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dimanche 20 juin 2010

"l'île du Diable... m'offrit l'aspect le plus saisissant de la misère et de la désolation" (Ch. Delescluze, 1864)

« C'est le samedi 16 octobre 1858 que s'opéra notre débarquement. Les forçats et les repris de justice avaient déjà pris terre, lorsqu'à six heures du matin je fus conduit à l'île Royale, où je stationnai trois ou quatre heures, pour être en fin de compte dirigé sur l'île du Diable, résidence des détenus et transportés politiques. […]

Moins grande de beaucoup que ses voisines, derrière lesquelles elle se tient discrètement cachée, l'île du Diable, vue du canot qui m'y conduisait, m'offrit l'aspect le plus saisissant de la misère et de la désolation. Là, point de grands arbres pour arrêter les rayons du soleil, mais des arbustes rabougris, presque des broussailles; pas de routes sablées, nais des rochers chauves, pas d'édifices pittoresques, mais quelques rares constructions tenant le milieu entre la caserne et l'écurie. Voilà comment m'apparut le séjour où j'avais à passer dix années de ma vie, à l'âge où l'homme est moins que jamais sûr de récolter la moisson qu'il a semée. […]

La première autorité de l'île était, depuis quelques mois, un simple brigadier de gendarmerie, et c'est à lui que je fus remis par mon garde-chiourme. La réception fut convenable […]. C'était un homme encore jeune, et, à ce qu'il me semblait, valant mieux que son triste métier. II me dit qu'il y avait trois appels par jour, le premier à cinq heures du matin, les deux autres à six heures et à huit heures du soir, et que, sauf l'obligation de passer la nuit au dortoir commun, j'étais libre dans l’île. La liberté est assurément quelque chose, même dans une île qui n'a que 2,500 à 3,000 mètres de tour, sur une largeur moyenne de 400 mais on ne peut pas passer douze heures en état de vagabondage, et je me demandais avec une profonde inquiétude comment j'emploierais les loisirs que le gouvernement me faisait. […]

Si le paysage me parut aussi sauvage qu'un désert, je ne fus guère rassuré en voyant passer au loin des hommes aux pieds nus, aux traits brûlés par le soleil, aux vêtements en lambeaux ; c'étaient mes futurs compagnons. Si à ce moment une immense commisération s'éleva dans mon cœur, je mesurai tout aussi tôt le sort qui m'était réserve, et je ne cacherai pas que j'en fus médiocrement satisfait.

Serai-je donc ainsi dans quelque temps ? me disais-je. Vais-je, moi aussi, dépouiller mes habitudes pour me plier aux nécessités de la vie sauvage? Et j'étais là en plein soleil, ne sachant ou déposer mes malles, assez inquiet surtout de savoir si je pourrais déjeuner. Enfin, un déporté qui survint par hasard m'offrit de partager sa case, et, guidé par lui, je me dirigeai vers l'intérieur de l'île. Je rencontrai sur mon chemin des cabanes capricieusement semées à droite et à gauche, toutes bâties de pierres et de boue, à peine couvertes de paille de maïs, ornées de trous qui, suivant la grandeur, figuraient la porte ou la fenêtre. C'étaient les résidences de jour de mes compagnons et près d'elles assurément les dernières masures de nos paysans auraient passé pour des palais. Arrivé au logis de mon hôte, la vue de l'intérieur ne fit qu'ajouter à mes perplexités. Le mobilier se composait d'une table boiteuse et d'un escabeau, et, sauf la satisfaction que j'éprouvais d'échapper à l'ardeur du soleil ; je ne prévoyais pas que ce triste aménagement put en offrir d'autre. Quoi qu'il en soit, j'étais trop familiarisé avec les ennuis et les privations pour m'effrayer de si peu ; puis je savais par expérience que, s'il est prudent de ne jamais prendre au comptant les apparences favorables, la situation la moins séduisante comporte une somme de ressources qu'il suffit de savoir trouver. Fort de cette réflexion philosophique, j'attendis patiemment la distribution des vivres, et je profitai de ce répit pour recueillir quelques renseignements sur le personnel auquel je venais de m'adjoindre et sur les conditions du régime que j'avais à subir.

