lundi 31 mai 2010

Le massacre du Dahra : le point de vue d'un militaire (E. Capendu, 1865)


Aimable Pélissier (1794-1864), en tenue de Maréchal pendant la guerre de Crimée.


 
« Les grottes du Dahra

Il y a dans la vie militaire du maréchal Pélissier un fait, qui a soulevé durant de longues années trop d'orages de tribune et de journalisme autour de son nom, pour qu'il soit oublié aujourd'hui : je veux parler du fameux incendie des grottes de l'Ouled-Rhia, dans le Dahra.

C'était en 1845. Bou-Maza venait de prêcher la guerre sainte contre les Français. En peu de temps l'insurrection avait fait des progrès rapides, et elle embrassait tout le Dahra, cette vaste plaine qui s'étend de Tenez à Mostaganem et qui va rejoindre, au sud, les gorges de l'Ouarensenis, tandis qu'elle touche, à l'est et à l'ouest, la province d'Oran, et la province d'Alger. [...]

Les Arabes du Dahra s'étaient levés, comme se lèvent les Arabes, au moment où on les croit endormis dans le calme le plus parfait : colonnes surprises et massacrées, voyageurs assassinés et pillés, convois saccagés, horreurs commises telles que savent en commettre les mulsumans; la guerre avait éclaté avec la vigueur et la soudaineté de la foudre. Le péril était extrême, car cette vaste conspiration, ourdie dans l'ombre, menaçait, si elle réussissait sur un point, d'éclater à la fois dans nos trois provinces et de compromettre ainsi les efforts de quinze années et nos succès récents d'Isly.

Le maréchal Bugeaud était si bien convaincu de l'importance de la situation, qu'il se porta lui-même sur Tenez, où le mouvement venait d'éclater, lançant dans le Dahra trois colonnes commandées par des hommes d'une énergie et d'une vigueur reconnues : les colonels Pélissier, Ladmiraud et Saint-Arnaud, avec ordre de réprimer l'insurrection par un coup de foudre.

"Il faut bien que le public sache, dit plus tard le maréchal Bugeaud en donnant des explications sur cette affaire, combien il était important, pour la politique et pour l'humanité, de détruire la confiance que les populations du Dahra et de beaucoup d'autres lieux avaient dans les grottes. Toutes les tribus qui en possédaient s'y croyaient inexpugnables, et, dans cette opinion, elles se sont montrées de tout, temps très-récalcitrantes. Sous les Turcs, elles refusaient l'impôt fort souvent, et, quand la cavalerie du gouvernement se présentait, la tribu tout entière se retirait dans les cavernes, où l'on ne savait pas la forcer. Abd-el-Kader lui-même l'a éprouvé à l'égard des Sébéahs, qui se sont mis deux fois en révolte contre lui. Il a pu les réduire au moyen de sa grande influence morale, qui lui a permis de les faire bloquer et séquestrer par les autres tribus environnantes; mais un pareil moyen serait inefficace entre nos mains ; on ne sert pas les chrétiens comme on sert Abd-el-Kader."

L'une de ces trois colonnes lancées dans le Dahra, celle du colonel Pélissier, rencontra sur sa route les Ouled-Riah, qui accueillirent les Français à coups de fusil, et qui, poursuivis, se réfugièrent dans leurs fameuses grottes. Le colonel dispose ses troupes immédiatement pour bloquer ces grottes, et, les dispositions prises, il envoie des parlementaires. Ceux-ci s'avancent sur la foi des conditions ordinaires de la guerre ; mais, à peine ont-ils franchi les limites du terrain occupé par les Arabes, qu'ils sont assaillis, renversés et impitoyablement massacrés.

