« […] Le gros de la nation aime l'ordre, aspire à la sécurité et tremble à la seule pensée des conséquences que pourrait amener un coup de main tenté à Paris par n'importe qui. Ces conséquences sautent aux yeux. En effet, si un parti extrême parvenait à s'emparer du pouvoir dans la capitale, on peut mettre tous les hommes politiques au défi d'indiquer comment on s'y prendrait pour empêcher la proclamation des principes même les plus subversifs dans la France entière. Un coup de main heureux livrerait le pays sans défense à quiconque aurait triomphé à Paris.
En 1848, cette conséquence fatale de notre organisation intérieure a vivement frappé. La marche des gardes nationales des départements au mois de juin a été le symptôme d'une réaction instinctive et spontanée contre l'influence excessive de la capitale sur les destinées de la nation. […]
L'administration est une machine qui peut servir au bien comme au mal avec la même puissance. Telle qu'elle est organisée chez nous, l'administration présente assurément des inconvénients graves, qui ont été souvent signalés et que tout le monde s'empresserait de reconnaître si l'on s'entendait sur les moyens d'y remédier ; mais ce n'est pas du tout de cela qu'il s'agit. Nous constatons qu'en temps ordinaire l'administration maintient réellement l'ordre matériel : elle ne sert pas d'instrument à un acte de violence ; elle est le plus souvent en mesure d'y mettre obstacle et elle n'y manque pas.
En un jour de révolution, c'est tout le contraire. Cette puissante organisation passe tout d'un coup entre des mains quelconques : on s'en sert, comme d'un instrument passif, au gré de ses idées ou de ses passions dans l'enivrement du succès.
En un jour de révolution, c'est tout le contraire. Cette puissante organisation passe tout d'un coup entre des mains quelconques : on s'en sert, comme d'un instrument passif, au gré de ses idées ou de ses passions dans l'enivrement du succès.
Qu'une bande d'hommes armés arrive à s'emparer des ministères et du télégraphe ; à l'instant même nous sommes livrés pieds et poings liés à la discrétion de ces hommes, quels qu'ils soient. L'armée elle-même serait fort empêchée pour agir d'une manière efficace et prompte s'il arrivait que le ministère de la guerre cessât de fonctionner, ou qu'un gouvernement improvisé en remît la direction entre des mains indignes.
L'ordre finirait par être rétabli, nous le croyons ; mais il y aurait un moment terrible à passer, et ce moment laisserait derrière lui d'incalculables désastres.
Si l'on recherche les moyens de prévenir ces éventualités, on reconnaît que les éléments de résistance ne manquent pas, mais qu'ils sont paralysés par la centralisation administrative. Pour leur rendre le ressort et l'efficacité, il faudrait pouvoir neutraliser et suspendre immédiatement l'action de la puissante machine administrative avant qu'on ait réussi à s'en emparer pour le mal. »
Eugène de SOYE, Comment on pourrait prévenir les conséquences d’une révolution à Paris, Paris, impr. de E. de Soye, 1869, 8 p.
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Note : l’idée qui sous-tend la démonstration de E. de Soye rejoint celle exprimée par Alexis de Tocqueville (1805-1859) dans ses Souvenirs (rédigés en 1850-51, mais dont la publication date de 1893). Tocqueville fait de l’organisation administrative de la France l’une des causes du succès de la Révolution de février 1848 : « la centralisation réduisit tout l’opération révolutionnaire à se rendre maître de Paris et à mettre la main sur la machine tout montée du gouvernement… »
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