'exemple de la confiance. Déjà des fêtes dans le faubourg Saint-Germain sont annoncées ; on cite les jours choisis par les grandes maisons ; avec les fêtes, le mouvement, les achats, les échanges, le commerce. On est calme, on est content, et l'on veut le prouver à tous.

Quand on dit que les légitimistes sont contents, il faut entendre qu'ils le sont surtout du renversement de Louis-Philippe : ils se réjouissent de voir un trompeur trompé ; pourtant, dès qu'ils ont su que la République garantissait l'ordre et la propriété, ils ont les premiers applaudi à l'établissement d'un gouvernement sage, fort et modéré : ce n'est pas eux pour le moment que la République aurait à regarder comme ses ennemis.

Des hommes qui ne finissent pas, mais qui commencent, ce sont les communistes et les socialistes. Il a existé, en ces dernières années, un homme qui a cru avoir trouvé le mot d'une civilisation inconnue et infinie, qui a donné le principe d'une association universelle, qui en a établi les rapports, les conditions et les conséquences. Dans son vaste cerveau, le monde a été constitué en ses moindres détails ; il a touché à tout : le gouvernement, la religion, la famille, il a tout brisé en mille pièces, et, prenant l'inverse de ce qui existait, il a étendu sur l'univers l'immense et complet réseau de la société universelle. Rien n'en a été distrait; chaque homme y a eu sa place, chaque action du jour son moment, chaque vie son but. La société a été montée comme une grande machine dont tous les mouvements sont prévus, et l'homme a pu entrevoir dans l'avenir, définie et marquée en chiffres mathématiques, invariables, la réalisation de l'existence éternelle de l'humanité.

Mais orgueil et aveuglement insensé ! Pour faire cette œuvre qui traçait à l'homme sa destinée dans les siècles, le génie de Fourier a été obligé de méconnaître la moitié de l'homme ; il a ouvert une route profonde, et l'homme devait y marcher jusqu'à la fin, sans pouvoir en dévier ; il était poussé au but sur des rails de fer : c'est en prison qu'il était emporté vers le bonheur. Pour tenter ce que Dieu fait par sa seule volonté, Fourier avait pris la plus rude barre de fer des tyrans, il avait enlevé à l'homme sa liberté.

Pourtant aucune utopie n'est complètement inutile ; il est resté de cet immense rêve une idée juste et féconde, l'association, et elle est juste parce qu'elle est la première application du plus grand principe qui ait jamais été proclamé sur la terre, la fraternité, ou, pour dire le mot du Christ, la charité, l'amour ! S'associer, c'est pratiquer l'Evangile.

Les communistes ne sont que l'exagération de l'école socialiste ; ils ont poussé les conséquences à l'extrême, mais aussi leurs moyens, sont de la rigueur la plus absolue. Ici, plus de liberté, plus de volonté ; tout pour la commune, rien pour soi. Il n'est permis à personne de demeurer oisif; vous ne travaillez pas, vous êtes puni ; vous êtes sûr de manger, mais vous êtes attaché. C'est l'histoire du chien gras qui porte au cou les traces de son collier ; le loup préfère rester maigre et libre. Le peuple est comme le loup, il veut rester libre. On a fait grand bruit du communisme ; il est moins étendu qu'on ne l'a dit : il n'y a de communistes, et encore en petit nombre, que dans les grandes villes et à Paris. Aux journées de février, ils n'avaient qu'une barricade sur huit mille. La province ne les connaît pas et n'en veut pas ; en supposant qu'ils tentassent un mouvement, pense-t-on qu'elles resteraient tranquilles, toutes ces villes où les petits bourgeois, les maîtres-ouvriers, presque tous les artisans, sont propriétaires d'un pré, d'une vigne ou d'un coin de terre ? Moins on possède, plus on tient à sa propriété. "J'ai remarqué, disait Pascal, que, quelque pauvre que l'on soit, on laissait toujours un héritage." Et chacun veut laisser un héritage. La propriété est le droit naturel. Je comprendrais que l'on eût des craintes en Angleterre, où vingt-cinq mille privilégiés possèdent le sol ; mais en France, où nous avons six millions de propriétaires, ce sont six millions de soldats contre les communistes. Avec une telle armée passionnée de son intérêt, je n'ai point peur des communistes.

