Jules Ziegler (1804-1856), La République (1848), Musée des Beaux-Arts, Lille.
« … si vous me demandez pourquoi je veux être libre, je vous réponds : parce que j'en ai le droit ; et j'en ai le droit, parce que l'homme est égal à l'homme. Et de même, si je reconnais que la charité et la fraternité sont un devoir de l'homme en société, mon esprit n'en demeure d'accord qu'en vertu de l'égalité de notre nature.
Vainement vous m'objectez le fait actuel de l'inégalité qui règne partout sur la terre. Il est bien vrai, l'inégalité règne partout sur la terre ; nous la trouvons à quelque époque des temps historiques que nous remontions, et le jour où elle disparaîtra est peut-être encore bien loin. N'importe ; l'esprit humain s'est élancé au-dessus de cette fange de misères et de crimes que l'inégalité entraîne, et il a rêvé une société fondée sur l'Égalité. Puis, rapportant son idéal à Dieu, comme à la source éternelle du beau et du vrai, l'homme a dit : puisque, malgré ma faiblesse, je conçois un monde où règne l'Égalité, ce monde a dû être le monde voulu de Dieu ; il a donc été préconçu en Dieu, et, à l'origine, il est sorti de ses mains. Et, soit qu'en effet nous venions d'un Eden, d'un Paradis, d'un monde meilleur, soit que ce monde n'ait jamais été réalisé que spirituellement au sein de Dieu et dans notre âme, et que le seul monde organisé où l'Égalité ait régné jusqu'ici soit le monde embryonnaire de la nature, l'état de sauvagerie primitive où le genre humain touchait encore à l'animalité, toujours est-il que nous sommes fondés à dire que l'Égalité est en germe dans la nature des choses, qu'elle a précédé l'inégalité, et qu'elle la détrônera et la remplacera. C'est ainsi que, de cette double contemplation de l'origine et de la fin de la société, l'esprit humain domine la société actuelle, et lui impose pour règle et pour idéal l'Égalité.
Si donc, encore une fois, je crois à la Liberté, c'est parce que je crois à l'Égalité ; si je conçois une société politique où les hommes seraient libres et vivraient entre eux fraternellement, c'est parce que je conçois une société où régnerait le dogme de l'Égalité humaine. En effet, si les hommes ne sont pas égaux, comment voulez-vous les proclamer tous libres ; et, s'ils ne sont ni égaux ni libres, comment voulez-vous qu'ils s'aiment d'un fraternel amour ?
Ainsi, ce troisième terme égalité représente la science dans la formule. C'est une doctrine tout entière, je le répète, que ce mot ; doctrine prophétique, si vous voulez, en ce sens qu'elle regarde plutôt l'avenir que le présent; doctrine encore à l'état d'ébauche, et qui s'offre à beaucoup d'esprits comme vague, incertaine, ou même fausse, mais qui n'en est pas moins la doctrine déjà régnante à notre époque. […]
Il est bien vrai que ces trois mots, liberté, égalité, fraternité, s'impliquent au fond, et qu'on peut logiquement déduire d'un seul les deux autres. Mais il n'en est pas moins certain qu'ils sont d'ordres divers, en ce sens qu'ils correspondent aux trois facultés ou faces différentes de notre nature. En effet, vous aurez beau répéter aux hommes qu'ils sont libres et tous libres, ce mot de liberté n'équivaudra pour eux qu'à un droit égoïste d'agir. Ils en concluront leur propre virtualité, leur propre activité ; mais nul sentiment fraternel pour les autres hommes n'en résultera directement. C'est au nom de la Liberté qu'en tout temps et en tout pays les esclaves ont brisé leurs chaînes et terrassé leurs tyrans ; mais ce mot, bon pour la guerre, n'a jamais engendré ni clémence ni paix. Nulle morale ne peut résulter d'un mot qui exprime le droit d'être, de se manifester, d'agir, mais qui n'exprime et ne rappelle pas le sentiment et la connaissance, ces deux autres faces de la vie. Et de même, prêchez aux hommes la Fraternité ; vous les touchez sentimentalement, mais vous ne les éclairez pas. Les Chrétiens se sont faits moines, et ont admis tous les despotismes. Enfin l'homme qui aurait le plus réfléchi sur l'origine et le but de la société, et qui aurait de l'Égalité l'idée la plus sublime, aurait encore besoin d'exprimer la dignité de sa propre nature par le mot Liberté, et le lien qui l'unit aux autres hommes par celui de Fraternité.
Isolés, donc, ces trois mots n'expriment chacun qu'une face de la vie ; et, bien que les deux autres faces se retrouvent dans celle-là, à cause du mystère de l'unité qui constitue notre être, bien, par conséquent, que chacun de ces mots implique, comme nous venons de le voir, les deux autres, néanmoins chacun, par sa signification même , n'est qu'un lambeau de la vérité. Mais, unis, ils forment une admirable expression de la vérité et de la vie.
Sainte devise de nos pères, tu n'es donc pas un de ces vains assemblages de lettres que l'on trace sur le sable et que le vent disperse ; tu es fondée sur la notion la plus profonde de l'être. Triangle mystérieux qui présidas à notre émancipation, qui servis à sceller nos lois, et qui reluisais au soleil des combats sur le drapeau aux trois couleurs, tu fus inspiré par la vérité même, comme le mystérieux triangle qui exprime le nom de Jéhovah, et dont tu es un reflet.
Qui l'a trouvée cette formule sublime ? qui l'a proférée le premier ? On l'ignore : personne ne l'a faite, et c'est tout le monde pour ainsi dire qui l'a faite. Elle n'était pourtant littéralement dans aucun philosophe quand le peuple français la prit pour bannière. Celui qui le premier a réuni ces trois mots, et y a vu l'évangile de la politique, a eu une sorte d'illumination que le peuple entier a partagée après lui : l'enthousiasme, dans les révolutions, met à nu et révèle les profondeurs de la vie, comme les grandes tempêtes mettent quelquefois à nu le fond des mers. »
Pierre Leroux, De l’égalité, Boussac, imprimerie de Pierre Leroux, 1848.
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