Au moment de mon arrivée, les détenus de l'île du Diable étaient au, nombre de 36, moi compris; ils se divisaient en plusieurs catégories la première, en date comme par le nombre, se composait de citoyens frappés au 2 décembre 1851; puis venaient des transportés de juin 1848, que, sous un prétexte ou sous un autre, on avait transportés d'Afrique à la Guyane; enfin, les condamnés des ardoisières d'Angers, plus quelques condamnés pour sociétés secrètes, et l'infortuné Tibaldi, condamné judiciairement à la déportation, le seul de nous tous pour lequel l'amnistie du 16 août 1859 n'ait apporté que de nouvelles rigueurs ! J'allais oublier deux noirs du Sénégal qui avaient été expatriés et transformés en prisonniers politiques, parce que leur séjour dans nos possessions de l'Afrique occidentale portait ombrage aux autorités.

Cette petite colonie, formée d'éléments passablement disparates, ne me semblait pas sentir aussi vivement que je le faisais les rigueurs et les humiliations du régime auquel elle était soumise. Mais je ne tardai pas à comprendre les motifs de cette différence d'appréciation. Les horribles épreuves que mes compagnons avaient traversées précédemment les rendaient moins sensibles aux inconvénients devant lesquels s'effarouchait ma susceptibilité de nouveau débarqué; en songeant au passé, ils se trouvaient presque heureux du présent. Naguère obligés de travailler comme les forçats, ils jouissaient maintenant d'une liberté relative et disposaient de leurs temps à leur gré. Cette concession tardive, qui n'était en somme que l'abandon d'une monstrueuse violence et qui laissait subsister toutes les misères de la séquestration dans l'exil au désert, cette concession, si chèrement achetée, avait en quelque sorte réconcilié mes compagnons avec le détestable séjour de l’île du Diable.

Mais parce que le prisonnier politique souffre sans se plaindre, faut-il amnistier ses geôliers, qui, ne pouvait triompher de la résistance passive opposée à leurs fureurs, ont, de guerre lasse, dû modifier un système aussi injustifiable devant là loi que devant l'humanité ? En vérité, ce serait faire la part trop belle aux serviteurs éternels de toutes les tyrannies, et ce n’est pas cette balance qu'il faut peser les actions qui affectent la dignité et la liberté des citoyens. Ne l'oublions pas, le dogme commode de l’obéissance passive ne détruit pas la responsabilité individuelle, car la responsabilité individuelle est la condition indispensable de la moralité publique; elle ne se rachète pas avec des accès d'humanité partiels, avec des caprices qui se rencontrent de loin avec la justice. Nul ne peut se faire le ministre de l'iniquité. Voilà le principe, et l'adoucissement d'une consigne barbare ne suffit point pour absoudre celui qui n'a pas craint de l'accepter, et qui, par un retour en arrière, cherche moins à servir la justice qu'à ménager sa sécurité. Nous vivons, qui ne le sait ? dans une époque où l'éducation sociale est à refaire de fond en comble; où les plus déplorables préjugés dominent tous les esprits; mais, avant quelques années, on aura peine à comprendre comment la France a pu, depuis 1848, fournir tant de mouchards, de geôliers et de bourreaux. »

Charles Delescluze, De Paris à Cayenne, journal d'un transporté, Paris, Le Chevalier, 1869 (texte rédigé en 1864). 

dimanche 9 mai 2010

"La Patrie de l'Avenir" (E. Coeurderoy, 1855)


« […] Ce n'est pas la France que je pleure, c'est toute patrie. Dans un monde comme le nôtre il n'en est plus pour moi. Car les hommes esclaves et trompeurs ne sont plus rapprochés que par des intérêts de négoce.

La Patrie actuelle ! Je ne la connais pas. Elle est trop au gré des traités de 1815, trop rétrécie par les gouvernements, trop exploitée par les partis, trop dénaturée par le privilège, trop déformée par les préjugés, trop absolument immorale, avilie, flétrie pour que je n'en sois pas exilé. Jamais je ne regretterai les égouts et les sentines du beau Paris ; jamais je ne me prendrai de soudaine passion pour sa bourgeoisie : je rends grâces au ciel qui ne m'a pas titré en habileté politique. Cette réflexion sur la patrie, je l'applique d'ailleurs à toutes les patries civilisées ; je ne voudrais être citoyen d'aucune. Je préfère rester vagabond, déclassé, gitano, et contradictoirement citoyen du monde.