Le renouvellement de la Terreur n'est pas davantage à craindre : il faudrait que ce fût le pouvoir ou le peuple qui la fît, et le pouvoir, par ses actes, prouve qu'il ne le veut pas ; le peuple, par ses idées, ne le peut pas. Le gouvernement a tout d'abord proclamé ses nobles intentions en abolissant la peine de mort pour crimes politiques, et cette décision, l'Assemblée nationale non-seulement la confirmera, mais la complétera ; elle abolira la peine de mort dans tous les cas, nous l'espérons, nous le croyons. Quant au peuple, le peuple de 1848 n'est pas celui de 93. Si nous voulons égaler notre première révolution, comprenons-la ! Le peuple n'a aucune des conditions de la Révolution : ni l'abaissement inouï, ni l'inégalité en tout établie, ni des misères invengées, ni une lutte indispensable contre une caste maîtresse absolue, ni des fureurs amassées pendant des siècles. D'autres idées, d'autres besoins le poussent, et ce sont des idées nouvelles. Les opinions vieillies ont du penchant à assurer leur domination par le sang ; les jeunes idées sont généreuses, confiantes, libérales ; elles ne veulent pas la violence ; nées au matin, elles ont l'avenir; elles se présentent le front serein, l'œil bleu, l'air souriant ; elles semblent dire : Venez à moi ; elles appellent l'amour, et on vient à elles.

Nous ne demandons pas la guerre : nous savons ce qu'elle entraîne de misères, même heureuse; nous n'attaquerons pas l'Europe. "Hier nous disions à l'Europe, s'est écrié avec éloquence un des membres du gouvernement, Marrast, laissez-nous en paix, et nous serons sages ! Aujourd'hui nous dirons : nous resterons en paix si vous êtes sages !" La guerre pourtant est inévitable peut-être ; peut-être pour les deux nationalités de Pologne et d'Italie, descendrons-nous de l'autre côté des Alpes et du Rhin. Mais sans parler ici, NOUS le dirons plus loin, du rôle magnifique et de la mission divine que la France aura alors u remplir vis-à-vis des autres nations, en ce qui nous regarde, loin que la guerre doive nous faire peur, elle nous sera utile, elle nous sauvera peut-être! Nous avons besoin de mouvement; à l'activité humaine il faut des efforts proportionnés à son énergie : ou des luttes contre la nature, comme la jeune Amérique empiétant sans cesse sur ses forêts immenses et domptant les géants, fils de la terre, ou des combats de l'homme contre l'homme. Nous ne sommes pas un peuple à tomber dans l'apathie, nous sommes un peuple ardent ; si nous restions chez nous, dans le lièvre qui nous agite, inoccupés, peut-être descendrions-nous dans la rue et ferions-nous des guerres civiles. Pas de guerre, si nous ne sommes pas attaqués ; mais qu'elle vienne, chacun trouvera la place à son impatience et à sa flamme ; le gouvernement sera facile : nous aurons la gloire avec la liberté !

Mais si cette gloire nous valait un despote militaire ! Non ! nous ne sommes pas en Prusse, pour croire qu'un homme en uniforme est autre qu'un homme en habit de bourgeois ; nous avons eu un despote militaire, c'est assez : le prestige est tombé ; il serait singulier, quand on ne croit plus à la couronne, qu'on crût à l'épée. Aujourd'hui un général n'est rien s'il n'est que général. Ceux-là seuls qui aient eu une valeur réelle, Foy, Lamarque, etc., n'avaient de militaire que le nom ; le laurier de leur gloire, ils l'avaient fait refleurir à la chaude atmosphère des assemblées publiques ; ils n'étaient grands que parce qu'ils étaient de grands citoyens !

Enfin, quelques-uns voudraient nous présenter le peuple armé comme un épouvantail ; ces hommes en blouse qui portent un fusil, cette foule qui possède un sabre ou une baïonnette enlevé dans la bataille, ces canons de l'Hôtel-de-Ville gardés par des enfants effrayent des esprits timides. Leur épouvante vient de leur ignorance ; ils ne connaissent pas le peuple, ils ne l'ont vu sans doute ni dans les barricades, ni le lendemain de la victoire. Aux barricades le peuple était impatient d'ardeur, prêt à braver mille morts, et, en même temps, généreux, confiant; il appelait des conseils, il choisissait pour chef tout homme qui semblait combiner et penser. Il ne s'abusait pas ; il avait la candeur, cette vertu de l'enfance. Toutes les forces bouillonnaient en son âme, et il ne savait comment les employer ; il se sentait le bras, il demandait la tête.

Après le combat, quand le sang fumait encore et que la rumeur de sa colère grondait dans l'air, le voilà tout à coup changé ; il est maître, il est fort : il veut l'ordre ; aussitôt lui-même il fait sa police ; il arrête le pillage, il saisit les voleurs et en fait justice ; il n'est plus armé comme peuple, il l'est comme gardien de la propriété nationale et de la paix.

