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mardi 13 avril 2010

"Dans leur sein battent des cœurs d’hommes..." (Le Salut Public, 1848)

"L'esclave affranchi" : tableau de Nicolas Gosse (1787-1878), musée départemental de l'Oise, Beauvais.













« De l’abolition de l’esclavage colonial.

S’il est un gouvernement qui puisse porter une main hardie sur l’édifice colonial, c’est la République française […] ; et M. Arago, ce grand patriote, ce savant illustre qui dirige avec tant d’autorité le Département de la Marine, a parfaitement compris que rien ne l’empêchait de dompter les résistances de la caste souveraine des colonies et de briser les chaînes des opprimés.

De la servitude vient le mal, c’est la servitude qu’il faut attaquer, non par des demi-mesures, mais par un système large et généreux, qui, sans exposer ni la vie ni la fortune des colons, rende aux classes laborieuses l’intelligence et l’énergie indispensables au succès de leurs travaux.

Que sont, en effet, ces races humaines pour lesquelles les colons n’ont que violence et iniquité ? Ce sont des êtres comme nous, que l’abjection dans laquelle ils vivent n’empêche pas de ressentir les horreurs de leur sort… Dans leur sein battent des cœurs d’hommes, et dans ces cœurs bout le désir de se venger de ces humiliations et des outrages de la servitude.

Ce sont des esclaves, me direz-vous ; ils viennent d’un pays inconnu ; ils sont noirs, leur nez est épaté, leurs cheveux sont crépus, leur odeur est étrange ; ce sont des êtres intermédiaires entre l’homme et les animaux, des êtres voués au joug par leur infériorité native… Insensés ! qui acceptez si légèrement des sophismes dictés par l’orgueil et la cupidité, que ne cherchez-vous, dans l’inégalité des degrés de civilisation, la cause des différences de conformation entre les races ?

Les sauvages ont, en général, le front aplati et l’angle facial moins ouvert que les Européens… Qui vous dit que ce soit pas l’effet du défaut d’exercice de leur intelligence, et qu’il n’en soit pas de leur cerveau comme de leurs bras, d’ordinaire moins développés que leurs jambes, qu’ils exercent davantage.

Au surplus, où avez-vous vu que la race noire ne fût point perfectible ? Elle marche… comment assigner un terme à ses progrès ? Toutes ses tribus ne sont pas restées à l’état sauvage. Quelques-unes sont entrées dans la voie de la civilisation. Le puissance nation des Ashantées (dans la Nigritie maritime) a pris, depuis quelques années, un rapide et brillant essor, et les Anglais, vaincus par elle, ont été sur le point d’abandonner tous leurs établissements sur la Côte d’or.

Les voyageurs qui ont exploré récemment l’Afrique centrale ont rencontré des villes et des villages peuplés de nègres laborieux, hospitaliers et parfaitement policés.

Mais, dira t-on, ces facultés ne dépassent pas une certaine limite… Ce serait condamner en même temps les Chinois, les Arabes, les Tartares et une foule d’autres peuples qui, arrêtés par des causes locales ou politiques, n’ont point fait un pas depuis des milliers d’années.

Comment d’ailleurs refuser à la race noire les facultés divines d’une intelligence qui s’est révélée par de si éclatantes soudainetés chez des individus qui lui appartiennent ? Croyez-vous que Michel Lando à Florence, que Mazaniello à Naples, fussent des chefs plus étonnants d’une révolution populaire que Toussaint Louverture, Dessalines, Christophe et tant d’autres Spartacus qui, nés dans les chaînes, s’élancèrent d’un bond au premier rang, et, sans autre guide que les inspirations d’un génie inculte, se montrèrent à la fois hommes de guerre, politiques habiles et législateurs profonds ? Ce n’est donc pas la capacité intellectuelle que l’on peut contester aux Noirs… […] »

Le Salut Public. Journal quotidien, politique, scientifique et littéraire, n° 4, dimanche 19 mars 1848.

mardi 30 mars 2010

"Le moment était venu... de proclamer l’unité de l’Allemagne" (Carl Schurz, Reminiscences)


Carl Schurz (1829-1906) en 1848.

« Un matin, vers la fin de février 1848, j’étais assis paisiblement dans le grenier qui me servait de chambre, travaillant d’arrache-pied à ma tragédie Ulrich von Hutten, quand soudain un ami se précipita hors d’haleine dans la pièce et s’exclama : "quoi ! Tu es là, assis ! Tu ne sais donc pas ce qui est arrivé ? – Non, quoi ? – Les Français ont renversé Louis-Philippe et proclamé la République ! " Je lâchai mon crayon et ce fut la fin de Ulrich von Hutten : plus jamais je ne devais retoucher au manuscrit. Dévalant les escaliers, nous courûmes dans la rue, jusqu’à la place du marché, lieu habituel de réunion des sociétés d’étudiants l’après-midi. Quoiqu’il ne fût pas encore midi, le marché était déjà rempli de jeunes gens parlant avec excitation. On n’entendait aucun cri, aucun tumulte, juste l’écho de conservations animées. Que faisions-nous là ? Personne ne le savait vraiment. Mais puisque les Français avaient renversé Louis-Philippe et proclamé la République, quelque chose forcément devait arriver ici aussi. Certains étudiants avaient même apporté leurs épées, au cas où nous aurions à nous défendre. […]


