lundi 2 août 2010

"Savez-vous... ce que c'est que la vie d'un Polonais de nos jours ?" (L. Zbyszewski, 1863)

"La Pologne, alliance du peuple et de la noblesse", L'ouvrier, n° 338, octobre 1867.

« Ah ! je le sais bien — car il faut dire toute la vérité — je sais qu'il y a une partie de la jeunesse [polonaise], patriotique, ardente et noble qui se tourne vers la Révolution et semble pactiser avec elle. Je dis "semble" car il y a une différence capitale entre ces révolutionnaires polonais et ceux de l'Occident. Ceux-ci se servent de toutes les causes opprimées pour s'en faire un levier contre la société ; ceux-là ne cherchent dans la Révolution qu'un auxiliaire pour recouvrer l'indépendance de leur pays ; les premiers saisissent tous les moyens, même les bons, pour atteindre un but pernicieux; ceux-ci, malheureusement, ont été amenés à croire qu'on pouvait se servir de tous les moyens en vue d'un but légitime. Mais tout en regrettant ces aberrations de la droite raison, peut-on leur en faire un reproche ?

Sait-on seulement à quelles faiblesses et à quelles tentations ils succombent ? Savez-vous, vous qui les accusez, ce que c'est que la vie d'un Polonais de nos jours ? Savez-vous par quel travail de passion, de désespoir et de foi se forment ces âmes polonaises dont le monde admire aujourd'hui les exploits ? Dès l'instant où il parle, dès cet instant où toutes les mères enseignent à leurs fils Dieu, l'honneur et le devoir, la mère polonaise enseigne déjà au sien la patrie. C'est le seul moment qui lui soit laissé pour prononcer cette parole, et il faut que l'enseignement soit assez fort pour suffire à toute une vie. Aussi dès lors, à l'âge le plus riant de l'enfance, sur les genoux de sa mère, l'enfant apprend qu'il est né maudit par l'ordre humain, mais qu'il doit fièrement porter sa malédiction. Devant sa blonde petite tête se pressent déjà les images sanglantes des souffrances des ancêtres ; des images de mort, de cachot et d'exil ; de frein rongé dans le silence; dans son pauvre cœur d'enfant, sa propre mère renouvelle tous les jours les angoisses des trois partages. Il apprend dès lors, chose inconcevable, qu'il est un bien, une vérité, un amour qu'il doit cacher à tous les yeux; qu'il est des cas où il doit feindre le mal pour ne pas s'exposer à la vengeance des oppresseurs, qu'il est un devoir sacré qu'il n'est pas libre de remplir au grand jour. A l'école, objet de haine et de mépris pour ses camarades russes et ses professeurs, il dévore l'injure, il déguise sa pensée, il conspire en étudiant mystérieusement l'histoire et la poésie nationale. Dans sa jeune intelligence se pose déjà impérieusement le terrible problème de la délivrance. Il combine les moyens, il étudie les projets, il s'associe à toutes les entreprises. La fin de l'éducation, si ardemment attendue ailleurs, l'inquiète, car il sait que toutes les voies de la vie sont fermées devant lui. Il ne servira l'oppresseur ni dans ses hordes armées, ni dans ses ignobles bureaux ; les carrières libérales n'existent pas pour lui ; de quelque côté qu'il se retourne, partout il voit son chemin se bifurquer entre la médiocrité et le déshonneur. Ainsi, une âme noble et fière, un cœur ulcéré dès le début de la vie, une foi le plus souvent mutilée et affaiblie par l'enseignement des universités moscovites, des principes chancelants ; voilà quel est, pas toujours heureusement, car la religion et la vie de famille sont un puissant réactif contre ces maux, mais voilà quel est fort souvent le sujet livré aux tentations de tout ce qu'il y a d'impur dans l'esprit du temps.

Eh bien, placez cet homme ainsi fait dans un état social impossible, où tout développement matériel et moral est impossible, où l'industrie et le commerce sont impossibles; où le gouvernement est oppresseur, la loi toujours éludée, la justice toujours vendue ; où le pouvoir sème la haine et la défiance entre les classes et les citoyens ; où la vie est une lutte amère et désespérée avec tout ce qu'il peut y avoir de criminel et d'immonde dans une cervelle humaine, avec le mensonge venant étendre ses sombres ailes sur la victime, garrottée, bâillonnée et abreuvée d'ironie ; placez, dis-je, un tel homme dans un tel milieu, et dites-lui qu'il faut qu'il y reste ; que cet état de choses est consacré par des traités solennels, que l'intérêt de l'ordre, unique soutien du trône et de l'autel, en exige le maintien; dites-lui que les peuples, ses frères par la civilisation et la foi, n'entreprendront jamais rien pour sa délivrance, de peur de troubler leur sommeil ; dites-lui que la France elle-même, la France, porte-glaive du Seigneur, est à jamais impuissante devant la force du mal ; représentez-lui ce monstrueux échafaudage de corruption et d'oppression comme une idole que tout adore et que tout sauvegarde ; et étonnez vous après cela si tous les trônes et tous les autels, si tout l'ordre social avec ses lois et ses convenances, si le monde entier coalisé contre lui n'est à ses yeux qu'un ennemi digne de vengeance et de mort.

Eh bien, malgré tout cela, malgré cette tentation forcenée dirigée contre tout un peuple, et dont Dieu, dans sa justice, lui tiendra certainement compte, malgré un état de choses qui expliquerait parfaitement une alliance de la Pologne avec la Révolution, je l'affirme, cette alliance n'existe pas. Qu'est-ce qui l'en a préservée jusqu'à ce jour ? Je n'hésite pas à le dire, c'est sa foi, c'est l'union de son clergé et de sa noblesse avec le peuple, c'est, en un mot, une éducation catholique de dix siècles, qui a pénétré son âme et s'est identifiée avec sa vie.

Est-ce à dire qu'il n'y a point de révolutionnaires parmi les insurgés ? Je n'en sais rien, mais où n'y en a-t-il pas ? Ce n'est pas la présence de révolutionnaires qui peut faire condamner une cause, c'est leur prédominance. Or, il est évident que l'esprit conservateur domine dans le mouvement polonais. Depuis son commencement, pas un acte, pas un fait, pas une parole ne peuvent faire soupçonner les Polonais de penchants révolutionnaires. Ils ont décrété le don de la propriété aux paysans aux mêmes conditions que l'avait fait la Société agricole en 1861 ; ils ont respecté les châteaux comme les chaumières ; ils n'ont pas voulu user envers les égorgeurs russes du droit de représailles que leur accorde la guerre. Et s'il était vrai qu'il y a parmi eux des meneurs révolutionnaires, qu'importe cela, après tout, puisque leur pression ne peut faire jaillir du cœur de la nation qu'un sang pur et noble, digne de son origine et de son grand passé. L'esprit qui anime le mouvement polonais n'est autre, qu'on le sache bien, que le vieil esprit de nos pères, catholique, généreux et chevaleresque. C'est le même esprit qui les fit combattre à Leibnitz et à Varna, à Choczim et à Vienne. C'est une profonde conscience de la mission historique que Dieu a confiée à la Pologne et qu'elle n'abdique pas malgré sa chute. […] Voilà quels sont ces révolutionnaires polonais !»

Leon Zbyszewski, La Pologne et la cause l'ordre, Paris, E. Dentu, 1863.

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