Un crucifix est enlevé des Tuileries, et ces hommes, ivres de la bataille, découvrent leur front et font au Maître de tous un cortège imposant et recueilli ; ils sentaient sans doute que ce n'étaient pas eux qui avaient vaincu, que rien n'avait été fait d'après un plan et par une volonté humaine. Cette révolution si soudaine, si imprévue, presque impossible, elle avait été menée comme les bouleversements de la terre. Un craquement s'était fait entendre : les uns avaient été jetés à droite, les autres à gauche, les rois poussés à un lointain rivage, le peuple apporté comme un flot jusqu'au pied du trône. C'était un déluge ; où se trouvaient les terres s'étendait l'Océan, et la grande main de Dieu planait sur le monde.

C'est qu'il faut le dire, nous parlerons plus loin des défauts du peuple, ici il ne s'agit que de ses vertus; de toutes les parties de la nation française, le peuple est celle où le sentiment religieux est le plus vivant. Les hautes classes étaient religieuses par politique ou par souvenir, un petit nombre par une grande science. Le pouvoir et ceux qui dirigeaient l'opinion, orateurs, publicistes, professeurs, défendaient la religion dans leurs discours, parce qu'ils savaient par principe qu'elle était nécessaire. Ils entrevoyaient ce qui devait résulter de la liberté sans contrepoids, et ils mettaient en avant la religion pour que les esprits fussent frappés du prestige d'un pouvoir qui est au-dessus de l'homme ; mais ce n'était qu'une affectation. On parlait plus du Christianisme au Parlement et dans les feuilles publiques qu'au temps de Louis XIV, parce que, sous Louis XIV, les gouvernants pratiquaient le culte, et que les nôtres le dédaignaient. Quant à la classe moyenne, n'ayant pas l'instruction des hautes classes, les idées d'irréligion du XVIIIe siècle étaient passées chez elle à l'état de préjugé ; elle n'avait senti le besoin de s'élever vers Dieu ni par la gratitude, ni par la souffrance ; elle se réglait d'après une morale facile, qui n'était ni la vie, ni la vertu, et, assise dans une confiance ignorante, se fortifiant dans son isolement et son égoïsme, elle se riait de la loi de charité et de fraternité humaine, sans prévoir que cette loi est la seule force qui empêche la société de s'écrouler et de se disperser en mille débris.

Mais le peuple est religieux par instinct, parce qu'il souffre, parce qu'il attend, parce qu'il espère ; il invoque Dieu, il parle à Dieu, il croit en Dieu, comme il aspire l'air, comme il se réchauffe au soleil. Le sentiment de la religion tient au sentiment de la dignité humaine; un esclave peut être superstitieux, un peuple libre seul est religieux. Aussi, dès qu'il a été appelé à agir, le peuple s'est montré ce qu'il était naturellement, pénétré de l'instinct de l'ordre et de la majesté des assemblées. Lorsqu'on a convoqué ses délégués pour traiter de ses intérêts les plus pressants, on a vu ces ouvriers, rudes manieurs du bois et du fer, venir s'asseoir avec calme sur les fauteuils occupés hier par les chefs de l'aristocratie de la France, et, modérés dans une puissance survenue sans préparation, présenter fermement leurs prétentions, écouter en silence les réponses et les difficultés, discuter sans emportement, proposer et arrêter des mesures de conciliation, des arrangements de moyen terme dont on eût pu croire que le peuple était incapable d'apprécier la délicate prévoyance. Presque au même moment les littérateurs et les artistes se réunissaient pour de médiocres questions de présidence et de comité, et l'assemblée des ouvriers l'emportait sur ces hérauts de l'intelligence, en réserve, en convenance, en sagesse et en dignité. On a fait appel à l'honneur du peuple, et l'on a eu raison. Toutes les fois que l'on aura confiance en lui, il sera capable de tout.

Les craintes immédiates sont donc fausses ; il peut y avoir quelque doute sur celles qu'inspirent les événements qui vont se succéder.

On pourrait redouter que le gouvernement, ne persistant pas dans la voie prudente qu'il a tenue, ne fût poussé à des mesures violentes ; puis que, l'Assemblée nationale ne soit influencée par des passions excessives de timidité, de peur, d'emportement ou d'intérêt.

Jusqu'ici le gouvernement a été soutenu par l'opinion ; on a foi surtout dans quelques hommes d'un éminent talent et d'un beau caractère ; les mesures que le gouvernement a prises ont été marquées d'une fermeté modérée et contenue. Il n'a pas détruit ; il n'a repoussé des fonctions publiques qu'un petit nombre d'hommes. Il a ménagé habilement, sans jactance ni faiblesse, les partis et les classes ; un seul décret, l'abolition des titres de noblesse a excité des réclamations : cet acte est peu important d'ailleurs, et le patriotisme éclairé du gouvernement, son dévouement infatigable à la chose publique, son langage calme et élevé tout ensemble, cette modération qui est venue à des hommes impétueux dès qu'ils ont eu appris les difficultés du pouvoir, sont des marques assez rassurantes de la bonne foi de ses intentions et de la persistance de ses efforts ; le présent fait compter sur l'avenir. »

Eugène Loudun (pseudonyme d'Eugène Balleyguier, 1818-1898),
« Du présent et de l’avenir de la révolution ». Le Correspondant, t. XXI, 10 mars 1848.

La suite de l'article d'Eugène Loudun est à retrouver en cliquant sur le lien suivant :
http://aimable-faubourien.blogspot.com/2011/01/on-murit-vite-par-les-revolutions-e.html

jeudi 6 janvier 2011

"Pour éviter le danger des inhumations prématurées, il est nécessaire de bien connaître les signes de la mort réelle" (A. Hardy, 1849)

Antoine Wiertz, L'inhumation précipitée, huile sur toile, 1854, 
Musée Wiertz, Bruxelles.

« Certaines maladies peuvent donner lieu à un état […] dans lequel le sentiment et le mouvement étant suspendus, on pourrait croire à la mort ; cet état est connu sous le nom de mort apparente : il peut être causé par l'apoplexie, par l'ivresse, par l'extase, par l'épilepsie, la catalepsie, l'hystérie, la syncope, l'asphyxie, la congélation, le tétanos, et certaines blessures graves. L'importance de distinguer cette apparence de mort de la réalité, est suffisamment prouvée par des exemples assez nombreux de prétendus morts ensevelis et enterrés avant leur véritable décès. Pour éviter le danger des inhumations prématurées, il est nécessaire de bien connaître les signes de la mort réelle. Les caractères à l'aide desquels on a dit pouvoir s'assurer du décès sont nombreux; ils sont loin d'offrir tous la même certitude. […]

... il ne nous paraît pas inutile d'indiquer comment on doit se conduire auprès d'une personne qu'on suppose morte, et d'insister sur les précautions à prendre au moment où on croit qu'elle vient d'expirer, pour faciliter le retour à la vie si elle n'était qu'évanouie. Lorsqu'un malade vient en apparence de rendre le dernier soupir, l'usage, dans beaucoup de familles, est de lui fermer les yeux et la bouche, de lui resserrer les narines, de lui rapprocher les membres du tronc, souvent de lui couvrir la figure d'un drap, puis de le retirer de son lit pour le déposer à terre sur une planche ou sur de la paille. Ces usages, transmis par la tradition, qui existent dans beaucoup de provinces, ne sauraient être trop blâmés ; dans le cas où le malade ne serait qu'évanoui, ils ont pour résultat certain d'accélérer la mort. Lorsqu'à l'absence de la respiration, de la circulation et du mouvement, on peut croire qu'un malade vient d'expirer, il faut chercher à le ranimer en lui faisant respirer du vinaigre, de l'eau de Cologne ou de mélisse, en frottant ses tempes et ses mains avec les mêmes eaux aromatiques, en cherchant à lui faire avaler quelques gouttes d'une liqueur excitante, en lui appliquant des sinapismes. En même temps il faut avoir recours aux stimulants moraux en appelant le malade par son nom, en lui faisant entendre le nom ou mieux la voix d'une personne chérie, en nommant des choses qu'on sait lui être agréables. […] Enfin, le devoir des personnes présentes à la mort d'un de leurs semblables, est de veiller à l'exécution stricte des règlements relatifs à la constatation des décès […].

