lundi 12 avril 2010

La destruction de l'armée britannique en Afghanistan (Lieutenant V. Eyre, 1842)

Combattants afghans
 (coll. British Museum)










« 8 janvier. — Les cruels Afghans recommencèrent de très bonne heure à nous tourmenter de leur feu. Plusieurs de leurs pelotons se dirigèrent vers le sud de notre camp, comme pour l'attaquer. Dans l'attente d'un combat, nos troupes furent rangées en bataille. Le major Thain, se mettant à la tête du 44e d'infanterie, après une allocution adressée aux soldats, les conduisit intrépidement à l'attaque; mais l'ennemi, ne jugeant pas à propos d'attendre le choc de nos baïonnettes, effectua au plus vite sa retraite. Je me sens heureux de pouvoir déclarer que dans cette affaire le 44e d'infanterie de sa Majesté se conduisit avec une résolution et une bravoure dignes de soldats anglais, et qu'il prouva glorieusement que, guidé par un chef habile, il pouvait encore réhabiliter sa réputation ternie.

Le capitaine Skinner alla conférer de nouveau avec Mahomed Akber, qui exigea que le major Pottinger et les capitaines Lawrence et Mackenzie se rendissent à l'instant auprès de lui ; ces officiers l'allèrent trouver, et les hostilités furent encore suspendues. Le sirdar promit d'envoyer en avant quelques hommes influents afin de faire retirer du défilé les nombreux Ghildjis qui s'y étaient portés et y attendaient notre approche. La masse vivante des hommes et des animaux fut encore une fois mise en mouvement. A l'entrée du défilé, on essaya de séparer les troupes valides des non-combattants, ce qui ne réussit qu'en partie et occasionna un très grand retard. Il est difficile de concevoir avec quelle rapidité ces deux nuits passées à la gelée avaient désorganisé l'armée. Le froid avait glacé les mains et les pieds des hommes les plus robustes, au point de leur ôter toute espèce d'énergie et de les rendre impropres au service. Les cavaliers eux-mêmes, qui avaient moins souffert que les autres, étaient obligés de se faire hisser sur leurs chevaux. Il ne restait réellement que quelques centaines d'hommes en état de combattre.

L'idée de franchir l'étroit défilé que nous avions devant nous et cela, à la face de toute une population armée et avide de carnage, embarrassés comme nous l'étions par une multitude immense et désordonnée, était bien faite pour nous saisir d'effroi. Le spectacle qu'offrait alors cette mer ondoyante d'êtres animés qui allaient être, dans quelques heures, transformés sur ce chemin en une ligne prolongée de cadavres, dont les ossements serviraient plus tard à guider le voyageur; ce spectacle, dis-je, ne s'effacera jamais de la mémoire de ceux qui en ont été les tristes témoins. Nous avions été tant de fois trompés par les promesses des Afghans, que nous ne croyions plus guère à la sincérité de la trêve ; aussi était-ce avec un sentiment de crainte indéfinissable que nous nous engagions dans ce redoutable passage. La longueur du défilé est d'environ cinq milles ; il est bordé des deux côtés par une suite de rochers à pic, entre lesquels se glissent rarement, surtout en hiver, quelques rayons de soleil ; au fond de la gorge bouillonne un torrent échappé des montagnes : la rigueur du froid, bien qu'excessive, n'avait pu captiver ses flots tumultueux, mais ses bords étaient couverts de glaçons épais et de monceaux de neige, qui en rendaient l'accès bien difficile à des animaux exténués de fatigue. Nous eûmes à traverser ce torrent vingt huit fois. Comme nous poussions en avant vers un point où le défilé se rétrécissait graduellement, nous aperçûmes un grand nombre de Ghildjis qui se hâtaient de couronner la hauteur. Un feu nourri fut aussitôt ouvert sur notre avant-garde, où se trouvaient plusieurs dames : voyant qu'un mouvement rapide était leur unique chance de salut, elles mirent soudain leurs chevaux au galop, dépassèrent toute la colonne, et, affrontant les balles qui sifflaient par centaines à leurs oreilles, elles ne s'arrêtèrent qu'après avoir atteint le bout du défilé. Par une bonté de la Providence, toutes échappèrent au danger, à l'exception de lady Sale, qui fut légèrement blessée au bras par une balle morte. Je dois dire cependant que plusieurs des chefs adhérant à la cause de Mahomed Akber, précédant l'avant-garde, s'étaient courageusement lancés en avant pour tâcher de faire suspendre le feu; mais rien ne pouvait retenir les Ghildjis acharnés sur leur proie. Bientôt la foule fut au milieu du feu, et ce ne fut plus qu'un carnage épouvantable. La panique, en un instant, devint universelle; des milliers d'infortunés prirent la fuite, se pressant vers le front de la colonne, abandonnant bagages, munitions, femmes, enfants même, ne songeant plus qu'à sauver leur vie.

