mardi 31 août 2010

"Le congélateur, appareil à faire de la glace" (Journal d'agriculture pratique, 1846)

A gauche : la Glacière des familles de Villeneuve (modèle original) ; à droite : modèle de 1858.









« COMMERCE DE LA GLACE.

On ne se fait point une idée du développement que prend tous les jours le commerce de la glace. Il a pris les proportions d'une grande et fructueuse industrie.

La glace ne sert pas seulement à la boisson, on l'emploie encore comme agent de conservation pour une foule de comestibles que la chaleur tend à détériorer, et comme agent thérapeutique dans les maladies. Sans compter les maisons particulières qui consomment de la glace pour leur usage privé, on peut évaluer à 450, pour Paris, le nombre des limonadiers, glaciers, marchands de comestibles, fruitiers, etc., qui emploient ou débitent cette denrée. La consommation annuelle de Paris est de 12 à 15 millions de kilogrammes.

On conçoit que pour emmagasiner cette masse, il faut des entrepôts considérables. Indépendamment des glacières organisées dans les divers établissements do limonadiers, etc., il existe de grands magasins généraux situés aux abords de Paris. La plus considérable est la glacière située dans la plaine Saint-Denis, et qui a pris le nom de Glacière Saint-Ouen. Celte glacière consiste en un puits de 10 mètres de profondeur et de 33 mètres de diamètre. Elle livre à la consommation parisienne 6 millions de kilogrammes par an, au prix moyen de 15 à 20 c. environ le kilogramme. Deux autres glacières considérables sont situées, l'une à Gentilly, près des étangs connus des Parisiens sous le nom de la Glacière ; l'autre à la Villette, près du canal. Ces deux établissements en livrent près de 6 millions de kilogrammes, et le reste est fourni par des prises ou plutôt des pêches faites sur divers points, tels que les bassins des Tuileries, dont on assure que la liste civile vend la glace, de même qu'elle vend la fleur de ses orangers ; tels encore que les étangs de Montmorency et le canal Saint-Martin.

Cette pêche de glace, à laquelle on se livre avec activité pendant la saison rigoureuse, présente un coup d'œil animé et pittoresque. Les blocs de glace saisis sur la surface de l'eau avec de longs crochets, enlevés avec adresse, jetés sur la rive, sont entassés dans des tombereaux. Souvent le glaçon rebelle résiste au crochet, se dérobe, plonge et reparaît triomphant plus loin. Quelquefois le pêcheur risque d'aller retrouver le glaçon, à la grande jubilation des curieux qui, les mains dans les poches et le nez dans leur collet, font cercle au bord des bassins pour épier les accidents et s'en amuser malgré le vent et le froid aux pieds.

Mais dans les hivers trop doux, la récolte de la glace pouvant manquer, on a cherché les moyens de la fabriquer artificiellement. On avait organisé dans ce but un système de fabrication à Saint-Ouen. Les procédés employés étaient ceux d'évaporation. L'eau, amenée par des pompes au sommet de gradins en charpente, descendait en cascades par nappes minces, et, coulant lentement dans de vastes bassins isolés du sol, achevait de se congeler. On a obtenu de cette manière des masses considérables de glace lorsque la température atmosphérique était à quelques degrés de zéro. En outre, on a tenté d'alimenter la puissance congelante par des agents chimiques et par l'addition d'autres matières, telles que le salpêtre ou même simplement le sel marin. Enfin, dans des hivers où la glace manquait complètement, on a été obligé d'aller en chercher jusqu'en Norvège, sur des bâtiments du Havre.

Les Américains du nord se livrent depuis quelque temps à ce commerce, qui devient très lucratif. Ils ont trouvé le moyen de remplacer le lest de leurs vaisseaux par des blocs déglace coupés avec une parfaite régularité, arrimés avec soin et enveloppés de sciure de bois, de paille et de poussière de charbon. Ils transportent la glace de celle manière dans l'Amérique du sud et dans nos colonies des Antilles, où ils la vendent à un prix fort élevé.
Glacière des familles (dessin paru dans Le Magasin pittoresque de 1867)

 
LE CONGÉLATEUR, APPAREIL A FAIRE DE LA GLACE (1)

[…] Il faut le dire, nous manquions d'un moyen usuel, pratique et d'une telle simplicité qu'il fût à la portée de la personne la plus étrangère à la science, et c'est à la solution de ce problème qu'est arrivé M. [Villeneuve], par la création de son congélateur. […] Deux mélanges différents peuvent être employés à opérer la congélation. Le premier se compose de trois parties de sulfate de soude et de deux parties d'acide chlorhydrique. Le second se fait avec une partie de nitrate d'ammoniaque et une partie d'eau. Ce dernier mélange détermine moins rapidement la congélation ; mais, en revanche, il est moins coûteux, car il peut servir de nouveau, après qu'on lui a fait perdre par évaporation la quantité d'eau qu'on lui avait ajoutée. L'opération n'offre d'ailleurs aucune difficulté. […]