C'était une de ces lâchetés ignobles, telles qu'en commettent ces peuples fanatiques. Cet acte de férocité eût justifié des représailles immédiates ; mais il n'en fut pas ainsi. Le colonel Pélissier voulut tenter de nouvelles démarches : resserrant son blocus, il redoubla de persévérance, et enfin il reçut la promesse que de nouveaux parlementaires seraient entendus et respectés. Les pourparlers s'ouvrirent ; ils durèrent tout une journée sans aboutir à rien. Les Ouled-Riah n'avaient qu'une réponse : "Que les Français se retirent d'abord, ensuite nous sortirons et nous nous soumettrons." Croire à une semblable promesse eût été une niaiserie pour tous ceux qui connaissent la mauvaise foi arabe.

Le colonel leur fit proposer, à plusieurs reprises, de se rendre, en leur promettant de respecter les personnes et les propriétés, de n'en considérer aucun parmi les chefs comme prisonnier de guerre et de se borner au désarmement. Convaincus que les Français ne pouvaient les forcer, les Arabes s'obstinèrent à demeurer enfermés dans leur repaire. Effectivement, tenter de pénétrer dans ces grottes à l'ouverture étroite eût été sacrifier en vain toute la colonne. Deux hommes bien armés et résolus eussent suffi pour interdire cette entrée praticable pour un seul homme. Bon nombre de soldats avaient déjà péri, tués par les Arabes, qui tiraient comme des chasseurs embusqués à l'affût. Espérant intimider ses ennemis par la terreur, le colonel fit rassembler des fascines coupées à la hâte, et il ordonna qu'on en bourrât les fissures des rochers.

Les Arabes pouvaient voir ces apprêts ; le colonel les fit prévenir plusieurs fois qu'on allait les enfumer s'ils ne consentaient pas à se rendre; mais l'obstination du peuple fataliste est de celles que rien ne peut détruire : les Ouled-Riah refusèrent de sortir. La nuit venait. Que devait faire le colonel ? Qui connaît les Arabes sait qu'ils ne comprennent ni la générosité, ni le pardon. Pardonner ou laisser vivre, c'est, pour eux, déclarer avoir peur. Or si On a peur, c'est qu'on se sent moins fort, et dans ce cas, on doit être tué par celui qu'on n'a pas osé tuer, puisqu'il est le plus fort. C'est simple et logique.

Le colonel Pélissier qui connaissait merveilleusement l'Afrique comprenait toute l'énorme importance d'un triomphe et tout le danger d'une hésitation. Puis, se retirer devant les ennemis, c'eut été abandonner la partie !

Etait-ce possible ? Ce faisant, il eût manqué à son devoir, il eût manqué aux ordres reçus, il eût manqué à ses soldats eux-mêmes, qui frémissaient de rage et d'impatience. D'ailleurs, la conséquence politique de cette détermination eût été désastreuse : la confiance dans les grottes eût grandi chez les Arabes ; puis l'insurrection eût triomphé. Tenter d'enlever de vive force la position était, je le répète, impossible. Tous ceux qui ont visité les lieux ne peuvent être que de cet avis. Le colonel Pélissier eût-il donc agi plus humainement en faisant massacrer les soldats de la France qu'en tuant des Arabes, des ennemis encore souillés du sang des voyageurs assassinés, des officiers surpris, des parlementaires égorgés? Fallait-il se résigner à un simple blocus? Mais les Ouled-Riah avaient dans leurs grottes deux à trois mille chèvres et moutons et de l'eau douce dans leurs puits.

Ce blocus pouvait durer au moins un mois, et la colonne n'avait pas assez de vivres. Puis, bloquant les Ouled-Riah, elle eût été attaquée par les autres tribus, et elle se fut trouvée assiégée à son tour. […] S’il eût fait cela, s'il eût été la cause de la perte des autres colonnes, quel sanglant et juste reproche n’eût-on pas lui adresser ? Je ne crois pas qu'aucun de ceux qui connaissent l'Afrique ait pu le blâmer.

Trois mois après, les Arabes massacraient par surprise la garnison de Djemma-Ghazaouat, et sur trois cent cinquante soldats commandés par le lieutenant-colonel de Montagnac, quatorze seulement survivaient à la défense de Sidi-Brahim. »

Ernest Capendu (1826-1868). La Popote, souvenirs militaires d'Oran, Paris, Amyot, 1865.

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