lundi 31 mai 2010

Le massacre du Dahra : le point de vue d'un socialiste (Revue Sociale, 1845)

Adrien Dauzats, Le Passage des Bibans ou Le Passage des Portes de Fer (octobre 1839). Palais des Beaux-Arts de Lille. Détail.


« Nous venons tard pour parler de cet événement, qui, malgré l'habileté et les ruses des prôneurs officiels, révoltait, il y a un mois, et soulevait tous les gens de cœur. Mais il faut que de semblables faits laissent leur empreinte. C'est un devoir de les rappeler, de peur qu'ils ne disparaissent du souvenir. De nos jours, la vie est à ce point superficielle, que tout passe, s'efface, s'oublie avec une rapidité qu'on dirait fatale. Autrefois les faits n'avaient point tant de retentissement, mais ils restaient longtemps dans la conscience des hommes.

Eh quoi! plus de huit cents Arabes, hommes, femmes et enfants, composant la tribu des Ouled-Riah, fuient devant la cavalerie française, entraînant sur leurs pas d'autres tribus. Toutes vont se cacher dans de vastes grottes qui leur servent d'abri. Ces grottes autrefois avaient arrêté la fureur des Turcs. Mais il était réservé à un officier supérieur des armées de France d'être plus inspiré, en 1845, par le génie de la destruction que ne l'ont été des Turcs dix siècles auparavant.

Une idée infernale a traversé le cerveau de ce chef. On a pris des villes par famine, on a incendié des villages : avait-on jamais songé à l'asphyxie comme machine de guerre !

La bouche des grottes est étroite; tant mieux ! On la remplit facilement avec du bois, dont on accumule ensuite des masses, sur lesquelles on fait tomber des gerbes enflammées; et tout un jour se passe à animer cet auxiliaire du courage français, sans lequel avaient compté les Arabes. Des offres de se rendre sont faites par les assiégés, elles ne sont point acceptées, il faut qu'ils se rendent à merci. La mort est préférable. Ils rentrent dans leur tombeau, et les feux se rallument!

Alors l'on entendit comme une seule plainte, sourde mais profonde, mais prolongée, mais effroyable; c'étaient les cris mêlés des femmes, des enfants, et des animaux, lesquels se ruaient et luttaient contre les hommes. Etrange combat qui se faisait au milieu de la mort! Puis, plus rien ! Et quand l'entrée des grottes fut dégagée des cendres qui l'obstruaient, quel spectacle affreux ! Sept cents cadavres ! Voilà ce qui s'est accompli...

Dans quel temps vivons-nous donc, grand Dieu ! et qu'est devenu le droit des nations, le droit de l'humanité, si de pareils forfaits sont possibles et permis! Est-ce donc ainsi qu'on fera la guerre désormais? Mais, dit-on, il était nécessaire d'en venir là, il fallait pacifier la province du Dahra, il fallait faire un exemple. Quelle manière douce et bienfaisante de répandre la paix ! On dit encore : Pourquoi ne se sont-ils pas rendus ? On les a sommés plusieurs fois de se rendre. Eh ! quand une voix s'écriait : LA GARDE MEURT ET NE SE REND PAS ! supposez les Français dans la même extrémité que les Arabes, on eût donc bien fait de les traiter comme nous avons traité les Arabes! Où donc est l'héroïsme, où donc est la vertu ? Est-elle du côté de la grande nation, ou du côté de la nation barbare?

Il semblait que la générosité de la France ne lui permettait pas d'attenter, par toutes les voies possibles, à la vie de ses ennemis. La France aimait les combats loyaux, elle avait honte des atrocités faciles. Quand l'Angleterre bombarda Copenhague, la France mit l'Angleterre au ban des nations, et jura qu'il n'y avait que l'Angleterre capable de transgresser ainsi toutes les lois de la guerre. Quand l'Angleterre inventa les fusées à la congrève, la France déclara que ces fusées incendiaires n'étaient pas une arme à son usage. Aujourd'hui, sans péril, nous asphyxions une population captive dans des grottes ! et, tranquillement assis à la porte de ces grottes, nos soldats enlèvent l'air respirable à des femmes, à des vieillards, à des enfants ! Nous faisons la guerre non pas à des guerriers valides, mais aux femmes, aux vieillards, aux enfants; et pareeque l'Arabe héroïque ne veut pas nous livrer ses vieillards, ses femmes et ses enfants, nous empoisonnons l'air, et tuons pêle-mêle hommes, femmes, enfants. Ah! colonel qui avez ordonné ce massacre, la France ne se reconnaît pas dans vos exploits ! Qu'importe que votre général vous ait approuvé ! Votre général a peut-être ses raisons pour pardonner les massacres faciles. N'a-t-il pas, dans la rue Transnonain, exercé des cruautés qui font souvenir de la Saint-Barthélemy !