On a vu quelles difficultés on peut éprouver à prononcer positivement sur l'état de mort d'un individu privé de connaissance : en face de ces difficultés, l'autorité a un grand devoir à remplir, c'est celui de veiller à la constatation des décès, et d'empêcher que, sans preuves suffisantes, on ne puisse inhumer des individus qui auraient pu être rappelés à la vie. Dans ce but, chaque nation civilisée a établi des précautions législatives qui, différentes en quelques points, se rapprochent néanmoins en ce sens qu'elles exigent toutes un intervalle de temps assez long entre le moment du décès et celui de l'inhumation. En France, d'après l'article 77 du Code Civil, l'inhumation ne peut avoir lieu que vingt-quatre heures après le décès ; les législateurs ont pensé que ce terme était suffisant pour qu'où fût certain de la mort, si, après son expiration, aucun phénomène de vitalité ne s'était manifesté. Néanmoins, comme l'article précité du code dit seulement qu'on ne pourra pas enterrer avant vingt quatre heures, il résulte de cette disposition des mesures administratives un peu différentes dans quelques villes de la France. A Paris, on inhume vingt-quatre heures après la déclaration du décès. A Strasbourg, quatre médecins nommés par le maire vérifient le décès et fixent l'époque de l'inhumation. A Tours, l'enterrement ne peut avoir lieu que vingt-quatre heures après la vérification légale du décès. En Saxe, en Prusse, l'inhumation n'a lieu que soixante-douze heures ; à Vienne, et à Salzbourg que quarante-huit heures après le décès. Ces derniers termes nous paraissent un peu prolongés, et généralement celui de vingt-quatre heures est bien suffisant; mais n'arrive-t-il pas souvent que cette disposition de la loi est éludée ? Pour se débarrasser plus vite du corps, ne sait-on pas que des familles indifférentes font quelquefois une fausse déclaration en avançant l'heure du décès, et c'est ainsi que des individus peuvent être inhumés quinze ou dix-huit heures après leur mort. On s'opposerait facilement à cette fraude, en ne faisant courir les vingt-quatre heures qu'à partir du moment de la déclaration. D'un autre côté, dans les temps d'épidémie, lorsqu'il existe une grande mortalité et qu'on craint l'infection causée par le grand nombre des cadavres, on s'empresse de les porter à leur dernière demeure, souvent sans observer les précautions usitées en temps ordinaires pour s'assurer de la réalité de la mort.

Le délai exigé entre le moment de la mort et la cérémonie funèbre, n'a pas paru à tout le monde suffisant pour empêcher toute inhumation précipitée; pour plus de sûreté, on a propose encore l'établissement de maisons mortuaires dans lesquelles seraient gardés les cadavres pendant quelques jours avant d'être rendus à la terre. De cette manière on attendrait l'apparition de la putréfaction, et on serait certain de n'enterrer que des morts. Des maisons semblables sont établies dans quelques Etats de l'Allemagne, et plusieurs personnes, entre autres Necker, en 1792, out proposé sérieusement d'en fonder en France dans les cimetières. Mais tout en reconnaissant les avantages de ces établissements pour éviter d'enterrer des vivants, nous ne pouvons nous empêcher d'en signaler les inconvénients. Comment maintenir une surveillance utile dans ces maisons où la rareté d'une résurrection endormira constamment le zèle des gardiens ? Ces maisons ne seront-elles pas d'ailleurs des lieux d'infection qu'ii faudra éloigner de toute habitation, et dans lesquels on ne pourra permettre l'entrée publique ? Comment vaincre alors les scrupules des familles, qui souvent ne consentent à se séparer du corps d'un parent aimé, qu'à la condition qu'elles pourront aller pleurer sur sa tombe ? Et d'ailleurs, dans l'intérêt même du supposé défunt, si la mort n'était qu'apparente, n'aurait-on pas plus de chances de le rappeler à la vie, en le laissant chez lui, au milieu des siens qui surveillent le moindre signe de vie, et qui s'empresseraient de lui prodiguer les secours nécessaires, qu'en l'exposant au froid et à la fatigue d'un trajet souvent long, et en le livrant à des mains mercenaires qui ne penseraient à le secourir que dans un cas bien évident ?

Nous n'en finirions pas si nous voulions énumérer toutes les propositions qui ont été faites dans le but d'empêcher d'être enterré vif. C'est ainsi qu'on a proposé d'attacher des sonnettes aux doigts et aux orteils des cadavres, afin qu'au moindre mouvement on pût être averti ; de ne combler les fosses que quelques jours après que les cadavres y auraient été déposés, et de laisser une petite ouverture à la partie du cercueil qui correspond à la face, afin que chacun put saisir en passant le moindre signe de vie, ou de ne recouvrir la bière supérieurement que par un voile mobile, qui n'empêcherait pas le supposé mort de se lever, etc.

Dans la plupart des villes de France, on supplée à toutes ces précautions par une vérification du décès faite par un ou plusieurs médecins délégués à cet effet par l'autorité municipale, et au bout du terme fixé par la loi ; l'inhumation ne peut être faite qu'après la constatation officielle du décès. Cette mesure est ordinairement suffisante, et il est extrêmement rare d'entendre parler dans les villes de prétendus morts rappelés à la vie au moment de la cérémonie funèbre; mais dans les campagnes on enterre les gens sans que le décès ait été constaté par un homme de l'art, souvent même avant l'expiration du délai prescrit par la loi. Ne sommes-nous pas vraiment en droit d'avoir la triste pensée qu'on doit porter en terre des gens qui auraient pu être rappelés à la vie, si nous réfléchissons à l'ignorance et à la superstition des habitants de certaines contrées où le décès est seulement constaté par quelques parents qui regardent comme morte une personne qui ne remue ni ne respire, et qui ont hâte de la porter dans la terre bénie du cimetière, leurs idées superstitieuses leur persuadant que l’âme du décédé est privée de repos jusqu'à ce que son corps soit inhumé ; ou bien qui, effrayés par une épidémie meurtrière, ne laissent pas même refroidir un corps qu'ils regardent comme un foyer de contagion ? Aussi est-ce dans les campagnes qu'ont lieu le plus souvent ces résurrections dont les journaux nous rapportent les histoires de temps en temps. Il y a sur ce point, dans les mesures législatives, une lacune qu'il serait bien important de remplir.

Tout en approuvant les précautions pratiquées dans les villes, hâtons-nous cependant de dire qu'elles seraient encore plus efficaces si la constatation du décès était faite par le médecin qui a soigné le malade, en lui adjoignant, si on le jugeait convenable, un autre médecin délégué par l'autorité ; mieux que tout autre, le médecin ordinaire pourrait juger de la réalité de la mort, non seulement en en cherchant les signes actuels, mais en appréciant les circonstances qui ont précédé le décès et qui l'ont rendu plus ou moins probable. Dans le cas où le genre de maladie rendrait la mort douteuse, quel meilleur juge pourrait-on avoir de la nécessité du retard à apporter à l'inhumation ? Que d'avantages n'obtiendrait-on pas d'ailleurs de cette mesure pour les relevés statistiques sur la nature de la maladie et les complications qui ont pu la rendre mortelle, relevés qui sont faits aujourd'hui d'après des documents fournis le plus souvent par des domestiques ou des gens mal informés, et qui sont tellement inexacts, qu'on peut regarder comme fausses toutes les conclusions qu'on a voulu en tirer.

Appelons donc de tous nos vœux, dans un intérêt d'humanité, une disposition législative qui, obligatoire sur tous les points de la France, établirait que nulle inhumation ne pourrait être faite que vingt-quatre heures après la déclaration du décès par le médecin qui a soigné le malade, déclaration qui, relatant la nature et la durée de la maladie, sa cause même, constaterait qu'il existe des signes suffisants pour prononcer sur la mort. Dans les villes et dans les localités où existent plusieurs médecins, le médecin ordinaire du malade devrait toujours être accompagné d'un autre homme de l'art délégué par l'autorité municipale. Dans les temps d'épidémie, si la salubrité publique pouvait être compromise par un séjour trop prolongé d'un grand nombre de cadavres dans les maisons, le délai de vingt-quatre heures pourrait être abrégé, mais l'inhumation n'aurait toujours lieu qu'après l'autorisation des médecins. Nous avons la conviction qu'une telle loi, exécutée rigoureusement dans les villes et les campagnes, rendrait à peu près impossibles les inhumations précipitées, déjà bien rares aujourd'hui. »

A. Hardy (docteur en médecine, médecin des Hôpitaux de Paris), Dictionnaire de médecine usuelle à l'usage des gens du monde, vol. 2, Paris, Didier, 1849.

"Le socialisme révolutionnaire étreint la France comme dans un étau" (B. Chauvelot, 1850)

Honoré Daumier, La barricade, huile sur toile (1852-1858).

« Nous assistons, depuis quelques années, à une orgie intellectuelle sans exemple dans l’histoire. La raison humaine, dévoyée, est en pleine révolte contre l’éternelle vérité. Depuis que cette raison a abandonné la foi et la philosophie chrétiennes, elle se précipite avec une frénétique ardeur dans les plus monstrueuses erreurs ; au lieu de répandre la lumière autour d’elle, elle crée une nuit de plus en plus profonde ; au lieu de construire et d’édifier, elle renverse et détruit ; tourmentée par l’esprit du mal, elle attaque audacieusement l’édifice majestueux qui avait jusqu’ici abrité les âmes.

Aucune vérité n’est restée debout. L’idée d’un Dieu, cette clef de voûte de tout ordre social, s’est obscurcie dans l’esprit des masses ; l’idée de devoir, ce ciment des sociétés, n’échauffe plus les cœurs ; l’idée de l’immortalité, cette source de tant de consolations et de si douces espérances, ne brille plus sur l’humanité malheureuse.

Le socialisme, cette synthèse de toutes les folies, ce ramassis de toutes les contradictions, ce cri d’orgueil révolté, est tombé comme un fléau terrible dans le champ de l’intelligence, et a détruit sur son passage toutes les plantes, toutes les fleurs que le christianisme y avait été semées.

Le but de la destinée humaine a été méconnu ; les rêveries les plus insensées, les utopies les plus nuageuses ont, sous l’action des apôtres du socialisme, remplacé les plus éclatantes vérités. On a bien encore, il est vrai, parlé quelquefois de devoir aux hommes de notre temps ; mais comme cette idée n’avait plus de base ni de sanction, les hommes l’ont dédaignée, et la recherche d’un bonheur égoïste est devenue leur principale étude.

