dimanche 24 janvier 2010

Aux sources du maldéveloppement haïtien (V. Schoelcher, 1843)

« Le 17 avril 1825, le président Boyer […] laissa imposer une indemnité de 150 millions à Haïti (cf. note), en paiement des lettres d'indépendance que l'ancienne métropole accordait à sa colonie, émancipée cependant depuis un quart de siècle.

Pour satisfaire à cette dette, outre un emprunt de 24 millions de francs, opéré à Paris, une loi du 1er mars 1826 frappa la république d'une contribution de 30 millions de piastres. Toutes les provinces ensemble se déclarèrent hors d'état de payer. Le gouvernement avait un indispensable besoin d'argent, on battit monnaie en papier. Par malheur, […] le papier que l'on créait ne fut assuré par rien, ni propriété nationale, ni réserve d'or ; ce ne fut donc qu'une valeur toute fictive, toute nominale, on peut dire sans exagération de la fausse monnaie, car quel autre nom donner à un papier qui n'est représenté par quoi que ce soit au monde. Aussi qu'est-il advenu ? Il faut, à l'heure qu'il est, trois gourdes haïtiennes pour faire une gourde espagnole. Une once d'or de 16 piastres ne se vend pas moins de 42, 44 et 45 gourdes du pays. On pouvait prévoir, dès l'origine de son émission, cette chute du papier monnaie, et il baissera certainement bien plus encore. Sa dépréciation est sans échelle possible, par le double motif que sa création est sans limite et sans garantie.

Ce n'était pas assez. L'administration a augmenté volontairement, elle-même, le discrédit de ses billets de caisse, en ayant l'impudence de demander aux chambres, qui ont eu l'imprudence de l'accorder, la loi suivante, promulguée le 14 juillet 1835 :

« Art. 1er. Seront désormais payés, en monnaie étrangère d'or ou d'argent, les droits d'importation établis au tarif des douanes sur les marchandises et produits étrangers introduits en Haïti.
« Art. 2. La piastre forte d'Espagne servira de base pour l'évaluation des autres monnaies, etc., etc. »

C'est assurément là un des actes les plus monstrueux que nation puisse jamais commettre, et il n'en est peut-être pas d'exemple dans l'histoire financière des peuples. Ne restera t-il pas éternellement couvert de honte, cet homme du nom de Jean-Pierre Boyer, sous la présidence duquel le fisc de la république refuse de recevoir le papier qu'elle a créé, le papier dont elle se sert pour solder ses employés et ses soldats, pour effectuer en un mot tous ses paiements ?

On ne saurait imaginer cependant combien cette inutile armée obère le trésor, il n'y a rien d'exagéré à dire que ses guenilles épuisent les finances de l'état : elle absorbe, à elle seule, plus de la moitié du revenu général ! […] Sur un budget de 2.100.000 gourdes, car on doit mettre à part le chiffre de la dette nationale, voici l'armée qui dévore 1.639.297 gourdes; dans un pays de mornes qui n'a plus rien à craindre de personne, et dont toute la population, de quinze à soixante ans, appartient à la garde civique ! Or, devine-t-on combien cette république, qui dépense 1.639.297 gourdes pour tenir sous les armes 40.000 hommes dont elle n'a pas besoin ; devine-t-on combien elle en donne pour l'éducation publique d'un peuple plongé dans l'ignorance la plus profonde ? 15.816 ! 1.600,000 gourdes employées à retirer, à peu près, du travail les bras les plus vigoureux, 16.000 à créer des citoyens! Tout le gouvernement actuel d'Haïti est résumé là. Ai-je tort de dire que le mal vient de lui ?