Le lendemain, il fallait retourner en cours. Mais à quoi bon ! La voix du professeur paraissait un ronronnement venu d’ailleurs. Ce qu’il nous disait ne nous concernait plus. Le crayon avec lequel nous aurions dû prendre des notes restait immobile. Au final, nous avons refermé nos cahiers et nous sommes partis, poussés par le sentiment que nous avions désormais une tâche plus importante à accomplir : nous devions nous engager au service de notre patrie […] Dans nos conversations, grisés comme nous étions, certains mots d’ordre et projets remontèrent à la surface, exprimant plus ou moins les sentiments de la population. Le moment était venu, disait-on, de proclamer l’unité de l’Allemagne et de fonder un grand, un puissant Empire allemand. Pour cela, il fallait convoquer un parlement allemand. Il était aussi question des libertés publiques et des droits des citoyens : liberté de parole, liberté de la presse, liberté d’association, égalité devant la loi, élection par le peuple d’une assemblée dépositaire du pouvoir législatif, responsabilité des ministres, autonomie des communes, droit pour les citoyens de porter des armes, formation d’une garde nationale commandée par des officiers élus, et ainsi de suite – en bref, un régime constitutionnel, conçu sur des bases démocratiques. Les idées républicaines ne furent exposées au départ que timidement. Mais bientôt, le mot « démocratie » fut dans toutes les bouches, et beaucoup pensaient que si les princes refusaient d’accorder au peuple ses droits, les revendications platoniques céderaient le pas à la force même si, bien sûr, chacun espérait que la régénération de la patrie s’accomplisse pacifiquement. […] Comme la plupart de mes amis, j’étais persuadé qu’enfin était arrivé le moment de donner au peuple allemand la liberté qui était son droit naturel et à la patrie allemande son unité et sa grandeur, et il était du devoir de chaque Allemand de tout sacrifier pour la réalisation de ce but sacré. Nous en étions profondément convaincus. […]

De grandes nouvelles nous arrivèrent de Vienne. Là-bas, les étudiants avaient les premiers à défier l’empereur d’Autriche en réclamant la liberté et des droits pour les citoyens. Le sang avait coulé dans les rues et la chute de Metternich en avait été le résultat. Les étudiants en armes avaient formé une garde de la liberté. Les grandes villes de Prusse étaient également touchées par ce formidable mouvement. Cologne, Coblence et Trèves, mais aussi Breslau, Königsberg et Francfort-sur-l’Oder avaient envoyé des députations à Berlin pour porter leurs revendications au roi. Dans la capitale prussienne, les masses avaient envahi les rues, et chacun espérait des événements d’une grande importance.

Pendant que ces nouvelles se répandaient comme une traînée de poudre, nous aussi, dans notre petite université de Bonn, nous étions occupés à rédiger une adresse au souverain, qui serait ensuite signée par tous et expédiée à Berlin. Le 18 mars, nous avons eu notre manifestation de masse. Une foule considérable s’est assemblée pour faire une procession solennelle dans les rues de la ville. Les plus respectables citoyens, les professeurs, beaucoup d’étudiants et des gens de toutes les classes de la société ont défilé cote à cote. En tête de la colonne, le professeur Kinkel arborait les trois couleurs noir, sang et or, si longtemps bannies parce qu’elles symbolisaient la révolution. Il parla avec une merveilleuse éloquence, sa voix résonnant avec force lorsqu’il évoqua la résurrection de la grande Allemagne réunifiée, des libertés et des droits du peuple allemand que les princes devaient obligatoirement concéder, ou qui devraient être conquis par la force. Et lorsqu’il agita le drapeau aux trois couleurs, en prédisant pour la nation allemande libre un grand avenir, on assista à un déchaînement d’enthousiasme. Les gens applaudissaient, criaient, s’embrassaient, pleuraient. En un clin d’œil, la ville fut pavoisée de drapeaux, et presque tout le monde arborait une cocarde tricolore sur son chapeau. Mais alors que le 18 mars nous paradions ainsi dans les rues de Bonn, de sinistres rumeurs commencèrent à circuler. On avait d’abord cru que le roi de Prusse, après avoir longuement hésité, s’était résigné, comme les autres princes allemands, à céder aux nombreuses requêtes qu’on lui avait adressées. Désormais, on racontait que les soldats avaient tiré sur la foule et qu’une lutte sanglante avait éclaté dans les rues de Berlin. »

Carl SCHURZ, The Reminiscences of Carl Schurz, vol. 1, 1906-1908 [trad. : L'Aimable faubourien]