Combien est profond l’égarement de la raison humaine à notre époque, pour que des doctrines aussi absurdes, aussi stériles que celles de Fourier et de Proudhon aient trouvé de nombreux adeptes et excité d’immenses enthousiasmes !

Ces doctrines, qu’on appelle régénératrices, ne sont-elles pas un brûlant appel aux passions inférieures ? Ont-elles d’autre but que d’exciter la cupidité et d’allumer l’égoïsme ? Leur premier mot, à toutes, n’est-il point une infernale malédiction sur le travail de nos pères, sur le passé de l’humanité ? Ne nient-elles pas la légitimité de tous les droits acquis ? Ne confondent-elles pas le juste et l’injuste ? Ne coupent-elles pas les ailes à l’espérance, en affirmant le néant après la mort ? Ne bercent-elles pas le genre humain du chimérique espoir de transporter sur la terre la félicité du ciel ? Ne veulent-elles pas enfermer l’humanité dans un cercle étroit, où toute spontanéité serait condamnée, où toute grandeur serait flétrie, où le génie même serait regardé comme un crime ? Ne veulent-elles pas sacrifier, au nom d’une égalité impossible et injuste, les droits sacrés de la liberté ? ne méconnaissent-elles pas toutes les lois économiques de la production et de la distribution des richesses ? ne proclament-elles pas, en face des crimes qui déshonorent l’humanité, l’innocence native de l’homme ? Ne prétendent-elles pas rendre la société responsable de tous les forfaits attribués jusqu’ici à la liberté individuelle ? L’idéal qu’elles poursuivent n’est-il pas de fonder, sur les ruines du monde chrétien, une société athée, panthéistique, matérialiste et anarchique ? […] N’ont-elles pas nié la légitimité de la propriété et la nécessité d’un gouvernement ? N’ont-elles pas, bravant les enseignements positifs de l’histoire, et étouffant la voix solennelle de la tradition universelle, déversé le ridicule sur les dogmes les plus sublimes de la religion chrétienne ? N’ont-elles point cherché par tous les moyens possibles à remplacer le culte du VRAI, du BEAU et du BON par le culte avilissant du ventre ?

Ces doctrines sont demeurées pendant longtemps dans le domaine de la spéculation, dans les régions de la théorie ; pendant longtemps dans le domaine de la spéculation, dans les régions de la théorie ; pendant longtemps elles n’eurent d’autres défenseurs, d’autres adeptes que quelques pauvres intelligences dévoyées, que quelques rêveurs habitués à prendre les ombres pour des réalités. Mais bientôt, grâce au scepticisme religieux que nous légua le XVIIIe siècle, elles descendirent peu à peu des hauteurs de l’abstraction dans les foules des cités ; peu à peu, grâce à la grande liberté dont nous jouissions sous l’odieux tyran Philippe, elles gagnèrent du terrain ; elles recrutèrent des adeptes, formèrent des centres, établirent des foyers de propagation active dans presque toutes les villes de France, et s’universalisèrent de telle sorte, que, quand éclata la révolution de février, des légions immenses, armées en leur nom, jurèrent de détruire le vieux monde, c’est-à-dire la société et la civilisation. A la vue de ces doctrines de destruction, le vieux jacobinisme, ce monstre hideux à la mâchoire ensanglantée, frémit de bonheur dans les repaires où il se tenait caché : il vit là, dans ce monstrueux pêle-mêle de toutes les erreurs et de toutes les folie, un précieux arsenal où il pourrait se ravitailler pendant longtemps et trouver des armes merveilleuses pour la guerre de destruction que, depuis près d’un siècle, il a déclarée aux principes fondamentaux de l’ordre social ; aussi se précipita-t-il avec rage sur cette pâture nouvelle, et, après s’en être gloutonnement repu, rôda-t-il nuit et jours autour des murailles de la cité du bien, afin de la surprendre, de s’en emparer, de la dévaster et de la détruire. […]

Au lieu de diminuer, le nombre des adeptes du jacobinisme-socialiste ne fait que grandir de plus en plus : il semble que les flots de sang qu’il a déjà fait couler et qu’il se promet de faire couler encore exhalent une odeur qui enivre et change les hommes en bêtes. Il semble que le drapeau rouge qu’il agite au sein des populations ait le funeste don de les rendre folles, cruelles, féroces mêmes. […]

Le socialisme révolutionnaire étreint la France comme dans un étau : ses hordes affamées hurlent d’impatience dans leurs antres sauvages. Le plan de destruction, de pillage et d’incendie est dressé. Si la société s’oublie un seul instant, elle est perdue ; si la vigilance et l’énergie gouvernementale fléchissent un seul instant dans leur action, c’en est fait de la civilisation, c’est est fait de la liberté, de cette liberté si chèrement conquise par nos pères […] »

Barnabé Chauvelot, La solution, Paris, D. Giraud & J. Dagneau, 1850.

dimanche 19 décembre 2010

"La guerre à outrance était déclarée contre les soldats d’Afrique" (A. Wolff, 1871)

"Noir !... Rien ne va plus", dessin satirique de Cham paru dans Le Charivari, 1870.