Non seulement, direz-vous, le général en chef a approuvé, mais les ministres ont approuvé aussi, et les chambres ont presque approuvé. Voyez avec quel calme le fait a été annoncé du haut de la tribune, dans les deux chambres, et pour ainsi dire justifié ! Voyez avec quelle indifférence les explications ont été reçues par les deux assemblées ! Pas la moindre lueur d'indignation, que dis-je ! pas même le plus léger signe d'étonnement. Il semble vraiment, que tourmentée d'une seule passion, la passion du gain, la société bourgeoise soit plongée en une cécité complète pour tout ce qui n'est pas, comme on dit aujourd'hui, une affaire ; il semble qu'elle ait perdu le sens moral. Pourtant par les mille voix de la presse, la France a protesté ; la France n'a point voulu encourir la responsabilité d'un crime.

Dans cette guerre d'Afrique, que les hommes d'idées avaient conçue comme œuvre de civilisation et comme devant nous créer une colonie féconde, la politique des gouvernants, elle aussi, a vu deux choses : 1° un moyen de former une armée à son goût ; 2° une satisfaction donnée aux ardeurs belliqueuses de la France. C'est qu'on a tant exalté notre pays à ce sujet, on a tant dit, tant répété que nous étions un peuple guerrier, que le sentiment français a été détourné de sa véritable voie.

Oui, sans doute, la France était naguère encore, si vous le voulez, une nation guerrière, mais non pas à la manière sauvage. Elle était guerrière parce qu'elle était civilisatrice. Elle entendait la guerre comme la lui avait fait entendre la république ; et, sur ce point, il faut séparer la république de l'empire.

En résultat, l'armée qu'où nous a faite, au lieu de civiliser, se barbarise elle-même à l'heure qu'il est. Ce n'est point la civilisation, dans ce qu'elle a de beau, qui pénètre avec nous en Afrique; mais ce sont les vices de notre civilisation que nous greffons sur ceux de la barbarie. Puis l'Afrique et tout ce que nous y avons porté de mal nous reviennent, si bien que nous aurons chez nous par nos soldats les mœurs des Arabes, et quelles mœurs ! Tous les vices de l'Orient, les turpitudes les plus immondes, des turpitudes dont on a honte encore en France, dont on se cache, et qui s'étalent au grand jour en Afrique.

L'impureté et la barbarie vont de pair ensemble; l'homme privé de lumière s'abîme dans le mal sous tous les aspects; et si quelque chose pouvait nous faire croire que les crimes punis à Sodome se renouvellent dans l'armée d'Alger, ce serait l'événement du Dahra ! Mais qu'arrive-t-il ? Le mal s'enchaîne au mal, et la loi de solidarité a, par rapport à nos soldais, sa sévère application. On en a fait des tueurs déterminés, des coupe-têtes, des espèces de bourreaux : et voilà qu'on se trouve avoir entre les mains une arme à deux tranchants ; elle blesse ceux qui s'en servent. Les officiers, en effet, vous diront que leurs soldais, placés dans les conditions d'une discipline ordinaire, refuseraient toute obéissance, et seraient capables de les assassiner; d'où il suit qu'il a fallu imaginer une discipline atroce qui ne corrige rien, mais sert d'épouvantail.

Lisez les journaux du mois dernier : vous ne trouverez rien dans le passé, parmi les supplices infligés aux coupables, qui soit plus originalement cruel que les tortures qu'on fait subir aux troupes d'Afrique. Ecoutez ces noms : le Silo, la Barre, la Crapaudine, le Clou au rouge ou au bleu. Et ces supplices sont gradués entre eux ; la barre estime cruauté plus raffinée que le silo, la crapaudine plus que la barre, le clou plus que la crapaudine. Vous figurez-vous ce que sont ces châtiments ! Tantôt un trou où l'on plonge le corps du patient dans la boue, et où il ne peut ni se lever ni s'asseoir, il reste plié en deux; tantôt une barre de fer où on lui attache les pieds, en laissant traîner son corps dans la poussière, exposé aux rayons du soleil; tantôt enfin un clou auquel il est suspendu, garrotté de façon à lui donner la forme d'un crapaud, et la tête en bas, jusqu'à ce qu'il soit devenu rouge ou bleu, par l'effet du sang qui reflue vers la tète.

Ah ! assurément, ce ne sont pas les enfants des riches qui s'abrutissent par ces horribles châtiments; ce sont les fils du pauvre. Mais le mal, fait au nom ou avec la permission des puissants, retombe à la fin sur tous !

C'est en vain que l'armée est de plus en plus séparée de la nation. Laissez l'Afrique former, pendant quelques années encore d'un régime aussi corrupteur, beaucoup de soldats : combien compterez-vous de criminels en France ! Alors, législateurs que l'événement du Dahra a trouvés si froids et si indifférents, et qui vous inquiétez peu des peines qu'on applique en Algérie, vous serez peut-être moins calmes, moins froids, moins indifférents ; vous aurez à craindre des attentats imprévus, et vous ne serez peut-être point assez protégés par vos peines actuelles. Alors qui sait jusqu'où s'étendra votre peur ? Vous verrez peut-être avec plaisir la pénalité exceptionnelle de l'Afrique appliquée en France ! »

Revue sociale, ou solution pacifique du problème du prolétariat (publié par Pierre Leroux),
1ère année, n° 1, octobre 1845.

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