mercredi 12 mai 2010

Un chapitre inédit de l'histoire des Quatre sergents de la Rochelle (A. Delvau, 1865)

« … il y a quelques années, j'avais fini par prendre intérêt à une vieille bonne femme — cassée en deux par la main brutale du temps — que je rencontrais toujours sur le trottoir de la rue du Cherche-Midi, à la hauteur de la rue Saint-Placide.

Ce qui m'intéressait en elle, d'abord, c'était son étrangeté. La pauvre vieille n'était pas seulement courbée à la façon des paysannes attachées à la glèbe durant toute leur vie et dont la taille subit à la longue une déviation fâcheuse; elle était, je le répète à dessein, cassée en deux morceaux : l'un, perpendiculaire, servant de support à l'autre, complètement horizontal, — une équerre en chair et en os : à ce point que, sans l'assistance d'un long bâton qu'elle tenait par son milieu, elle fût tombée la face contre terre à chaque pas qu'elle eût fait.

Ce qui m'intéressait en elle, ensuite, c'était un bouquet, souvent renouvelé, que je lui voyais au côté gauche du corsage et qui paraissait être la seule coquetterie qu'elle voulût ou pût se permettre, pauvre et vieille qu'elle était ; et cela, en quelque saison que je la rencontrasse, alors que les fleurs sont rares ou qu'elles coûtent cher.

Ce bouquet m'intriguait, et mon flair de chasseur parisien me faisant soupçonner là-dessous une histoire digne d'attention, je résolus d'en avoir l'esprit net. Pour commencer, j'interrogeai çà et là dans le quartier, où je n'appris rien sur le compte de mon héroïne, sinon qu'elle y était connue depuis longtemps sous le nom de la Vieille aux fleurs.

Loin d'être satisfait par ce renseignement, ma curiosité s'aiguillonna d'autant, et, au lieu de m'en rapporter aux autres, je me décidai à ne m'en rapporter qu’à moi-même, — ce qu'il faut toujours faire lorsqu'on tient à être bien renseigné. En conséquence, à quelques jours (le là, comme la bonne femme descendait la rue du Cherche-Midi et s'engageait dans la rue du Regard, je la suivis déterminément, — où qu'elle dût aller. […]

Au bout de la rue du Regard, elle traversa la rue de Vaugirard, prit la rue Notre-Dame-des-Champs, la rue du Mont-Parnasse, et, finalement, elle arriva par le boulevard extérieur, où clic s'arrêta à la hauteur du cimetière du Sud. Je m'arrêtai comme elle et j'attendis.

Elle se reposait de sa longue course et semblait prendre de nouvelles forces pour le pèlerinage douloureux qu'elle allait accomplir. Quelques minutes après, armée de résignation et de courage, elle se remit en marche et s'engagea dans le cimetière avec la sûreté que donne l'habitude. Pauvre vieille! pensais-je en la suivant discrètement à distance. Elle se souvient quand tant d'autres oublient...

Quelle ombre chère vient-elle consoler ici? Un enfant? Un mari ? Un mari, non ; un enfant, — un fils plutôt qu'une fille, car les mères n'ont d'entrailles vraies que pour ceux qui leur coûtent le plus de douleurs... Pauvre vieille ! Quoi que la vie t'apporte d'occasions d'être distraite de ta tâche funèbre et (le prétextes d'indifférence à l'égard de ceux qui ne sont plus, tu viens, fidèle à ton rôle saint, au rendez-vous mortuaire auquel tant d'autres manquent, qui avaient pourtant promis d'être aussi fidèles que toi. Pauvre vieille ! Honnête vieille...! […]

Elle marchait toujours, mais d'un pas plus ralenti, comme si le poids des souvenirs eût encore ajouté aux fatigues de l'âge. Après quelques méandres au travers des rues de cette ville des morts, elle arriva devant un petit tertre surmonté d'une couronne tronquée — ombragée de drapeaux tricolores — au pied de laquelle elle déposa un bouquet de fleurs de tamarins détaché de son corsage.

C'était la tombe des quatre sergents de la Rochelle.

Mon étonnement fut extrême. Quelle pouvait être cette femme qui, à quarante années de distance, venait ainsi déposer sa pieuse offrande sur la cendre refroidie de ces quatre héroïques étourdis qui avaient payé de leurs têtes le crime d'avoir aimé trop prématurément la liberté ? Une mère ? Cela n'était pas possible : je le constatais maintenant que je voyais, levé vers le ciel, le visage mélancolique de cette sexagénaire. Une sœur ? Peut-être : Bories, je le savais, en avait laissé une, — mais quelque chose me disait que ce ne n'était pas elle que j'avais devant moi. Une maîtresse? Les maîtresses oublient trop aisément pour que je le supposasse un instant. Une amie? Oui, ce devait être une amie ; mais quelle était-elle ? et pourquoi cette noble obstination de dévouement à une ombre?...

J'étais attendri. La douleur est une distinction, et le visage de cette sexagénaire laissait transparaître une âme peu commune. Il avait été beau, on le devinait malgré les ravages du temps, et Henri Heine eût dit de lui comme de celui de la vieille fruitière qui lui avait jeté des figues à la tête sur la place de Trente : on y lisait, comme sur les vieux pots de faïence : "Aimer et être aimé est le plus grand bonheur de la terre !"

Je devins plus respectueux encore quand, après sa station au pied du monument des quatre sergents de la Rochelle, elle s'éloigna toute réconfortée : je ne me sentais plus sur elle le droit d'inquisition que je m'étais si facilement arrogé une heure auparavant.

Et cependant je la suivis de nouveau, malgré moi, non mû par une irrévérencieuse curiosité, mais au contraire attiré vers elle par une irrésistible sympathie, — celle qu'on ressent toujours pour les dévouements qui se font modestes de peur de scandaliser les égoïsmes éclatants de ce monde.

Elle reprit le chemin par lequel elle était venue, et ne s'arrêta qu'à la hauteur du numéro 94 de la rue du Cherche-Midi, devant une maison de très-pauvre mine, — celle qu'elle habitait sans doute. Au moment où elle allait disparaître sous la porte cochère, je m'approchai d'elle et lui présentai — sans sonner mot — un énorme bouquet printanier que la lenteur de sa marche m'avait permis d'acheter aune marchande de fleurs ambulante.

— "Ah ! murmura-t-elle alors en relevant de côté sa bonne vieille tête et en me regardant dans le blanc des yeux; je vous remercie, monsieur ! Le bon Dieu vous le rendra; je ne suis pas assez riche pour cela..." »

Alfred Delvau (1825-1867), Françoise, chapitre inédit de l'histoire des quatre sergents de la Rochelle, Paris, Achille Faure, 1865.

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