La Patrie actuelle ! Je ne me laisse pas prendre à toutes ces balançoires : le sol de France, les aigles françaises, le drapeau tricolore ! Les paroles sont légères comme l'air qui passe, et les choses lourdes comme des barres de fer. Qu'on me prouve que le sol de France nous appartient à tous, qu'il y a place pour chacun sous les ailes rapaces des aigles de l'empire, dans les plis souillés de son drapeau. Alors je reconnaîtrai les avantages que nous assure la Patrie française. Et courant à la frontière, de grand matin, je supplierai les douaniers de me laisser rentrer sous le toit paternel ! — Sinon, non !

La Patrie actuelle ! Une circonscription fausse qui ne tient compte ni de la liberté de l'individu, ni de la solidarité des intérêts, ni du travail, ni des aptitudes, ni du vieillard, ni du malade, ni du pauvre, ni de la femme, ni de l'enfant ! — Un bagne !

La Patrie actuelle ! Un mot, un dépôt de marchandises, un glorieux bazar d'esclaves, un chenil de mâtins inassouvis, une étable où l'on est tassé comme des bêtes de somme, où l'on vit de privations, où l'on vieillit à force de révérences, où l'on meurt de faim, où l'on n'est pas même enterré décemment ! — Ingrat pays, tu n'auras pas mes os !

La Patrie actuelle ! Bien qu'on m'ait souvent attaqué sur le médiocre amour que je professe pour elle, je déclare de nouveau que je ne puis considérer comme mien un pays dont on a divisé les habitants en deux parts : ceux qui courbent la tête, ceux qui la font courber. — Je n'aime pas les uns, je déteste les autres!

La Patrie actuelle ! Je préfère bien certainement celle des loups. Avec ceux-là du moins on sait à quoi s'en tenir; on n'est dévoré ni par derrière, ni en détail. — C'est plus tôt fait ! […]

Et cependant je l'ai conçue dans mon âme, cette universelle Patrie, ce pays inconnu des gens aux mains rapaces ! Dans toutes les contrées que j'ai parcourues j'ai laissé des amis auxquels me rattachaient des pensées sympathiques, sur qui je croyais pouvoir compter toujours. Eh bien ceux-là même ont cessé de correspondre avec moi ; ils ont voulu débarrasser leur chemin d'un personnage compromettant. Je ne leur en veux pas, la société les roule ; moi j'en suis affranchi.

Et ainsi s'est évanouie la patrie de mes rêves, la patrie de mon choix ! […]

Mais elle sera réalisée par ceux de l'avenir, la Patrie de mes songes, dans la forme où je l'annonce. Ecoutez-moi : la Patrie future est au Nord, au Midi, au Couchant, à l'Aurore, sous les Cieux, sur la Terre et l'Océan. Elle ne dépend plus des caprices des despotes, des convoitises des exploiteurs, des murailles, des haies, des comptoirs, des canons et des baïonnettes. Partout où deux cœurs battent à l'unisson, où deux intelligences vibrent d'un même frémissement, elle les relie, fil d'Ariane enchanté !

A deux lieues comme à deux milles, l'artisan, l'artiste et le poète sont associés par la pensée. L'homme du Nord se complète par celui du Midi, le faible par le fort, le réalisateur par le penseur, la femme par l'homme, l'enfant par le vieillard.

Un chef-d'œuvre s'ébauche à Copenhague et se finit à Rome. Une découverte est conçue à Madrid, exécutée à Paris, perfectionnée à Londres ou à New-York. Un ouvrage est écrit dans une langue et traduit dans toutes les autres. L'esprit humain imagine et accomplit tout ce qui peut multiplier ses jouissances.

Que me parlez-vous des patries actuelles, patries égoïstes qui s'isolent de l'Humanité? […] »

Ernest Cœurderoy (1825-1862), La Patrie de l’Avenir [Extrait], Turin, avril 1855.