Troupes de la république de Venise repoussant une attaque autrichienne en 1848 (Vinkhuijzen collection of military uniforms, New York Public Library)
« Impatients de s'emparer enfin de Venise, et furieux de voir leurs formidables ressources en troupes et en matériel de guerre échouer contre la position et la constance de cette ville, les Autrichiens avaient recouru à des inventions plus bizarres, plus impuissantes les unes que les autres. Les radeaux incendiaires furent la première en date. A diverses reprises, et pendant la nuit de préférence, ils s'efforcèrent fort inutilement de diriger contre Venise des radeaux chargés de matières inflammables; puis, ils songèrent à les employer simplement comme moyen de débarquement, et bientôt ils y renoncèrent également. Alors vint le tour des ballons. Ils ne prétendaient à rien moins qu'à bombarder Venise au moyen des aérostats, et voici comment. Lorsque le vent soufflait dans la direction de Venise, les équipages de leur escadre de blocus lâchaient des ballons au-dessous desquels était suspendu un obus ou une grenade qui devait éclater en tombant, alors que le ballon serait arrivé au-dessus de Venise, la combustion de la mèche se prolongeant durant un certain temps. En ceci, la grande difficulté, disons mieux, l'impossibilité, c'était une combinaison de la durée de la combustion et de celle du trajet, assez exacte, assez infaillible, pour que l'explosion aussi bien que la chute eussent lieu à l'instant même où le ballon se trouverait au-dessus de la ville. Ce problème fort compliqué, comme on le voit, fut si mal résolu par les assiégeants que, d'un grand nombre de ballons qu'ils lancèrent ainsi avec des dépenses et des peines inouïes, pas un n'atteignit le but; tous éclatèrent en l'air avant d'y parvenir, et c'est à peine si le bruit ou les débris de quelques-uns y arrivèrent. Ces obusiers aériens ne servirent qu'à amuser les habitants, qui s'arrêtaient en foule sur les quais, sur les places publiques, pour en suivre la marche des yeux.
La première tentative de bombardement aérien de l'Histoire. |
Un spectacle plus sérieux, plus grandiose, attirait une multitude émue à Cannaregio et dans les environs, avant que les Autrichiens fussent venus à bout d'envelopper la ville presque entière dans un réseau de feu et de destruction. Qu'on se représente, s'il se peut, le coup-d'œil qu'offraient trois cents pièces de canon, tirant presque sans relâche sui la lagune, sur les forts, sur le pont, sur les navires vénitiens, en présence d'une foule immense entassée dans les rues, sur les toits, aux fenêtres des maisons, sur les quais ou dans des gondoles. Qu'on s'imagine cette foule assistant calme et sereine aux réalités terribles de ce combat continuel comme elle aurait contemplé les désastres simulés de la scène. […] Le jour, les bombes, les boulets, les grenades, les obus entrecroisaient dans l'air leurs lignes meurtrières el semblaient couvrir le ciel d'un réseau sombre et délié. On les voyait, tantôt expirer aux pieds des spectateurs, tantôt s'engloutir dans les flots qui bouillonnaient et fumaient alors comme bouleversés par des feux souterrains. La nuit, cette scène avait quelque chose de plus terrible, de plus fantastique encore; l'œil ne discernait plus les détails, mais les flammèches de l'amorce des bombes marquaient leur route par une sinistre traînée de lumière ; les décharges de l’artillerie, les explosions des bombes ou des obus, les incendies quelles allumaient, illuminaient la lagune entière. Parfois aussi, lorsque ces projectiles éclataient dans les airs, leur explosion allumait au sein des ténèbres de sombres et soudains météores. Feu d'artifice ou bombardement, si les effets diffèrent, l'apparence est la même. A mesure que l'artillerie autrichienne gagnait du terrain, les spectateurs se retiraient paisiblement devant les boulets, faisant halte un peu plus loin, absolument comme on le fait en se jouant avec les vagues de la mer sur une plage unie. […]
Le 29 juillet [1849], vers onze heures du soir, la ville qui, comme Charles XII, s'était accoutumée à la musique du canon, dormait profondément, lorsqu'elle fut réveillée par une rumeur extraordinaire. Sur les toits des maisons, dans les cours, les rues, les canaux, partout, on entendait tomber et s'enfoncer avec fracas dans le sol ou dans les flots une véritable grêle de corps pesants et métalliques. C'étaient des boulets que les Autrichiens, après tant de tentatives inutiles et extravagantes, étaient enfin parvenus à lancer jusqu'au cœur de la ville, par un moyen déjà connu au reste dans les annales militaires. Ils avaient établi à Saint-Julien une batterie de canons d'un fort calibre, de 80, par exemple, pointés obliquement, en guise de mortiers, de façon à modifier leur mouvement de projection et par conséquent à augmenter de beaucoup leur portée. Surpris par un danger aussi inattendu, les habitants consternés s'enfuient de leurs maisons chancelantes. En un moment , les places publiques , les marches des églises, des édifices publics sont couverts de vieillards, à demi-nus, de femmes pressant leurs enfants contre leur sein, de malades, d'infirmes, transportés à grand-peine jusque-là : foule désolée qu'on eût dit échappée aux fureurs d'un immense incendie. La générale battue au même instant dans tous les quartiers, le grondement de l'artillerie, les plaintes des blessés, les clameurs des fugitifs, les mouvements précipités des troupes, met le comble au trouble, à l'anxiété, à l'horreur. […]
Beaucoup retournèrent dans leurs maisons bombardées et plusieurs y périrent, écrasés par les boulets dans le lit où, sans être Alexandre ni Condé, ils avaient cherché et trouvé le sommeil. Les autres allèrent demander un abri que leurs concitoyens leur offrirent avec joie dans les rares quartiers restés inaccessibles aux obus et aux boulets. […] Ils s'encourageaient, ils se consolaient les uns les autres en parlant de leur Venise. Des gondoles, des bateaux emportaient cependant, loin des quartiers bombardés, des familles entières, avec le peu d'objets qu'elles avaient eu le temps de ramasser. Les enfants, épouvantés et tremblants d'abord, se rassuraient et essuyaient leurs pleurs en voyant la sérénité de leurs parents. Ils répétaient naïvement ces grands mots de liberté et de patrie, qui dominaient encore le tumulte et la douleur ; ils recevaient ainsi ces premières et ineffaçables impressions qui font plus tard les héros et les martyrs. […]
Mais quel spectacle, pour l'observateur, que celui de ces quartiers ainsi délaissés et dévastés ! Les rives des larges canaux et les ruelles sinueuses de ces quartiers si animés, si bruyants quelques heures auparavant, étaient mornes et désertes. Les rares maisons encore habitées par d'opiniâtres locataires retirés dans les étages inférieurs, nécessairement moins exposés que les autres, étaient également silencieuses. Les gens obligés, par des devoirs ou des besoins impérieux, de parcourir les quartiers bombardés, des gardes civiques, des pompiers, des soldats, des convois de cholériques ou de blessés, traversaient seuls ces rues désolées. Personne, au surplus, personne n'abandonna son poste dans d'aussi terribles circonstances ; tous, sans distinction, s'honorèrent par une conduite, une intrépidité, qui seule préserva Venise de malheurs plus grands encore. Des fragments de corniches, des statues, des toitures renversées par les boulets jonchaient le sol, labouré lui-même par les projectiles. Ça et là des colonnes de flamme ou de fumée, s'élevant du sein des décombres, marquaient la place d'un incendie récent, allumé par des grenades, des boulets rouges ou des bombes. La nuit, surtout, au milieu de cette solitude, de ce silence sinistre, c'était chose affreuse que le spectacle et le séjour de ces quartiers. Le ciel, sillonné en tous sens par les courbes lumineuses des bombes, semblait refléter l'éclat terrible des incendies. La brune silhouette de Venise se mirait dans un lac de flammes, après s'être si longtemps réfléchie dans le miroir de ses lagunes. Des bruits vagues ou étranges, toujours formidables, se mêlaient au fracas de l’artillerie, se répétaient, se succédaient confusément, répercutés sur l'étendue sonore des lagunes. Du reste, pas un cri, pas un son qui rappelât le mouvement et la vie. Ces lueurs rougeâtres d’incendie, éparses dans ces rues voilées de ténèbres et de silence, ressemblaient à d'immenses torches éclairant les funérailles d'une ville entière.
