mardi 30 mars 2010

"Le moment était venu... de proclamer l’unité de l’Allemagne" (Carl Schurz, Reminiscences)


Carl Schurz (1829-1906) en 1848.

« Un matin, vers la fin de février 1848, j’étais assis paisiblement dans le grenier qui me servait de chambre, travaillant d’arrache-pied à ma tragédie Ulrich von Hutten, quand soudain un ami se précipita hors d’haleine dans la pièce et s’exclama : "quoi ! Tu es là, assis ! Tu ne sais donc pas ce qui est arrivé ? – Non, quoi ? – Les Français ont renversé Louis-Philippe et proclamé la République ! " Je lâchai mon crayon et ce fut la fin de Ulrich von Hutten : plus jamais je ne devais retoucher au manuscrit. Dévalant les escaliers, nous courûmes dans la rue, jusqu’à la place du marché, lieu habituel de réunion des sociétés d’étudiants l’après-midi. Quoiqu’il ne fût pas encore midi, le marché était déjà rempli de jeunes gens parlant avec excitation. On n’entendait aucun cri, aucun tumulte, juste l’écho de conservations animées. Que faisions-nous là ? Personne ne le savait vraiment. Mais puisque les Français avaient renversé Louis-Philippe et proclamé la République, quelque chose forcément devait arriver ici aussi. Certains étudiants avaient même apporté leurs épées, au cas où nous aurions à nous défendre. […]


Le lendemain, il fallait retourner en cours. Mais à quoi bon ! La voix du professeur paraissait un ronronnement venu d’ailleurs. Ce qu’il nous disait ne nous concernait plus. Le crayon avec lequel nous aurions dû prendre des notes restait immobile. Au final, nous avons refermé nos cahiers et nous sommes partis, poussés par le sentiment que nous avions désormais une tâche plus importante à accomplir : nous devions nous engager au service de notre patrie […] Dans nos conversations, grisés comme nous étions, certains mots d’ordre et projets remontèrent à la surface, exprimant plus ou moins les sentiments de la population. Le moment était venu, disait-on, de proclamer l’unité de l’Allemagne et de fonder un grand, un puissant Empire allemand. Pour cela, il fallait convoquer un parlement allemand. Il était aussi question des libertés publiques et des droits des citoyens : liberté de parole, liberté de la presse, liberté d’association, égalité devant la loi, élection par le peuple d’une assemblée dépositaire du pouvoir législatif, responsabilité des ministres, autonomie des communes, droit pour les citoyens de porter des armes, formation d’une garde nationale commandée par des officiers élus, et ainsi de suite – en bref, un régime constitutionnel, conçu sur des bases démocratiques. Les idées républicaines ne furent exposées au départ que timidement. Mais bientôt, le mot « démocratie » fut dans toutes les bouches, et beaucoup pensaient que si les princes refusaient d’accorder au peuple ses droits, les revendications platoniques céderaient le pas à la force même si, bien sûr, chacun espérait que la régénération de la patrie s’accomplisse pacifiquement. […] Comme la plupart de mes amis, j’étais persuadé qu’enfin était arrivé le moment de donner au peuple allemand la liberté qui était son droit naturel et à la patrie allemande son unité et sa grandeur, et il était du devoir de chaque Allemand de tout sacrifier pour la réalisation de ce but sacré. Nous en étions profondément convaincus. […]

De grandes nouvelles nous arrivèrent de Vienne. Là-bas, les étudiants avaient les premiers à défier l’empereur d’Autriche en réclamant la liberté et des droits pour les citoyens. Le sang avait coulé dans les rues et la chute de Metternich en avait été le résultat. Les étudiants en armes avaient formé une garde de la liberté. Les grandes villes de Prusse étaient également touchées par ce formidable mouvement. Cologne, Coblence et Trèves, mais aussi Breslau, Königsberg et Francfort-sur-l’Oder avaient envoyé des députations à Berlin pour porter leurs revendications au roi. Dans la capitale prussienne, les masses avaient envahi les rues, et chacun espérait des événements d’une grande importance.

Pendant que ces nouvelles se répandaient comme une traînée de poudre, nous aussi, dans notre petite université de Bonn, nous étions occupés à rédiger une adresse au souverain, qui serait ensuite signée par tous et expédiée à Berlin. Le 18 mars, nous avons eu notre manifestation de masse. Une foule considérable s’est assemblée pour faire une procession solennelle dans les rues de la ville. Les plus respectables citoyens, les professeurs, beaucoup d’étudiants et des gens de toutes les classes de la société ont défilé cote à cote. En tête de la colonne, le professeur Kinkel arborait les trois couleurs noir, sang et or, si longtemps bannies parce qu’elles symbolisaient la révolution. Il parla avec une merveilleuse éloquence, sa voix résonnant avec force lorsqu’il évoqua la résurrection de la grande Allemagne réunifiée, des libertés et des droits du peuple allemand que les princes devaient obligatoirement concéder, ou qui devraient être conquis par la force. Et lorsqu’il agita le drapeau aux trois couleurs, en prédisant pour la nation allemande libre un grand avenir, on assista à un déchaînement d’enthousiasme. Les gens applaudissaient, criaient, s’embrassaient, pleuraient. En un clin d’œil, la ville fut pavoisée de drapeaux, et presque tout le monde arborait une cocarde tricolore sur son chapeau. Mais alors que le 18 mars nous paradions ainsi dans les rues de Bonn, de sinistres rumeurs commencèrent à circuler. On avait d’abord cru que le roi de Prusse, après avoir longuement hésité, s’était résigné, comme les autres princes allemands, à céder aux nombreuses requêtes qu’on lui avait adressées. Désormais, on racontait que les soldats avaient tiré sur la foule et qu’une lutte sanglante avait éclaté dans les rues de Berlin. »

Carl SCHURZ, The Reminiscences of Carl Schurz, vol. 1, 1906-1908 [trad. : L'Aimable faubourien]

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire