Soldat français en Crimée. Aquarelle originale vers 1855 (http://www.moissey.com/Malakof1.htm).
« A M. Jacques de *** (enfant de six ans)
Armée d’Orient.
Devant Sébastopol, 28 janvier 1855.
Mon cher petit, […]
Vous direz à votre père que je ne lui écris pas à lui-même parce que ce mois-ci n'a été marqué par aucun incident mémorable, à ma connaissance. Les Russes ont fait différentes sorties pour empêcher nos travaux d'avancer. Nos troupes les ont reçues avec la pointe de leurs baïonnettes, et ils commencent à trouver la partie de plaisir fort triste. […]
Vous voudriez bien connaître, mon cher enfant, ce que nous faisons ici et comment se passent nos journées. Je vais vous l'expliquer de mon mieux. Toute l'armée, tant anglaise que française et turque, se compose de cent trente mille hommes, dit-on. Nous sommes réunis dans un pays où il n'y a ni arbres, ni maisons, ni jardins, ni cours, ni écuries. Pour nous abriter du vent, de la pluie, de la neige et du froid, nous avons de petites tentes en toile de différentes formes et de diverses grandeurs. Les unes ont à peu près trois mètres de hauteur sur trois mètres de longueur et deux mètres de largeur. Les autres sont toutes rondes ; elles sont hautes de deux mètres et s'en vont en pointe. Un grand bâton placé au milieu les soutient. Pour y entrer, on fait une fente dans l'un des côtés de la toile. Nous nous glissons à travers cette fente, et, afin d'empêcher la pluie et la neige d'y pénétrer avec nous, dès que nous sommes dedans, nous rejoignons la toile avec des courroies en cuir et des boucles. Dans cette tente, les uns ont un petit lit, une petite table, un petit banc de bois pour s'asseoir. D'autres n'ont rien du tout qu'une mauvaise natte de jonc étendue a terre, sur laquelle ils se couchent, s'asseyent et prennent leurs repas. […]
Le gouvernement nous donne chaque jour pour notre nourriture du riz, du lard, du café, quelquefois de la viande fraîche au lieu de lard, et quelquefois aussi du pain de munition à la place du biscuit réglementaire. Le biscuit est une sorte de galette dure comme du bois, qui vous casserait les dents si vous vouliez en manger; niais nos soldats, plus forts que vous, le croquent avec un admirable appétit. Les gens délicats le détrempent dans l'eau, et quand il est bien mou, ils le font griller. On dit qu'alors il est très bon, et plusieurs le préfèrent au pain de munition.
Nos cuisines sont de petits trous creusés dans la terre; quelques pierres placées l'une sur l'autre forment la cheminée ; on pose la petite marmite sur ces pierres, on met du feu dessous, et un soldat surveille le pot-au-feu. S'il pleut, la pluie tombe dans la marmite et allonge la sauce ; s'il fait du veut, la fumée vient droit à la figure du pauvre soldat marmiton, et lui fait pleurer les yeux en même temps qu'elle lui barbouille le visage en noir. Quelquefois la marmite, mal consolidée, tombe dans le feu, et alors adieu la soupe. On mange son pain tout sec pour ce jour-là.

Or savez-vous ce que font les soldats pendant la journée ? Je vais vous le dire. Tous les jours, ceux qui ne sont pas employés aux travaux du siège vont bien loin, jusqu'au bord de la mer, où il y a une grande quantité de boulets apportés par les vaisseaux. Ils ont sur l'épaule un sac en toile formant besace. On met un boulet dans chacune des poches de la besace, et les soldats ainsi chargés reviennent au camp. D'autres fois, ils se répandent dans la campagne, et, avec des pioches, ils creusent la terre afin d'y chercher des racines d'arbre. Après une journée de travail, ils rapportent, bien contents, un tout petit fagot sans lequel ils ne pourraient pas faire cuire leur soupe. Souvent il pleut ou il tombe de la neige. Malgré cela, le soldat travaille toujours. et quand il rentre dans sa tente, il ne trouve pas d'habits pour changer et il est obligé de passer la nuit couché par terre avec ses vêtements mouillés. Aussi, bien souvent, le lendemain matin, plusieurs hommes sont hors d'état de se lever ; ils ont les pieds et les mains gelés. Alors on les porte à l'ambulance. Leurs pieds deviennent gros, et puis bientôt ils sont tout noirs comme quand on a reçu un coup ; la chair tombe par morceaux ; les doigts se détachent comme la mèche d'une bougie lorsqu'elle est brûlée. Quelquefois, il faut couper le pied et la main gelés ; et bien souvent les pauvres malades meurent de douleur.

Adieu, mon enfant. Je ne vous en dirai pas davantage pour aujourd'hui ; ma lettre est assez longue. Puisse-t-elle vous avoir encouragé à suivre le bel exemple de nos soldats et à devenir comme eux courageux et dévoué, fidèle à Dieu comme fort dans le combat.
Adieu, je vous bénis. »
Révérend Père de Damas (de la Compagnie de Jésus, aumônier de l’armée d’Orient), Souvenirs religieux et militaires de la Crimée, Paris, Jacques Lecoffre, 1857.
Excelent, que de détails sur la vie cotidienne, le menue n'est pas trés différent de celui de la guerre civile américaine!!
RépondreSupprimerexiste t il d'autres aquarelles de cette série qui est magnifique!!
cordialement
paco