"Après sept ans de travaux, l'eau de Grenelle jaillit le 26 février 1841 ; son volume est de 3,100,000 litres par vingt-quatre heures; sa température est, en arrivant au sol, de 27°,7 de chaleur ; le jet, à partir du sol, de 112 pieds. Le puits de Grenelle a coûté, pour le forage, 263,000 francs, et pour les tubes 46,000 francs ; total, 309,000 francs." (P.-H. Azaïs).
« Buffon, dont le génie pressentait les importants secrets cachés dans les entrailles du globe, désirait que l'un des rois de son époque fit creuser le plus profondément possible dans l'enveloppe terrestre, pour que les regards de l'homme pussent, du moins, s'avancer vers la région de ces secrets.
La ville de Paris a réalisé le vœu du grand naturaliste ; elle a autorisé le forage du puits de Grenelle, œuvre colossale dans son genre, excavation la plus profonde que la main de l'homme ait pratiquée, et qui, selon les pressentiments de Buffon, est devenue l'expérience la plus frappante, la plus instructive qui pût être faite sur le corps même de la planète que nous habitons. D'une part, une colonne aqueuse de 9 pouces de diamètre et d'une longueur de 1,700 pieds* (huit fois la hauteur des tours de Notre-Dame) s'est élancée avec une telle impétuosité, qu'un jaillissement de 100 pieds encore au dessus de la surface n'a pu la satisfaire. D'un autre côté, la force souterraine qui projette cette masse énorme s'est montrée susceptible d'une irritation extrême, car, après bien des essais d'agitation contre les résistances qu'elle rencontrait, elle en est venue, le 6 octobre 1841, à une sorte de paroxysme brusque, désordonné, et d'une telle violence, que le tube intérieur, formé d'un cuivre très-épais, a été tordu, broyé. […]
… le jaillissement de Grenelle diffère essentiellement de ce que nous appelons un jet d'eau ; sa source n'est point à la surface du globe, mais sous son enveloppe, et l'impulsion à laquelle il obéit a son siège non-seulement sous l'excavation que M. Mulot** a creusée, mais sous chaque point de toute la surface du sol de Paris et du sol de toutes les plaines de la France, de toutes les plaines de l'Europe, de toutes les plaines de tous les continents ; car, sur chaque point de la surface de toutes les plaines, on pourrait pratiquer un puits artésien plus ou moins profond que celui de Grenelle; de même que, de chaque point de la surface de tout homme sain, bien constitué, ou obtiendrait un jet de sang plus ou moins rapide, mais toujours perpendiculaire à cette surface même. L'eau intérieure est le sang du globe, et toute émission vitale se fait essentiellement dans le sens vertical.
On entrevoit maintenant l'étendue de l'horizon que le jaillissement de Grenelle découvre à notre intelligence. La cause immédiate de ce beau phénomène réside dans les entrailles de notre planète et frappe sans cesse à tous les points de l'enveloppe terrestre pour les étendre, pour les projeter verticalement. Cette cause immédiate n'est donc autre chose que la force centrale du globe ; c'est sa force d'expansion générale, celle qui, dès sa naissance, a formé, par soulèvement vertical, tous ses pics isolés, toutes ses chaînes de montagnes; celle qui, de temps à autre, soulève encore des plages considérables et fait surgir des îles nouvelles; celle qui, en Islande, projette, à 300 pieds de hauteur dans l'atmosphère, d'énormes colonnes d'eau douce, que, par conséquent, elle ne prend pas dans le sein des mers […]
C'est au centre du globe qu'est condensé ce foyer d'une ardeur extrême ; à mesure qu’il rayonne vers la surface, son ardeur s'affaiblit; mais tout près de la surface, à la naissance du jaillissement, quelle énergie encore! C'est celle que manifesterait une immense machine à vapeur, faisant voler un grand convoi sur un chemin de fer. Image insuffisante ! Le poids de cent wagons égalerait-il celui d'une colonne d'eau de 9 pouces de diamètre, de 1,700 pieds de hauteur. Et ces wagons, portés sur la terre, glisseraient à leur aise sur un plan horizontal. A Grenelle, la colonne aqueuse ne porte que sur la force centrale; c'est verticalement qu'elle monte, c'est à s'élancer indéfiniment au-dessus de la surface qu'elle aspire par son impétuosité.
