dimanche 17 octobre 2010

"L'idée de nivellement nous répugne" (A. de Gasparin, 1869)

       Illustration parue dans Le Diable à Paris, 3e partie (1845).

« L'égalité est un terme vague, qu'il est aisé de répéter, et qu'on répète en effet sans en préciser le sens. Volontiers on se figurerait qu'il est possible d'établir une égalité complète entre les hommes. Volontiers on se figurerait d'autre part qu'aucune égalité n'existe parmi eux et que tout est à créer sous ce rapport. Double erreur, qu'il importe de signaler nettement. S'il existe des inégalités ineffaçables, nous ne pouvons songer à les supprimer. S'il existe des égalités toujours subsistantes, nous n'avons pas à les fonder. Donc le champ des modifications réalisables s'étend beaucoup moins qu'on ne le croit et surtout qu'on ne le dit. Il est borné d'un côté par la vaste région des inégalités nécessaires, et de l'autre par la région plus vaste encore des égalités indestructibles.

Ceci est bien simple, et pourtant trop oublié. Or, il résulte de cet oubli que la question n'est pas seulement obscurcie, mais envenimée. Les champions de l'égalité s'irritent, quand ils aspirent à tout niveler et qu'ils s'aperçoivent que leurs plus énergiques essais se brisent contre l'impossible. Les discussions seraient à la fois éclairées et apaisées, si nous savions que nombre d'inégalités sont naturelles et qu'il faut en prendre notre parti, si nous savions en outre que nombre d'égalités sont non moins naturelles, qu'elles sont essentielles à l'humanité, qu'il ne nous est donné ni de les fonder ni de les détruire, et qu'elles ont une valeur immense. Notre patrimoine d'égalité est grand, messieurs, et ce que nos efforts pourront y ajouter est peu de chose en comparaison de ce que nous possédons tous, nécessairement et partout, en notre seule qualité d'hommes.

[…] Je prends au sérieux le mot nécessaire ; les inégalités nécessaires, ce sont celles que toute organisation sociale, quelle qu'elle soit, se sent forcée d'accepter.

Telle est l'inégalité qui existe entre les hommes et les femmes, les inégalités, devrais-je dire, car il y en a deux : si la femme est inférieure à l'homme en certaines choses, elle lui est supérieure en certaines autres ; chaque sexe est supérieur dans l'accomplissement de la mission qui lui est propre. Aussi s'agit-il plutôt ici de diversité que d'inégalité. Nos réformateurs à contre-sens ne remarquent point cela : ils nous démontrent gravement que la femme a autant d'esprit que nous. La belle trouvaille ! Il y a longtemps, je pense, que nous nous en sommes aperçus. Il faut autant d'esprit, ce me semble, pour remplir la mission spéciale et magnifique de la femme, que pour s'acquitter du rôle réservé à l'homme. Reste à savoir si en fabriquant des femmes-hommes d'abord et des hommes-femmes ensuite, nous aurons fait deux chefs-d'œuvre. Abolir ces deux inégalités-là, ce serait accomplir un médiocre progrès.

Il s'agit en ce moment, on nous l'annonce de tous côtés, de mettre au monde la femme électeur, la femme député, la femme orateur, la femme ministre, la femme préfet, la femme conseiller d'État, c'est-à-dire la femme dépouillée du charme féminin, la femme exposée aux froissements grossiers, la femme sans retenue, la femme qui se produit en public, qui harangue, qui contredit, qui gouverne.

Pauvres femmes ! Ceux qui prétendent les grandir ainsi ne savent donc pas qu'ils les abaissent, qu'ils les privent de l'influence qui vaut mieux que l'autorité, qu'ils en font des hommes manqués, des hommes de second ordre et décidément inférieurs ?

II est vrai que, par compensation, on ne tardera pas sans doute à nous relever, nous aussi, de notre infériorité sous d'autres rapports. Nous aurons notre tour dans les plans de ces réformateurs ingénieux. Si leur galanterie a commencé par le beau sexe, ils ne sauraient oublier toujours le sexe laid. Sommes-nous incapables de débarbouiller les marmots, de diriger le ménage et de surveiller le pot-au-feu ? Pourquoi l'empire du home et l'éducation des enfants ne nous écheraient-ils pas, le jour où nos gracieuses compagnes monteront à la tribune et gouverneront l'État?

Ceci, messieurs, est plus sérieux qu'on ne le croit, et je me reprocherais d'en rire. Assurément les deux inégalités dont je parle résisteront aux efforts des niveleurs, aucune inégalité nécessaire ne peut périr ; mais les attaquer est déjà un mal, un grand mal. Il en résulte un trouble profond, et la cause de l'égalité n'a rien à gagner, bien s'en faut, à ces tentatives qui la discréditent. Inclinons-nous devant l'inégalité nécessaire des femmes vis-à-vis des hommes, et devant l'inégalité non moins nécessaire des hommes vis-à-vis des femmes. Plus nous respecterons ces différences providentielles, mieux nous serons placés pour attaquer d'autres différences qui n'ont rien de providentiel, que les lois ont établies et que l'équité réprouve. L'égalité a sous ce rapport plus d'un progrès à accomplir, et plus d'un article de nos codes montre clairement que les législateurs avaient de la barbe au menton.

Abolissons les privilèges injustes ; mais n'essayons pas de fonder la fausse égalité. Nul n'y gagnerait, et les femmes moins que personne. S'il y en avait ici, je suis sûr qu'elles m'approuveraient hautement; elles repousseraient comme une insulte la dégradante égalité dont on prétend les affubler. Elles sentiraient tout ce qu'il y a de respect pour elles dans l'énergie avec laquelle nous maintenons une inégalité nécessaire.

Il en est d'autres que personne ne contestera, cela est certain, parce que leur nécessité a le caractère de l'évidence absolue. Les inégalités fondées sur la différence des sexes se laissent discuter, bien qu'elles ne se laissent jamais abolir ; mais essayez de mettre en question les inégalités fondées sur la beauté, sur la force, sur la taille ! Je suis laid et vous êtes beau ; je suis faible et vous êtes fort ; je suis petit et vous êtes grand ; ces différences peuvent être plus ou moins importantes, en tous cas elles sont indestructibles. Nous n'y pouvons rien, nous n'y changerons rien. Cela est ainsi; les uns ne sont pas traités comme les autres, et chacun ira jusqu'au bout avec le lot qui lui est échu. […]

Oui, je l'affirme, messieurs, et sans crainte d'être démenti par vous, l'idée de nivellement nous répugne. Nous semblons prévoir, dès qu'on nous en parle, que, pour mettre de niveau ce qui diffère par tant de côtés, il faut estropier le genre humain. Avec des caractères inégaux, avec des organisations inégales, avec des intelligences inégales, avec des moralités inégales fonder l'égalité absolue, prendre des paresseux, des prodigues, des vicieux, des abrutis, et leur assurer la même situation qu'aux laborieux, qu'aux économes, qu'aux honnêtes, qu'aux intelligents, cela suppose un déploiement de violences, une mutilation de la destinée, une négation de la liberté, dont la pensée seule donne le frisson. »

Comte Agénor de Gasparin, L’Egalité, Paris, Michel Lévy frères, 1869.

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Note : discours prononcé à Genève au cours de l’hiver 1868-69.

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