Les avantages que cet appareil promet à tout le monde en assurent à nos yeux le succès ; il sera surtout d'une immense ressource pour les propriétaires qui passent une certaine partie de l'année à la campagne, où ils sont constamment privés de glace : l'emploi du congélateur leur permettra, à l'avenir, de s'en procurer aussi souvent qu'ils le désireront. Cet appareil a été soumis au jugement de l'Académie des sciences. Une commission nommée pour l'examiner, et composée de MM. Babinet, Francœur et Pouillet, a présenté, dans la séance du 9 juin, le rapport que nous transcrivons ici:

"L'Académie nous a chargés, MM. Pouillet, Francœur et moi, a dit M. Babinet, de lui faire un rapport sur un appareil destiné à faire de la glace, et auquel M. Villeneuve, qui le présente, donne le nom de congélateur, ou glacière des familles, pour indiquer que par ce moyen on peut, en toute saison, dans toute localité, au moyen d'ingrédients d'une manipulation facile et fournis en grande abondance et à bas prix par le commerce, se procurer plusieurs kilogrammes de glace très pure et très compacte, et, si l'on veut, en même temps confectionner toutes les préparations rafraîchissantes que, dans l'art du limonadier, on appelle des glaces.

Sans rappeler ici tous les procédés que les arts ont empruntés aux sciences pour faire de la glace, procédés qui ont été plutôt proposés que pratiqués en grand , il nous suffira de dire que c'est au moyen du sulfate de soude du commerce, mélangé avec de l'acide chlorhydrique non concentré, que M. Villeneuve obtient un mélange réfrigérant capable de produire , dans son appareil, 3 à 4 kilogrammes de glace en moins d'une heure de temps et avec une dépense d'environ 2 fr. Le principe delà production du froid par le mélange de l'acide et du sel n'offrant scientifiquement rien de nouveau, il est évident que c'est par un succès infaillible à toute température que l'appareil de M. Villeneuve se recommande à l'attention de l'Académie.

On en aura une idée exacte en se figurant un cylindre creux destiné à recevoir le mélange réfrigérant, et enveloppé lui-même d'une capacité cylindrique destinée à recevoir l'eau qui devient un cylindre creux déglace par l'effet du réfrigérant intérieur. Dans le mélange même plonge un autre vase cylindrique fermé par le bas, que l'on fait tourner au moyen d'une manivelle, et qui, par des saillies convenables, agite le mélange et renouvelle les points de contact du corps réfrigérant avec ce vase intérieur comme avec le vase extérieur. Ce vase creux et fermé au fond porte, dans l'art du glacier, le nom de sorbetière. Si on le remplit d'eau, cette eau se pèle elle-même, comme l’eau environnante, et on obtient deux cylindres de glace d'environ 4 kilogrammes, l'un creux, l'autre plein. Mais si l'on veut préparer des glaces, la sorbetière, ou cylindre intérieur, est chargée avec la préparation alimentaire qui doit être glacée, et l'on opère comme avec le mélange ordinaire de glace et de sel.

L'appareil a fonctionné un grand nombre de fois devant vos commissaires, et généralement à des températures de 15 à 20 degrés centigrades, et toujours avec un succès complet : la glace était compacte, abondante, et le prix de revient était de 30 à 40 cent, le demi-kilogramme. Ce prix s'abaisse lorsque l'on opère sans trouble et que l'on ne tient pas à économiser le temps, parce qu'alors on ne renouvelle les mélanges qu'après qu'ils ont produit tout leur effet. Chaque opération, donnant 3 à 4 kilogrammes de glace, exige environ une heure de temps. L'acide et le sel se débitent à bas prix et en grandes masses dans le commerce, et n'atteignent pas 20 fr. les 100 kilogrammes.

Nous n'insisterons pas sur les usages hygiéniques et thérapeutiques de la glace, pas plus que sur son emploi comme objet de luxe et d'agrément dans les diverses préparations alimentaires ; les usages scientifiques de ce précieux produit, quand on peut se le procurer à volonté dans toute localité, ne sont pas douteux. Votre commission a surtout été frappée de l'utilité du congélateur pour les habitations isolées, les localités éloignées des glacières et les pharmacies des petites villes et bourgades. L'appareil de M. Villeneuve répond à tous les besoins et à toutes les exigences; aucun des réactifs qu'il emploie n'est classé parmi ceux dont la vente est entourée de précautions contre les accidents possibles résultant de leur distribution à des personnes inexpérimentées.

M. Villeneuve ne présente point son congélateur à l'Académie comme un appareil scientifique, mais bien comme un appareil d'économie domestique. L'Académie a déjà approuvé d'autres appareils relatifs à l'emploi de la chaleur pour la cuisson des viandes et des légumes, à la conservation des substances alimentaires, au meilleur emploi des propriétés éclairantes des corps combustibles, etc. La commission propose donc à l'Académie de donner son approbation à l'appareil de M. Villeneuve, tant sous le rapport de la congélation de l'eau que sous celui du confectionnement des glaces."

L'Académie approuve ce rapport et en adopte les conclusions. »

(1) Les Congélateurs de M. Villeneuve coûtent de 55 à 100 fr. Le dépôt est a Paris, rue des Petits-Augustin, 17.

Journal d’agriculture pratique et de jardinage (publié par les rédacteurs de la Maison Rustique au XIXe siècle), 2e série, t. III, juin 1845 – juin 1846.

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