Quel spectacle pour notre imagination ! A l'extrémité inférieure du puits de Grenelle bouillonne une effroyable locomotive, el c'est Pluton qui en est le chauffeur! […]
Pendant l'hiver de l'année dernière, les dégorgements du puits de Grenelle augmentèrent de fréquence et d'abondance ; chaque jour, ils déposaient, dans le réservoir, 5 ou 6 mètres cubes de boue noirâtre, indépendamment de celle qui s'arrêtait dans les égouts, et de celle qui, plus mobile, plus divisée, était entraînée, par l'eau artésienne, jusqu'à la rivière. Une débâcle si forte, si soutenue excita alors ou plutôt affermit dans l'opinion publique une inquiétude bien excusable. Un abîme se creuse sous l'abattoir, disait-on; cet édifice y sera bientôt englouti ; après lui disparaîtront tous les édifices qui l'environnent, et, de proche en proche, toute la ville de Paris. Que l'on arrête le funeste vomissement, quo l'on ferme le gouffre, s'écriaient surtout les propriétaires des maisons voisines, qui déjà diminuaient sensiblement de valeur. […]
Faut-il donc fermer le puits de Grenelle ? Ce serait bien dommage. Et aujourd'hui peut-être ce serait impossible ; la force centrale n'abandonnerait pas aisément une issue si favorable à son exercice. […]
Les peuples civilisés sont essentiellement consommateurs des forces de la nature ; plus ils se développent, plus deviennent abondantes les contributions qu'ils lui imposent. Voyez ces chemins de fer que tant d'intérêts préconisent, sollicitent, et qui, par compensation aux avantages dont ils seront la source, précipiteront les engorgements de la concurrence sociale par l'émulation de l'industrie, la vieillesse du territoire par les encouragements qu'ils donneront à son exploitation, enfin la mobilité des caractères par la multiplicité et la rapidité des plaisirs!
S'il est une planète qui ne soit habitée que par des tribus sauvages, cette existence morne et sans valeur lui promet, du moins, une longévité bien supérieure à celle de notre globe, si brillant de sociétés nombreuses qui, toutes, poursuivent avec ardeur le bien-être individuel, les créations du génie mécanique, l'éclat du luxe, les découvertes de l'intelligence, les merveilles si dispendieuses de la dignité sociale, et celles des beaux-arts. Mais tous ces biens, assurément véritables, aboutissent, en dernier résultat, à un immense surcroit de population qu'il faut nourrir, et d'habitudes, de fantaisies, de passions, d'exigences qu'il faut satisfaire. Le sol terrestre ne saurait, à beaucoup près, y suffire par son revenu producteur ; il faut que sans cesse il entame son capital, qu'il s'expose aux fureurs des météores, aux calamités les plus désastreuses. Nous ne l'éprouvons que trop depuis quelques années.
Dirons-nous, pour cela, à ces peuples dissipateurs : "Arrêtez-vous, revenez en arrière !" ils ne nous écouteraient pas ; ils ne pourraient pas nous écouter. Une fois en mouvement de progrès saillant et affermi, tout peuple qui essaierait de rétrograder s'exposerait brusquement à une pléthore sociale, source immédiate de troubles violents, de malheurs extrêmes.
Acceptons nos destinées et leur balancement équitable de jouissances et de souffrances ; ménageons, sans doute, l'avenir, mais non jusqu'à lui jeter le présent en holocauste ; car, à cette condition, notre avenir même ne viendrait pas ; nous nous serions donné la mort. Tâchons seulement, pour résumer notre thèse philosophique, tâchons de ne pas trop précipiter, par nos chemins de fer, le développement extérieur du sol de la patrie, et par nos puits artésiens l'affaiblissement intérieur de son alimentation.
Usons de nos brillantes découvertes, n'en abusons pas. »
Pierre Hyacinthe Azaïs (1766-1845), Explication et histoire du puits de Grenelle, Paris, Chez Ledoyen, 10e édition, 1854 (1ère édition : 1841).
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* Soit environ 550 mètres.
** Louis-Georges Mulot (1792-1872) entreprend en décembre 1833, à l'instigation de François Arago, le forage du premier puits artésien de Paris sur le site de l'abattoir de Grenelle.
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