vendredi 14 janvier 2011

"Vivre en travaillant ou mourir en combattant. Cette formule restera dans l’histoire" (anonyme, 1835)

Estampe anonyme (1ère moitié du XIXe siècle). Musée de l'Histoire de Lyon, Lyon.

« La révolte de Lyon n’est qu’un symptôme partiel d’une crise générale : le prolétariat est la question sociale du siècle. Depuis 1830, elle est née à la discussion publique. […] l’idée a tout d’un coup fait irruption dans l’ordre politique, et passé dans les faits.

Le prolétaire est intervenu sur la place publique à l’ère de Juillet, aux tentatives des 5 et 6 juin, mais surtout aux deux insurrections lyonnaises. Il a hautement protesté de son droit au bien-être ; et, après ses avertissements, il est rentré dans le travail, indiquant par là dans quelles conditions il plaçait la société de l’avenir. Il veut l’émancipation ; mais il veut l’ordre, symbolisés tous les deux par le travail dans le progrès. Là est en effet pour lui le plus sûr moyen de l’affranchissement, quoique plus lent ; c’est par ce procédé qu’il aspire à se racheter et s’élever : car le travail est sa vie, et ce n’est que par force qu’il s’arrache à cette condition de son existence. Mais, d’un autre côté, il a conscience de son droit ; il réclame hautement l’instruction et la moralité ; et, en fait, il a joint à la justice de sa cause le préjugé magnifique de sa modération. Satisfait d’avoir témoigné de sa force et réveillé l’attention des gouvernants sur des nécessités qu’il a mis à l’ordre du jour, il a fait voir ainsi son instinct de conservation en même temps que sa puissance de destruction. Ces nécessités ont consenti à redevenir pacifique ; mais elles ont montré qu’elles seraient de nouveau armées, dès qu’on les réduirait à agir pour elles-mêmes, si on refoulait encore le prolétaire dans un désespoir sans adoucissement comme sans terme.

Car il veut vivre en travaillant ou mourir en combattant. Cette formule restera dans l’histoire : elle est écrite avec le sang des Lyonnais sur le drapeau du prolétaire ; malheureusement elle est destinée à reparaître à chacune des crises futures de notre société industrielle. C’est l’ultimatum de cette puissance qui s’est posée en face, et avec laquelle il n’y a eu jusqu’ici qu’un armistice : car on pense bien que, pour les ouvriers, la dernière victoire du pouvoir ne fait que balancer sa précédente défaite. Et même, dans cette équation de forces, l’avantage moral est pour le prolétaire, qui n’a marqué son triomphe d’aucun fait de férocité. […] le prolétariat forme le fond de la société. Il est partout ; il cohabite avec nous ; il ne nous quitte pas : c’est notre ombre. Et nous sommes condamnés à trouver la solution de ce grand problème contemporain dans un sens favorable aux masses, ou, si nous leur fermons toute issu, à nous voir ensevelir avec elles sous les ruines de l’édifice social. […] la marche de cette révolution des masses ne s’arrêtera point. Le prolétaire ne fait que subir sa loi intime et naturelle de développement, commune à tout être organisé qui tend à son perfectionnement indéfini. Le phénomène nous suivra donc jusqu’à ce que, nous ayant insensiblement enveloppés, la question, grosse d’une révolution, éclate avec la souveraine puissance d’un fait universel. Ce sera l’organisation du prolétariat s’asseyant sur lui-même. A la fois gouvernant et gouverné, il ne scindera plus en deux nations isolées un tout homogène, identifié désormais dans une même vie. Et alors, l’unité étant établie, la liberté ne sera plus que le mouvement régulier de la vire propre du peuple. […]

Aujourd’hui, l’erreur volontaire de notre aristocratie bourgeoise, au lieu d’adopter le progrès pour loi sociale du présent et de l’avenir écrite dans son passé, est de vouloir qu’après l’expulsion des vieilles castes, le monde s’inféode à ses nouveaux suzerains, et soit frappé pour eux d’immobilité. Cependant, aux trois jours, derrière le triomphe de la bourgeoisie, nous avons vu une seconde question surgir du gouffre un moment ouvert, aussitôt refermé : dans l’éruption de Juillet, pendant qu’une élévation moyenne tentait de se reformer avec les fragments de l’ancienne société, le prolétariat s’est dressé en dominant tout. Mais l’idée est si démesurément radicale qu’elle a effrayé la société européenne tout entière, en mettant à nu le fondement même sur lequel elle repose. Et l’instinct de conservation ne se méprend pas. Aussi la coalition des rois s’est-elle résumée depuis en une sorte d’assurance mutuelle contre l’incendie de la révolution démocratique. En Europe, il n’y a plus que le gouvernement de la peur ; et il n’y en aura pas d’autres jusqu’à ce que l’instinct moral ait transformé cette hostilité rétrograde en un immense mouvement de sympathie marchant à la tête des sociétés avec toutes leurs forces vives, ou jusqu’à la grande révolte finale du prolétariat, forcé d’intervenir pour son compte, après avoir subi pour dernière oppression (et ce sera la plus dure) celle des riches. Or nous marchons à grands pas au second de ces deux dénouements, et nous nous éloignons de plus en plus du premier, qui pouvait être pacifique. »

L. S., « Aperçu sur la question du prolétariat », in : La révolte de Lyon en 1834,
ou la fille du Prolétaire, Paris, Moutardier, 1835.



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