Est-ce à dire que les gouvernants, ne sachant pas la première règle d'arithmétique, pêchent par ignorance ? Nous n'avons pas même ce moyen de les excuser. Non, cette supercherie financière a tout simplement pour but de présenter la république comme encore un peu plus pauvre qu'elle n'est. On dissimule ses ressources en vue de lui ménager un prétexte de manquer à ses jugements. C'est un débiteur qui cache ce qu'il possède afin d'obtenir quelque remise de son créancier. Cet avilissant calcul a eu plein succès. En effet, malgré l'emprunt opéré en Europe, Haïti après avoir acquitté le premier semestre de l'indemnité, cessa tout payement, et M. Boyer, en 1828, déclara insolvable l'administration dont il est le chef. La république naissante ne pouvait même pas solder l'intérêt de sa dette ! […]

Les commissaires que la France, fatiguée d'attendre, envoya en 1838 pour réclamer paiement, reconnurent qu'Haïti était hors d'état de s'acquitter, et le 2 février ils signèrent une convention qui réduisait l'indemnité à 60 millions, payables en douze années, sans intérêts. Ainsi, d'un côté, sous la présidence du général Boyer, la république d'Haïti, après avoir recula loi qu'imposait orgueilleusement la France, en est réduite à demander honteusement merci à son créancier : elle fait une sorte de faillite; et de l'autre, cet indigne chef, qui ne satisfait aux besoins moraux du pays par aucune amélioration, couvre son mauvais vouloir de l'obligation d'économiser pour solder l'indemnité !

Victor Schoelcher, Colonies étrangères et Haïti. Résultats de l’émancipation anglaise, vol. 2, Paris, Pagnerre, 1843.


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Note : « Une ordonnance royale, du 17 avril 1825, a accordé l'indépendance pleine et entière aux habitants actuels de la partie française de l'île de Saint-Domingue, sous la condition d'avantages commerciaux pour la France, et de verser, à la caisse des dépôts et consignations, en cinq termes égaux, de 30 millions chacun, et d'année en année, la somme de 150 millions de francs, destinée à dédommager les anciens colons qui réclameraient une indemnité. Une seconde ordonnance, du 1er septembre 1825 créa une commission préparatoire qui fut chargée de rechercher les bases et les moyens de répartition des 150 millions. Le résultat de ce travail fit connaître que cette indemnité représentait la dixième partie seulement de la valeur, en 1789, des biens immeubles dont les colons avaient été dépouillés par suite de l'insurrection qui sépara la colonie de la métropole. Ce point reconnu, ainsi que la possibilité de faire une équitable répartition de l'indemnité, la loi du 30 avril 1826, vint consacrer l'affectation, faite à l'indemnité des colons, des 150 millions imposés au gouvernement d'Haïti par L'ordonnance du 17 avril 1825. Elle régla les formes et le mode de la répartition, créa une commission qui fut chargée de la liquidation des immeubles suivant la consistance à l'époque du désastre et d'après la valeur des propriétés dans la colonie en 1789. L'indemnité fixée au dixième de cette valeur devait être délivrée aux réclamants par cinquièmes et d'année en année, c'est-à-dire dans la proportion et aux mêmes époques des versements que devait faire le gouvernement d'Haïti. » (Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlements avis du Conseil d'état…, vol. 40, Paris, A. Guyot et Scribe, 1840)

Pour en savoir plus : 
  • François Blancpain, Un siècle de relations financières entre Haïti et la France : 1825-1922, Paris, L'Harmattan, 2001, 212 p.
  • Jean-François Brière, Haïti et la France, 1804-1848: le rêve brisé, Paris, Karthala éd., 2008, 354 p.
  • Léon-François Hoffmann, Frauke Gewecke, Ulrich Fleischmann, Haïti 1804. Lumières et ténèbres : impact et résonances d'une révolution, vol. n°121 de Bibliotheca Ibero-Americana, Iberoamericana Editorial, 2008, 288 p.
  • Michel Beniamino, Arielle Thauvin-Chapot, Mémoires et cultures : Haïti, 1804-2004 : actes du colloque international de Limoges, 30 septembre-1er octobre 2004, Presses Univ. Limoges, 2006, 290 p.


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