Venise sous les bombes autrichiennes.
Lorsque le jour venait éclairer cette lugubre scène, les palais, les églises, les monuments admirables de Venise semblaient n'apparaître dans toute leur beauté que pour protester contre le vandalisme d'un tel bombardement. Cette ville "à la fois Athènes, Corinthe et Carthage, cette ville qui ne renferme ni décombres des Romains, ni monuments des barbares" (Châteaubriand), renfermait enfin des ruines autrichiennes. Les chefs-d'œuvre de Palladio, de Sansovino, de Scamozzi, de Titien, de Véronèse, de Canova, étaient une proie digne des nouveaux Attila. La place Saint-Marc, ce trophée du génie et de la gloire de quatorze siècles, ne fut sauvée que par le hasard des distances, placée qu'elle était à quelques pas à peine de la limite extrême du tir autrichien. Ainsi les boulets, en tombant, semblaient, plus intelligents que les artilleurs, s'arrêter avec respect au seuil de son enceinte. Que les canonniers fussent parvenus à augmenter de quelques mètres la portée de leurs pièces, et c'en était fait du palais Ducal, de la Basilique, de la Libreria, des Procuraties. Et pourtant, dans ce vandalisme même de l'ennemi, quelle frappante leçon populaire ! Les bombes de Morosini avaient détruit le Parthénon, les bombes de Gorkowski détruisaient Venise. Pourquoi faut-il que ces enseignements terribles de l'histoire n'aient jamais profité jusqu'ici aux nations ! Et combien de fois encore les peuples se chargeront-ils du soin affreux de se châtier et de s'égorger les uns les autres, avant d'accepter la charge, si noble et si facile, de s'entraider et de se secourir, avant de comprendre que la conquête la plus glorieuse est inique et infâme !
[…] Le moment approchait cependant où tant de patriotisme et de sacrifices viendraient se briser contre une nécessité invincible. La garnison, décimée, épuisée par les combats, les fièvres, le choléra, ne suffisait plus aux besoins de la défense. Les hôpitaux militaires renfermaient des milliers de malades. Les batteries et les forts du pont et du rivage, démantelés, renversés par le feu continu depuis trois mois de plus de cent pièces de canon, des bombes et des obus, n'étaient plus tenables. Les incendies, allumés parle bombardement, menaçaient de destruction la ville entière. On avait à peine (le 1er août) des vivres pour vingt jours et des munitions pour quinze. Les manufactures de poudre, qu'on avait établies trop tard et fort mal pourvues de matières premières, n'étaient qu'une bien faible ressource. Des explosions effroyables, occasionnées par le hasard le plus fatal ou par la malveillance la plus infâme, avaient, d'ailleurs, fait sauter plusieurs poudrières en quelques jours. Placée en face de ces désastres, instruite de la situation effrayante du pays, n'espérant plus dans aucun secours humain, l'Assemblée, après trois jours de débats brûlants et secrets, décréta la concentration de tous les pouvoirs dans les mains de Manin (6 août). […] C'était la préface de la capitulation. »
Leopoldo Crilanovich, Histoire de la Révolution et du siège de Venise, Paris, Ch. Joubert, 1851.
Un épisode que je ne connaissais pas dutout!
RépondreSupprimermerci
paco