mercredi 19 janvier 2011

"Un bataillon qui aplanit un escarpement est plus utile à son pays que celui qui défait un corps ennemi" (J.-B. Say, 1829)


"Ah ! quel plaisir d'être soldat !", lithographie de Philippon, éditée chez Aubert, 2e moitié des années 1820. Coll. Brown Univ.


« Les grandes armées permanentes qu'entretiennent les puissances de l'Europe […] pèsent d'un poids énorme sur des populations industrieuses qui travaillent avec une infatigable activité pour les entretenir.

Les diplomates ont coutume de regarder une acquisition de territoire comme une indemnité des maux et des dépenses de la guerre. Mais quand des succès militaires ont entraîné la réunion d'une province, je dirai même d'un état, au territoire de la France, je demande quel avantage il en est résulté pour le département de l'Aveyron, de la Dordogne, et de cinquante autres ? Je demande quel dédommagement ils ont recueilli des conscrits qu'on leur a enlevés, des millions qu'ils paient aux créanciers du gouvernement ? Ils ont eu un plus grand débouché de leurs produits, dit-on; mais il n'y a aucun des produits de ces départements qui convienne à la province conquise, à la Belgique, par exemple ; une distance trop grande les en sépare, ou bien la difficulté des communications leur oppose des obstacles plus insurmontables que la barrière des douanes. Comment exporteraient-ils leurs produits dans la Belgique ? Ils ne peuvent seulement pas les expédier pour le département voisin. Renversez les barrières qui séparent des concitoyens parlant le même langage et soumis aux mêmes lois. Ils en recueilleront un avantage immense ; et pour l'obtenir, il n'y aura point eu de sang répandu.

On a prétendu que des armées permanentes étaient un utile réceptacle des mauvais sujets d'une nation. Messieurs, il vaut mieux avoir un régime qui permette aux hommes de vivre de leur travail, qu'un régime qui leur en ravisse le prix; il vaut mieux rendre les mauvais sujets rares, que de préparer des armées et des bagnes pour les recevoir.

Il est affligeant de le dire, mais la vie des camps n'est pas propre à donner aux hommes les qualités qui en font des citoyens utiles. Elle habitue a l'oisiveté et à la servilité. Pour être un bon soldat, il faut savoir perdre son temps et ne jamais résister à un ordre, fût-il cruel et injuste. A la guerre l'obéissance passive est d'absolue nécessité ; car il faut là, que les mouvements de cent mille hommes concourent à un but unique : la victoire. Dans l'état social le but est multiple : c'est le plus grand bien du plus grand nombre, et il ne s'acquiert que par le développement des pensées et des efforts individuels. Dans la vie civile on ne doit l'obéissance qu'à un ordre légal, et si la loi est mauvaise, il faut savoir la critiquer. Ce n'est pas tout : le soldat est porté à confondre la force avec le bon droit, et le sabre avec la raison ; ce qui est une dégradation de la plus noble partie de l'espèce humaine. Il convient en conséquence à la société que les formes nécessaires au régime militaire, soient étendues au moins grand nombre d'hommes qu'il est possible, et restreintes aux seuls moments où elles sont indispensables. De puissants intérêts, je le sais, s'opposent au système défensif ; mais pour lui donner la préférence, j'en connais un plus puissant encore : celui des peuples.

Si les armées permanentes sont accompagnées d'inconvénients majeurs et de dangers ; si d'ailleurs elles sont inefficaces pour assurer aux nations la sécurité dont elles ont besoin contre les attaques extérieures, les nations pourront-elles obtenir cet avantage par leurs milices; c'est-à-dire par le moyen de leurs propres citoyens réunis accidentellement pour défendre leur indépendance, et organisés de manière à reprendre, aussitôt que le danger est passé, la vie sédentaire et le cours ordinaire de leurs occupations ? Cette question a souvent occupé les publicistes, et même beaucoup de militaires distingués habitués à joindre la théorie à la pratique de leur art. S'il est possible à un grand état de se défendre des attaques extérieures par le moyen de ses milices, il est vivement sollicité par ses intérêts pécuniaires et politiques de préférer ce moyen. Economiquement, il est désavantageux de faire d'énormes dépenses permanentes dans le seul but de pourvoir à des nécessités éventuelles. Politiquement, il est imprudent de mettre de grandes forces en des mains qui peuvent en abuser.

Les milices ne sont sujettes à aucun de ces deux inconvénients. On ne saurait en abuser ; et leur emploi ne jette pas l'état dans de grands frais, lorsque l'état peut se passer de leur secours. Il s'agit seulement de savoir si elles peuvent répondre au but qu'on s'en propose. […] Je vous prie, messieurs, de ne pas confondre le système d'armer toute une nation dans ses milices, avec le projet extravagant de rendre toute une nation militaire; c'est-à-dire d'en former des corps mobiles et aguerris prêts à soutenir des intrigues diplomatiques, et l'ambition d'un despote. Cette folie n'a jamais pu entrer que dans des têtes absolument étrangères à l'économie sociale. Un agriculteur, un manufacturier, un négociant, un artisan, un ouvrier, un médecin, et toutes les autres professions utiles, travaillent à procurer à la société ce qui la nourrit et la conserve : un soldat détruit ce que les autres produisent. Changer les classes productives en classes destructives, ou seulement donner plus d'importance aux dernières, et vouloir que tout homme soit soldat avant tout, c'est considérer l'accessoire comme le principal ; c'est accorder la préséance à la disette qui fait mourir, sur l'abondance qui fait vivre. Une nation de soldats ne peut subsister que de brigandages ; ne produisant pas et ne pouvant faire autrement que de consommer, elle doit nécessairement piller ceux qui produisent; et après avoir pillé tout ce qui se trouve à sa portée, amis et ennemis, régulièrement ou tumultueusement, elle doit se dévorer elle-même. L'histoire nous en fournit des preuves sans nombre. […]

On a proposé de charger les soldats, quand la paix les réduit à l'oisiveté, d'exécuter certains travaux d'utilité publique. Ils paraissent propres surtout à ouvrir des grandes routes et à creuser des canaux. Un bataillon qui aplanit un escarpement, est plus utile à son pays que celui qui défait un corps ennemi dans une guerre étrangère. Dans la belle saison, un régiment viendrait camper auprès de la portion de route ou de canal qu'il aurait entreprise ; la haute paie qu'on lui donnerait, coûterait moins que le salaire qu'on aurait à payer à des ouvriers ordinaires ; on éviterait le désœuvrement des garnisons. La portion de la route ou du canal que l'on devrait à un régiment, porterait son nom. Un monument simple consacrerait ce service, et relaterait en outre les actions mémorables où ce même régiment se serait distingué. Un ami du bien public voulut, en 1802, obtenir de Bonaparte cette mesure d'utilité publique ; mais ce chef militaire ne l'entendait pas ainsi. Sa volonté était de réserver ses troupes pour dompter les nations, et non pour les servir ; il répondit qu'un pareil ouvrage ne convenait pas à des militaires français. Il supposait le préjugé pour le faire naître. Un prince citoyen n'aurait pas eu besoin du préjugé, et il aurait travaillé à le détruire, s'il eut existé. »

Jean-Baptiste Say (1767-1832), Cours complet d’économie politique pratique,
 t. V, Paris, Chez Rapilly, 1829.

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