« Les journaux allemands […] donnèrent, sur la composition de l’armée française, des renseignements qui ne manquèrent pas d’épouvanter le peuple.

L’armée d’Afrique allait venir avec ses zouaves et ses turcos ; ses turcos surtout, ces monstres noirs qui, suivant la superstition répandue en Allemagne, coupaient les oreilles de l’ennemi après l’avoir tué. "Quoi ! se disait-on, pour nous faire la guerre, on va chercher, en Afrique, ces hordes d’assassin !" Oh ! ces turcos ! on ne se figure pas quelle influence ils eurent sur le mouvement patriotique en Allemagne. La guerre, on s’y fût aisément résigné, d’autant plus que, depuis des années, on l’avait vue venir. Mais les turcos ! les turcos ! Rien qu’en y pendant, l’on frémissait d’horreur et d’épouvante ! D’un bout à l’autre du pays on se disait : "Vous savez qu’on fait venir les turcos d’Afrique !" Et l’on s’en allait pas la ville en criant : "ils vont venir les turcos, c’est la guerre à outrance !"

Les turcos ! Mais les fameux Croates de Benedek, si redoutés qu’ils furent en 1866, paraissaient des anges à côté de ces nègres africains ! Le commandement militaire vit un danger dans la terreur que le seul mot de "turcos" propageait dans le pays ; il se dit que cette terreur, se répandant dans l’armée, pourrait démoraliser le soldat à l’heure où il se trouverait en face de cet adversaire inconnu ; et l’état-major prussien, toujours en éveil, résolut de conjurer le danger. A cet effet, il publia un opuscule qu’il fit tirer à 1.500.000, et dont chacun soldat reçut un exemplaire. Cette brochure contenait la composition de l’armée française, la description de la coupe et des couleurs de ses uniformes, et la façon de combattre de chaque arme ; les zouaves y étaient et les turcos aussi ; mais afin de familiariser le soldat avec ces derniers, on orna cette brochure d’une image représentant des turcos plus laids que nature, ce qui eut pour résultat qu’à Woerth, où il aperçurent pour la première fois ces nègres redoutés, les soldats allemands les trouvèrent moins féroces d’aspect qu’ils ne l’avaient supposé.

Cette terreur des turcos, d’ailleurs, n’envahit que les soldats des campagnes lointaines ; la partie éclairée de l’armée, comprenant les jeunes gens des villes, les volontaires, les étudiants, les négociants, les magistrats et les industriels, ne la partagea point ; se sentant blessés d’avoir à combattre des nègres, ils propageaient dans les rangs le plus complet mépris pour ces êtres infimes auxquels ils se considéraient supérieurs par leur éducation et leur volonté ; ils en conçurent une haine profonde contre les soi-disant soldats d’Afrique, haine tellement violente que chacun se promit tout bas de ne pas faire merci à un seul de ces monstres noirs que la France venait déchaîner contre eux, hommes de la civilisation européenne.

C’est que l’Allemagne, ordinairement si bien renseignée, ne savait point que ces turcos, en somme, étaient des soldats comme les autres, qui, en temps de paix, promenaient les enfants aux Tuileries, tout comme un simple sapeur français. Elle pensait que le gouvernement français ne se servait de ces tirailleurs indigènes que pour combattre les tribus arabes, et qu’on les avait fait venir tout exprès d’Afrique pour donner à la guerre contre l’Allemagne un caractère essentiellement féroce. Elle ne vit en eux que des sauvages appelés à poursuivre de l’autre côté du Rhin une œuvre de destruction qui répugnait au Français civilisé. On se disait : "si nous n’exterminons pas cette race maudite d’Afrique jusqu’au dernier homme, elle violera nos femmes, incendiera nos maisons, mangera nos enfants. Donc, il faut détruire les turcos."

Avant le premier coup de fusil, la guerre à outrance était déclarée contre les soldats d’Afrique, ce qui fait que dès son début, cette guerre devait prendre un caractère tout particulièrement odieux. »

Albert Wolff (1835-1891), Deux empereurs (1870-1871), Bruxelles, Lebègue & Cie, 1871.