vendredi 1 octobre 2010

"En Amérique, le chemin de fer est le pionnier de la civilisation" (O. Comettant, 1864)

American Express Train, lithographie Currier & Ives (1864)


« Les chemins de fer en Amérique ont une physionomie essentiellement originale. Les convois ne sont point formés, comme en Europe, de wagons de différentes classes. L'égalité la plus parfaite règne en chemin de fer aussi bien que dans les théâtres américains, où d'ordinaire il n'y a qu'une seule catégorie de places. Le train que nous prîmes se composait de quatre à cinq longues caisses posées sur des essieux à pivot, portant chacun quatre roues. Ce genre d'essieux est indispensable là-bas, parce qu'il permet au convoi les courbes nombreuses et souvent très brusques qu'on rencontre un peu partout. Ces grandes caisses renferment des stalles à dossier de bois, nullement rembourrées, mais qui tournent sur elles-mêmes, de manière à donner au voyageur la possibilité d'aller à son gré, en avant ou en arrière. Ces caisses, communiquant entre elles, permettent au voyageur de se promener dans toute la longueur du train, et de changer de place en route, si bon lui semble. En hiver, un calorifère chauffe tout le convoi.

On trouve en outre dans ces voitures un cabinet séparé contenant un divan à la disposition du premier occupant, et deux autres cabinets : l'un est un cabinet de toilette qui renferme une fontaine d'eau glacée avec un gobelet y attaché ; sur la porte de l'autre cabinet, on lit : Water-closet. En route, le conducteur laisse monter de jeunes garçons qui circulent d'un bout à l'autre du train, débitant des gâteaux, des journaux, des livres, des cigares. On les voit descendre à la station suivante pour exploiter un nouveau train, et ainsi de suite toute la journée. Les voies américaines n'ont pas d'enclos. Aussi rencontre-t-on souvent des bestiaux couchés sur les rails. Pour les faire déguerpir de là, le conducteur de la machine donne quelques vigoureux coups de sifflet. Si l'animal persiste à rester sur la voie, le convoi ne s'arrête pas pour cela. Le cas est prévu, et toutes les locomotives américaines portent à l’avant une sorte de tablier pointu et incliné verticalement à droite et à gauche, qu'on appelle du nom significatif de chasse-vache. La vache est en effet chassée si elle reste sourde à l’avertissement du sifflet, et si bien chassée, qu'elle n'y revient plus. De temps à autre le voyageur, en mettant la tête au vasistas de son wagon, aperçoit une vache en l'air, qui retombe inerte les cornes pendantes. C'est le chasse-vache qui vient de faire son office. Aucune secousse ne se fait sentir, et rien n'est changé en Amérique : il n'y a qu'une vache imprudente de moins. Ces sortes d'accidents sont si fréquents, qu'il a fallu décider qu'aucun propriétaire de bestiaux ne pourrait réclamer d'indemnité aux Compagnies pour les vaches chassées par les trains. C'est aux vaches à bien se tenir. […]

Les convois de chemin de fer vous réservent des surprises assez originales en Amérique. Au milieu d'un désert véritable, où nous n'apercevons pas même une vache imprudente à chasser, le train s'arrête, et un homme de service prononce le nom d'une station. Le colonel et moi nous regardons curieusement autour de nous, cherchant l'indice d'une habitation quelconque.
— mais, dit sir James en s'adressant à Arthur, je ne vois ici aucune station.
— il n'y en a pas en effet, répondit notre guide, mais il y en aura peut-être une plus tard. En attendant, le convoi s'y arrête, on la nomme du nom qu'on a l'intention de lui donner un jour ; personne n'y descend, bien entendu, et jamais on n'y prit âme qui vive ; mais cela fait bon effet sur les cartes de géographie.
— décidément, dit le colonel en partant d'un éclat de rire, le peuple américain est pétri d'agréments, et je suis bien heureux de faire sa connaissance.
— ne riez pas, colonel, reprit Arthur, cela est moins ridicule que vous ne paraissez le croire. En Amérique, le chemin de fer est le pionnier de la civilisation. Il pénètre dans les déserts, et les déserts se peuplent à sa suite. Il est arrivé souvent que les buffets, créés et entretenus par les Compagnies en pleines solitudes, soient devenus le noyau de villages transformés comme par miracle en villes d'une importance considérable. C'est un grand peuple que le peuple américain, il ne faut pas s'y tromper. »

Oscar Comettant, L'Amérique telle qu'elle est: voyage anecdotique de Marcel Bonneau dans le Nord et le Sud des États-Unis; excursion au Canada, Paris, A. Faure, 1864.  

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