L'arrière-garde, composée du 44e de sa majesté et du 54e indigène, souffrit considérablement; les soldats, voyant à la fin que tout retard était une mort certaine, suivirent l'exemple général, et firent de leur mieux pour gagner la tête du convoi. Un autre canon de l'artillerie à cheval fut abandonné et tous ses canonniers mis en pièces. La fille aînée du capitaine Anderson et le plus jeune fils du capitaine Boyd tombèrent aux mains des Afghans. On évalue à 3,000 le nombre des personnes qui périrent dans ce défilé : on compte parmi ces victimes le capitaine Paton, assistant au quartier-maître général, et le lieutenant Saint-Georges du 37e indigène; le major Griffiths du 37e indigène, le major Scott du 44e de sa majesté le capitaine Bott du 5e de cavalerie, le capitaine Troup, major de brigade de l'armée du shah, le docteur Cardew et le lieutenant Sturt, ingénieur, y furent blessés. Ce dernier, jeune officier du plus grand mérite, dont la blessure était mortelle, ne fut frappé qu'à l'extrémité du défilé. Il eût été mis en pièces par les Ghazees, qui, poussant l'arrière-garde, en faisaient un affreux carnage, sans le généreux dévouement du lieutenant Mein du 13e régiment d'infanterie légère de sa Majesté. Ce noble jeune homme revint sur ses pas pour le secourir, et, au risque imminent d'être tué, resta près de Sturt pendant plusieurs minutes, conjurant, mais en vain, tous ceux qui passaient de lui prêter secours. Aidé enfin par le sergent Deane des sapeurs, il parvint à traîner Sturt sur une^couverture jusqu'à la sortie du défilé ; une fois là, il réussit à le placer sur un poney et à le conduire en sûreté au lieu du campement où, le malheureux officier languit jusqu'au matin : ce fut le seul homme de toute l'armée qui reçut une sépulture chrétienne. Le lieutenant Mein souffrait lui-même, à ce moment, d'une grave blessure qu'il avait reçue au mois d'octobre dernier ; son héroïque oubli de lui-même et son dévouement à son ami, à l'heure du danger, méritent une place dans les annales de la valeur et de la générosité anglaise.

Campement de l'armée anglaise près de Kaboul (1839-1842)

Quand l'armée eut atteint Khoord-Caboul, la neige avait commencé à tomber, et depuis elle avait à peine cessé. On n'avait pu sauver que quatre tentes, qui avaient été réservées aux dames et aux enfants, ainsi qu'aux malades. Une foule de malheureux blessés, privés de tout abri, errèrent donc pendant la nuit dans le camp, et moururent pour la plupart faute de secours; on n'entendit de tous côtés que des gémissements, des plaintes et des cris de détresse. Nous avions gagné un pays plus froid encore que celui que nous laissions derrière nous, et nous étions sans tentes, sans feu, sans nourriture : personne n'avait d'autre lit que la neige; quantité d'infortunés avant le jour y trouvèrent leur linceul. On doit s'étonner même que quelques-uns aient pu survivre à cette effroyable nuit. »

Sir Vincent Eyre, Retraite et destruction de l'armée anglaise dans l'Afghanistan en janvier 1842. Journal du lieutenant V. Eyre de l’artillerie du Bengale, sous-commissaire d’ordonnance à Caboul, suivi de : notes familières écrites pendant sa captivité chez les afghans (traduit de l’anglais par Paul Jessé), Paris, Corréard, 1844.

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